Il n’y avait pas que le manque d’argent — ou si ?

Dans quelle mesure ses mille euros de salaire le rendaient-ils moins séduisant qu’un Manille ?

Oui, oui (tout seul sous le soleil de dix heures, près du capot bouillant de sa voiture, il haussait les épaules, impatienté), dans une large mesure certainement, mais il lui manquait surtout la foi en ses propres talents, en sa chance, en l’éternité de sa jeunesse, qui moirait autrefois son œil clair et bleu comme celui de maman, qui lui faisait remonter d’une main lente, à la fois caressante et indifférente, la mèche de cheveux pâles sur son front, qui…

Tout cela qu’il avait perdu bien qu’il ne fût pas vieux encore, qu’il fût même, selon les critères contemporains, presque encore jeune, tout cela qu’il n’avait plus depuis son retour en France et qui avait dû jouer le rôle essentiel dans l’amour que Fanta avait eu pour lui.

S’il pouvait seulement, se disait-il, émerger de ce rêve dur et chagrin, pénible et avilissant, pour retrouver, quitte à passer encore de songe en songe, celui où, tous deux baignés d’un éclat doré, Fanta et lui marchaient ensemble dans les rues de Colobane, leurs bras nus se frôlant à chaque pas, lui, Rudy, grand et hâlé, discourant de sa voix forte et gaie, tâchant déjà, bien qu’il ne le sût pas, de la prendre dans les rets de ses paroles tendres, flatteuses, ensorceleuses, cette jeune femme à la petite tête rase, au regard droit et discrètement ironique, qui s’était hissée jusqu’au lycée Mermoz où elle enseignait la littérature française à des enfants d’entrepreneurs prospères, à des enfants de diplomates ou de militaires gradés, et ces adolescents n’avaient aucune idée, pensait Rudy en pérorant de sa voix forte et gaie, de la terrible obstination qu’il avait fallu pour être là devant eux à cette femme aux chevilles ailées, à la fine peau palpitante sur sa tempe, aucune idée du temps et de l’attention que lui prenait l’entretien de ses deux uniques jupes de coton, l’une rose, l’autre blanche, toujours parfaitement repassées et qu’elle portait avec un débardeur entre les bretelles duquel la peau fine de son dos, palpitante comme si deux petites ailes…

Lui, Rudy Descas, il avait été réellement cet homme allègre et charmant et beau parleur que Fanta avait fini par amener chez elle, dans cet appartement aux murs verts où logeait tant de monde.

Il se rappelait comme sa gorge s’était nouée quand il était entré dans la pièce nimbée d’une lueur aquatique, vaguement funèbre.

Il avait d’abord gravi derrière elle un escalier de ciment, longé une galerie sur laquelle donnaient des portes à la peinture écaillée.

Fanta avait ouvert la dernière et le demi-jour olivâtre, accentué par des jalousies aux fenêtres, avait paru l’engloutir.

Il n’avait plus rien vu que la tache blanche de sa jupe lorsqu’elle avait pénétré dans la pièce avant de revenir sur ses pas pour le prier d’entrer, ayant vérifié, avait-il supposé, que l’appartement pouvait lui être montré.

Et il s’était avancé non sans timidité ni quelque gêne mais, surtout, la reconnaissance le rendait muet soudain.

Car dans la pénombre glauque le regard de Fanta lui disait, calmement : Voilà, c’est ici que j’habite, c’est chez moi.

Acceptant, ce regard, le jugement d’un étranger au front blanc (qu’importait son hâle en cet instant !), à la mèche blonde, aux mains blanches et lisses, sur son foyer bien tenu mais si humble — l’acceptant et en assumant par avance les possibles effets, les sentiments éventuels de malaise ou de condescendance.

À quel point cette femme était consciente de tout, lucide et fine et d’une perspicacité exacerbée mais aussi profondément indifférente, par orgueil, à l’opinion sur son logis ou sur elle-même d’un homme au front si blanc, aux mains si blanches et si lisses, Rudy pouvait le sentir, il pouvait presque l’entendre.

Elle devait le prendre pour un homme aisé, gâté, avec sa blondeur et ses belles paroles.

Mais elle l’avait fait venir là, chez elle, et voilà que d’un geste et de quelques mots brefs elle lui présentait l’oncle, la tante, une voisine, d’autres gens encore que la faible clarté lacustre découvrait peu à peu à Rudy dans le fond de la pièce, chacun assis sur une chaise ou dans un fauteuil de velours râpé, immobile, silencieux, accordant à Rudy un vague hochement de tête, et il se sentait déplacé et voyant avec ses grandes mains dont il ne savait que faire, dont la pâleur rayonnait comme devaient rayonner dans le clairobscur son front blanc, sa longue mèche blonde et lisse.

Il aurait voulu tomber aux pieds de Fanta, lui jurer qu’il n’était pas celui qu’il avait l’air d’être — ce genre de types bronzés et sûrs d’eux qui s’en allaient, le week-end, dans leur villa de la Somone.

Il mourait d’envie de serrer entre ses bras les genoux fins de Fanta et de la remercier et de lui dire tout l’amour qu’il éprouvait pour ce qu’elle l’avait autorisé à voir — cette pièce austère, ces gens muets devant lui, qui ne lui souriaient ni ne feignaient d’être enchantés de le rencontrer, cette vie difficile et frugale qu’elle avait et dont, au lycée Mermoz, comme elle arrivait toujours de son pas aérien, dans sa jupe blanche ou sa jupe rose raide et propre, probablement on ne savait rien et moins que quiconque les enfants de diplomates ou les enfants d’entrepreneurs qui s’en allaient le week-end pratiquer le ski nautique à la Somone, toute espèce de gens, brûlait-il de lui dire, qu’il avait en horreur même s’il lui arrivait secrètement de les envier.

Oh, certainement ils ignoraient tout d’elle et de cette pièce vert-de-gris à l’éclat céleste.

La lumière de midi, forçant les jalousies, tombait maintenant sur le visage de la tante, sur les mains croisées de l’oncle qui semblaient attendre le départ de Rudy pour reprendre le cours de leurs activités.

Et lui, Rudy, voyait tout cela et ne savait comment le rendre à Fanta.

Il se contenta, bêtement à ses propres yeux, d’incliner le buste vers chacune des personnes présentes tout en étirant ses lèvres en un petit sourire tremblant et gauche.

Il pensait alors, dans une sorte de surprise émerveillée, je l’aime, je l’aime infiniment.

Il ouvrait maintenant la portière de sa voiture, se glissait à l’intérieur en bloquant sa respiration.

Il faisait encore plus chaud, plus étouffant là-dedans que dans la cabine téléphonique.

Avait-il eu raison de ne pas rappeler Fanta ?

Et si elle tentait, non de partir mais, au comble de la détresse parce qu’il avait décidé d’emmener Djibril passer la nuit chez maman, de se…

Non, il ne supportait même pas de formuler en pensée un tel mot.

Bon petit dieu de maman, brave petit père, aidez-moi à y voir clair.

Aidez-nous, bon Dieu.

Pouvait-il encore, rien qu’une minute, lui téléphoner, n’était-ce pas en vérité ce qu’elle attendait peut-être de lui en cet instant ?

Bien plutôt, lui susurrait une petite voix ricaneuse, elle souhaite ne plus entendre le son de ta voix jusqu’à ce soir, et elle comprend du reste que tu te sens coupable et cherches d’une façon ou d’une autre à t’amender alors que tu voulais précisément en finir avec cette manie de prendre sur ton pauvre dos l’entière responsabilité de toutes vos altercations, puisqu’elle ne t’en estime sans doute pas davantage pour cela et peut-être même te méprise un peu de flancher après avoir été redoutable, de chercher pardon et consolation auprès d’elle que tu as offensée en lui disant, est-ce imaginable, de repartir d’où elle venait, est-ce vraiment imaginable.

Tout en mettant le contact, il secouait la tête en signe de dénégation.

Une telle phrase, il ne pouvait, lui Rudy Descas, l’avoir prononcée.

Cela ne se pouvait.

Il ne put retenir un petit rire sec.

Aurait-il voulu dire, ah, ah, qu’elle pouvait revenir à Manille ?

Il suait à grosses gouttes.

La sueur tombait sur le volant, sur ses cuisses.

Il voulut passer la première, impossible, le levier bloquait.

Il cala.

Le silence, un instant brisé par le vain ronflement de la Nevada, l’enveloppa de nouveau et il se vit alors comme partie nécessaire, incontestable et parfaite de ce morceau de paysage.

Il ne dérangeait rien ni personne et nul n’avait d’emprise sur lui.

Il appuya sa tête au dossier.

Bien qu’il fût en nage encore, son cœur s’apaisa.

Mais il devait bien admettre que Manille était, dans son genre provincial plutôt discret, un entrepreneur florissant, et que, s’il n’avait jamais fait de ski nautique ni possédé d’autre maison que la grosse villa qu’il s’était fait construire derrière les bâtiments de l’entreprise, son assurance virile mais sobre, presque élégante, retenue, cette particulière douceur qu’il avait, comme de quelqu’un qui peut se le permettre car rien ne le menace ni ne l’effraye, pouvait encore, pouvait de nouveau attirer une femme désorientée, désœuvrée et blessée, une femme perdue telle que l’était maintenant Fanta.

Étrange, se dit-il, ou peut-être un effet de l’amour, que je ne puisse lui pardonner à elle, alors que lui, c’est comme si je le comprenais.

Mais plus étrange encore, c’est qu’elle aussi, à vrai dire, je la comprends, à tel point que je peux m’imaginer, si j’étais femme, céder joyeusement et simplement à la séduction peu compliquée d’un Manille — oh, comme je la comprends et comme je lui en veux.

Cependant une sorte d’abrutissement effaré, halluciné suspendait son souffle sans même qu’il s’en rendît compte lorsqu’il tentait de s’approcher en pensée de la chambre de Manille, qu’il se figurait à l’image de la villa, vaste et conventionnelle, ornée des objets attendus et onéreux de la décoration contemporaine, lorsqu’il poussait doucement la porte de cette chambre inconnue et découvrait sur le lit géant, dans une lumière éclatante, Fanta et Manille, ce dernier allongé sur Fanta, la femme de Rudy Descas, et gémissant à mi-voix tandis que ses hanches puissantes, son fessier de centaure remuaient à un rythme calme et sûr qui creusait dans sa chair velue des fossettes, et son visage reposait dans le cou de Fanta, la propre femme de Rudy Descas, l’unique amour véritable de toute la vie de Rudy Descas.

Ou bien, ce qu’il voyait sur ce lit, c’était un arrière-train d’homme non moins vigoureux et une tête de cheval qui haletait au-dessus de Fanta — devait-il abattre ce monstre, devait-il au moins le haïr ?

Et de quelle nature mystérieuse et nouvelle pouvait être ce qu’elle éprouvait, elle, et dont il n’aurait jamais connaissance, sous le poids bien plus considérable de Manille ?

Rudy était un homme fin et sec, presque étroit d’épaules mais robuste, se plaisait-il à penser, et Manille — mais — il secouait la tête — il ne voulait rien savoir à ce propos.

Et il secouait la tête de nouveau, seul au volant de sa voiture immobile, dans le silence tout vibrant de chaleur, et il se sentait happé, déchiré par le même effroi profondément déconcerté qui l’avait laissé transi et fasciné et seulement capable d’un affreux petit sourire incongru quand il ne savait quelle bouche (celle de la Pulmaire, celle de maman peut-être ?), dans il ne savait quel salon où il se trouvait en visite (n’était-ce pas alors chez une cliente ?), lui avait soufflé au visage cette révélation concernant Fanta et Manille, et ce souffle mauvais avait fait s’épanouir sur les lèvres de Rudy le demi-sourire niais que lui renvoyait il ne savait quel miroir du salon inconnu au milieu duquel il se tenait debout, jambes écartées, les yeux maintenant rivés sur ce miroir où il se voyait ridicule et bizarre mais tout était préférable à la vision de cette petite bouche mauvaise au souffle acide qui se piquait de sortir Rudy Descas de son innocence, de son amoureuse crédulité, préférable aux accents de colère fielleuse et impuissante (eh bien, ce devait être maman car ni la Pulmaire ni une cliente quelconque n’aurait pu considérer l’affaire avec autant de dépit) qui le sommaient d’agir et de rejeter avec mépris une telle femme.

Que lui suggérait, dans son indignation (oh, c’était bien maman), cette bouche raisonnable, sinon qu’un homme un tout petit peu fier ne pouvait plus, ne devait plus s’introduire dans le corps même où reposait encore, liqueur sacrée, le sperme du centaure ?

Il aurait pu répondre, dans un ricanement : Pas de risque, il y a longtemps que je ne couche plus avec Fanta ou plutôt qu’elle ne couche plus avec moi.

Mais, dans un cri désespéré, il aurait pu répondre également : C’est toi, maman, qui m’as fait entrer chez Manille, c’est toi qui es allée le trouver pour le supplier de me prendre ! Sans cela, elle ne l’aurait jamais rencontré !

Mais il n’avait pas le souvenir d’avoir ouvert sa propre bouche souriante et molle, mollement grimaçante.

Il se revoyait fixant dans un miroir son visage inexpressif puis distinguant juste au-dessous l’arrière du crâne de cette petite femme qui parlait encore, qui tentait encore de l’immerger sous les vilenies et les perfides appels à son honneur de mâle, et n’avait-il pas songé alors qu’un simple coup de poing sur cette tête aux courts cheveux teints en blond le délivrerait de ce tourment, ne s’était-il pas froidement imaginé en train de frapper maman pour la contraindre au silence, lui criant peut-être, juste avant qu’elle ne perde connaissance : Que sais-tu de l’honneur, hein, et mon père, qu’en savait-il ?

Mais il ne voulait plus penser à tout cela.

C’était humiliant et vain et l’on se sentait poisseux comme au sortir d’un rêve répétitif, d’un interminable et stupide rêve dont on connaît chaque étape pénible mais dont on sait aussi, tout en le rêvant, qu’on n’échappera à aucune.

Il ne voulait plus penser à tout cela.

Il remit le contact, passa directement la seconde.

Le moteur protesta et hoqueta puis, lentement, la Nevada se mit à rouler, avec des soubresauts et des plaintes de toute sa vieille carcasse mais, se dit-il avec satisfaction, assez bravement tout de même.

Il ne penserait plus à tout cela.

Il baissa sa vitre et, conduisant d’une main, laissa pendre son bras gauche sur le flanc chaud de la voiture. Il entendait parfois les plaques de goudron fondu crépiter sous les pneus.

Comme il aimait ce bruit !

Il sentait le gagner maintenant une douce, une délicieuse euphorie.

Non, bon petit dieu de maman, brave petit père, il ne penserait plus au passé mortifiant mais seulement à se montrer digne de l’amour que Fanta éprouverait pour lui de nouveau s’il voulait s’en donner la peine, et comment qu’il le voulait, le ciel en était témoin, haut et clair et brûlant ce matin-là, et pourquoi, pour une fois, le meilleur ne serait-il pas acquis à Rudy Descas, le meilleur et le plus sûr des innombrables promesses que recelait, dans sa limpidité printanière, le ciel de ce matin ?

Il eut un brusque éclat de rire.

Le son de sa propre voix l’enchanta.

Après tout, songea-t-il presque surpris, il était vivant et jeune encore et en parfaite santé.

Gauquelan lui-même, cet escroc dont il contournait à cet instant l’œuvre détestable (et il trouvait la force aujourd’hui de ne pas jeter un regard à la statue), cet artiste honteusement enrichi pouvait-il en dire autant ?

Certainement pas.

Vivant, oui hélas, mais la photo que Rudy avait vue dans le journal montrait une figure plutôt empâtée et renfrognée, un front dégarni, une couronne de cheveux grisonnants et, curieusement, un trou dans sa dentition, juste devant, et Rudy avait alors pensé, il s’en souvenait maintenant avec un léger mépris pour lui-même, qu’un homme qui se faisait payer cent mille euros pour une sculpture grotesque aurait bien pu, avant de passer devant le photographe, s’offrir une prothèse.

La façon dont ce Gauquelan était vivant n’avait rien à voir avec sa belle vitalité à lui, Rudy, qu’il sentait vibrer dans chacun de ses muscles comme s’il était un cheval (ou un centaure), une grande bête jeune et superbe dont la fonction est toute contenue dans le fait même d’exister superbement, et pas plus que pour un cheval (ou un centaure) nulle sorte d’interminables rêves qui vous laissent bouche gluante et haleine lourde n’envahirait plus son esprit.

Maman était-elle vivante ?

Passé le rond-point, il accéléra brutalement, sans le vouloir.

Il n’avait que faire de songer à maman en cet instant ni à son père qui était, lui, bel et bien mort et qu’on n’aurait jamais eu l’idée de comparer de près ou de loin à un cheval (ou un centaure) aux muscles frémissants sous la peau humide — humides étaient les joues de Rudy, son cou, ses tempes dans la voiture non climatisée mais il reconnaissait à cette réaction de son organisme l’effet d’une évocation, aussi brève, aussi insignifiante fût-elle, de son père mort de longues années auparavant, il reconnaissait l’effroi et la stupeur que provoquait toujours en lui la pensée de ce squelette aux os blancs qui avait eu nom Abel Descas, au crâne proprement troué de part en part, aux os si blancs, imaginait Rudy, dans la terre sableuse et chaude du cimetière de Bel-Air.

Il gara la Nevada sur le parking des Établissements Manille.

Avant de descendre il épongea soigneusement son visage et son cou avec la serviette qu’il gardait pour cet usage sur la banquette arrière et qui avait fini par s’imprégner de l’odeur de la voiture.

Il se promettait chaque fois de la changer, puis il oubliait et son agacement était vif lorsqu’il tendait la main vers la serviette et découvrait de nouveau ce chiffon nauséabond car il lui semblait alors que ce menu témoignage de sa propre négligence, qui l’obligeait à frotter sa figure d’un linge douteux, représentait toute son existence actuelle, dans son désordre vaguement crasseux.

Mais, ce matin, de même qu’il parvint à réprimer ce réflexe d’irritation en s’essuyant le visage, il se força avec succès à laisser son regard évaluer de la façon la plus neutre les différentes voitures garées autour de lui et non pas, comme il le faisait habituellement, avec cette envie âcre et violente qu’il jugeait déshonorante.

Voilà donc dans quoi circulent mes collègues et les clients, se disait-il ordinairement, et presque rituellement, en détaillant Audi, Mercedes et autres BMW noires ou grises qui donnaient au parking de ce magasin de cuisines en périphérie d’une petite ville de province un air de grand hôtel.

Comment font-ils donc pour avoir autant d’argent ?

Que savent-ils, dont je n’ai pas la plus petite idée, pour extraire d’existences laborieuses les sommes nécessaires à l’achat de telles voitures ?

Quelles sont leurs combines, que je ne devinerai jamais, de quelle sorte est leur flair, leur astuce ?

Et d’autres vaines questions qui roulaient ainsi dans son esprit furieux tandis qu’il claquait la portière de la Nevada.

Mais il sut, ce matin, résister au déferlement monotone de la convoitise.

Il traversa le parking d’un pas léger et il lui revint alors le très pâle souvenir d’une sensation identique, d’une époque de sa vie où il allait toujours ainsi, le pas léger et l’âme en paix — oui, toujours ainsi, et tel était le visage qu’il offrait au monde : serein et bienveillant.

Cela lui parut si lointain qu’il douta presque qu’il s’agît bien de lui, Rudy Descas, et pas de son père ou de quelqu’un d’autre dont il aurait rêvé.

À quand remontait cette période ?

Il songea qu’elle devait se situer lors de son retour à Dakar, seul, sans maman demeurée en France, et peu avant qu’il rencontrât Fanta.

Il songea également, avec un frisson de surprise car il avait complètement oublié ce détail, qu’il lui paraissait alors naturel de tendre à la bonté.

Il s’arrêta soudain sur le parking inondé de soleil.

Les effluves du goudron chaud saturaient son odorat.

Il eut un éblouissement alors qu’il ne fixait nullement le ciel mais le bitume sous ses pieds.

Avait-il été, véritablement, cet homme-là qui arpentait l’âme légère, l’âme en paix les rues calmes du Plateau où il avait loué un petit appartement, et certes peu différent dans son aspect, avec sa blondeur et l’aimable régularité de ses traits, des hommes au front blanc qu’il croisait dans ce quartier mais ne partageant cependant rien de leurs ambitions mercantiles, de leur affairement ?

Pouvait-il vraiment avoir été cet homme, Rudy Descas, qui aspirait, avec une tranquille clairvoyance, à se montrer juste et bon, et plus encore (oh, il s’en empourprait de confusion et d’étonnement) à toujours distinguer en lui le bien du mal, à ne jamais préférer ce dernier quand même il serait apparu sous le masque du bien ainsi qu’il était fréquent, ici, lorsqu’on était un homme au front blanc, aux poches raisonnablement garnies et qu’on pouvait pour pas grand-chose acheter le labeur de quelque sorte qu’il soit, et la patience et l’endurance infinies ?

Il se remit à marcher, lentement, vers la double porte vitrée du bâtiment surmonté des lettres gigantesques et lumineuses du nom de Manille.

Ses jambes s’étaient raidies, comme soudain privées du droit à la légèreté.

Car il se demandait pour la première fois si, en persuadant Fanta de le suivre en France, il n’avait pas sciemment détourné le regard pour laisser au crime toute latitude de prendre ses aises en lui et s’il n’avait pas savouré cette sensation, celle de mal agir sans en avoir aucunement l’air.

Jusqu’à présent il ne s’était posé la question qu’en termes pragmatiques : avait-ce été une bonne ou une mauvaise idée que d’amener ici Fanta.

Mais, oh, ce n’était pas cela, pas cela du tout.

La question ainsi posée était déjà une manigance du crime confortablement installé en lui.

Et, en cette période radieuse de sa vie où il quittait chaque matin, le cœur innocent, son petit appartement moderne du Plateau, il savait encore reconnaître les mauvais mouvements et les pensées fallacieuses qui le traversaient parfois et les chasser hors de lui par des réflexions opposées et s’en trouver heureux, soulagé, puisqu’il ne voulait profondément qu’une chose, être capable d’aimer tout ce qui l’entourait.

À présent, à présent — l’étendue de son acrimonie l’étourdit presque.

S’il avait été cet homme-là, que lui était-il arrivé, qu’avait-il fait de lui-même pour habiter maintenant la peau d’un personnage aussi envieux et brutal, dont les dispositions à l’amour universel s’étaient rétrécies autour de la seule figure de Fanta ?

Oui, vraiment, qu’avait-il fait de lui-même pour peser maintenant de tout cet amour inemployé, importun sur une femme qu’il avait peu à peu lassée par son incompétence, à un âge, la quarantaine, où semblables défauts (une certaine inaptitude au travail prolongé, une tendance à la chimère et à croire réel ce qui n’était que projets fumeux) ne peuvent plus espérer susciter indulgence ou compréhension ?

Non seulement, se dit-il à l’instant de pousser la porte vitrée à travers laquelle il apercevait avec un lâche soulagement la forte silhouette de Manille entourée de deux personnes, des clients probablement, auxquelles Manille présentait les éléments d’une cuisine d’exposition, il avait autorisé sans résistance aucune l’entrée puis l’établissement en son cœur du mensonge, de la corruption, non seulement il avait consenti à la liquidation de son courage moral mais il avait encore enfermé, au prétexte qu’il l’aimait, Fanta dans une prison d’amour lugubre et froide — car tel était son amour à présent, éternel, pénible comme un rêve contre lequel on lutte vainement pour s’éveiller, un rêve légèrement avilissant et inutile, n’était-ce pas ainsi que Fanta devait le subir et n’était-ce pas ce qu’il éprouverait lui-même, victime d’un pareil amour ?

À l’intérieur, il marcha d’un pas sûr vers la pièce où se trouvaient les bureaux des employés, bien qu’il ne pût empêcher sa lèvre supérieure de tressauter.

Il savait que ce tic lui donnait un air désagréable, presque malsain et que, toujours, c’était la peur qui le faisait naître.

Sa lèvre se retroussait alors comme les babines d’un chien.

Pourtant, il n’avait que faire de Manille — vraiment ?

Il surveillait du coin de l’œil la lente progression du petit groupe, ayant calculé qu’il aurait atteint les bureaux avant que Manille et ses clients ne parviennent à sa hauteur.

Ensuite, se disait-il, Manille aurait oublié qu’il l’avait vu arriver avec un tel retard.

Il suffisait qu’il échappe à son regard durant une heure ou deux, et tout irait bien.

Il avait eu le temps de remarquer que Manille, ce matin, avait belle allure dans son jean clair, de bonne coupe, maintenu par une ceinture de cuir discrètement cloutée, et son tee-shirt noir bien repassé.

Il avait les cheveux gris mais abondants, rejetés en arrière, et la peau mate, presque dorée.

Rudy pouvait entendre le murmure un peu rauque de sa voix tandis que Manille ouvrait et refermait la porte d’un placard et il était certain que les clients, un couple d’âge mûr aux vêtements ternes, aux jambes lourdes, goûtaient sans même s’en rendre compte le charme insistant de Manille qui, ses yeux sombres fixant les leurs, semblait toujours sur le point de délivrer quelque information personnelle et importante ou une opinion flatteuse sur ses interlocuteurs, qu’il retenait seulement pour ne pas risquer de les embarrasser.

Jamais il ne donnait l’impression, avait déjà constaté Rudy, qu’il était en train d’essayer de vendre quelque chose.

Il s’efforçait avec une apparente simplicité de créer l’illusion d’une relation amicale, intime, qui survivrait à l’éventuel achat d’une cuisine car celle-ci n’était que le prétexte fortuit à la naissance de cette amitié, et il arrivait que cette tactique s’avérât sincère et que Manille continuât de visiter des clients pour leur seul plaisir réciproque et jamais il n’abandonnait en conversant la sourde ardeur contenue, délicate avec laquelle il avait emporté le morceau préalablement, si bien, songeait Rudy, que le ton adopté pour vaincre les résistances du client avait fini par devenir la véritable voix de Manille, la seule qu’on lui entendît jamais — ce timbre suave, à peine enroué, et cet élan freiné, cette ferveur qui, devait-on penser, s’il ne l’avait dominée l’aurait poussé aux confidences, aux éloges, voire à l’étreinte.

Rudy ne pouvait s’empêcher d’admirer un peu Manille, même s’il méprisait sa profession.

Comment il se faisait que, également vêtu d’un jean et d’un tee-shirt ou d’une chemisette, pareillement chaussé de toile souple, et bien qu’étant plus long, plus svelte, plus juvénile que Manille, il eût toujours un peu l’air, lui Rudy, d’un vieil adolescent fauché, il ne pouvait le comprendre.

L’élégance décontractée de Manille, il ne la posséderait jamais, il ne fallait pas y compter — voilà ce qu’il se dit en apercevant son reflet dans la seconde porte vitrée, celle qui séparait le hall d’exposition des bureaux.

Il se trouva une allure chiche, froissée, presque nécessiteuse.

À qui pouvait maintenant plaire un tel homme, aussi bon qu’il soit ?

Où se verrait, en lui, s’il le recouvrait, son amour des autres et de la vie ?

Où le verrait-on ?

Il devait bien reconnaître que, chez un Manille, tout endurci qu’il fût par la vie du commerce, les calculs incessants, les stratégies pragmatiques, et malgré le chic sportswear et les montres Chaumet et la villa à l’arrière du magasin, malgré, en somme, tout ce qui pouvait faire de Manille, fils de travailleurs agricoles, un banal parvenu de province, l’aménité et l’obligeance et la faculté de compassion discrètement répandue se découvraient aussitôt dans son regard doux, modeste.

Et Rudy Descas se demanda alors pour la première fois si ce n’était pas cela précisément qui avait attiré Fanta, ce que lui-même avait perdu depuis longtemps, le…

Il entra dans le bureau, referma la porte sans bruit.

Il se sentait rougir.

C’était pourtant bien cela et si les mots étaient pompeux, il n’y en avait pas d’autres — le talent de miséricorde.

Il n’avait jamais pensé, même au plus fort de son chagrin et de sa colère, après que maman (oui ?) lui avait appris la liaison de Fanta et de Manille, il n’avait jamais pensé, non, que la richesse de Manille et la puissance et le respect que cela lui valait avaient pu séduire Fanta.

Il ne l’avait jamais pensé.

À présent, oh oui, il comprenait ce dont il s’agissait, et il le comprenait à la lumière de ce qu’il n’avait plus, car il comprenait enfin qu’il ne l’avait plus, alors qu’il en avait souffert sans le savoir.

Le talent de miséricorde.

Il avança vers sa table, se laissa tomber sur son siège à roulettes.

Autour de lui, dans la grande pièce vitrée, toutes les tables étaient occupées.

— Tiens, te voilà.

— Salut, Rudy !

Il répondit par un sourire, un petit geste de la main.

Sur sa table encombrée, juste à côté du clavier de l’ordinateur, il vit un paquet de prospectus.

— C’est ta mère qui a apporté ça tout à l’heure.

La voix de Cathie lui parvenait cordiale et un brin soucieuse depuis la table voisine et il savait que, s’il tournait la tête, son regard rencontrerait le sien, interrogatif, légèrement perplexe.

Elle lui demanderait à mi-voix pourquoi il arrivait avec trois quarts d’heure de retard et peut-être aussi pourquoi il n’interdisait pas à maman, purement et simplement, de mettre les pieds chez Manille.

Aussi fit-il en sorte de lui répondre d’un grommellement qui ne l’obligeait pas à lever les yeux vers elle.

Dans l’étincelante clarté de la pièce, l’éclat du chemisier rose vif de Cathie rayonnait largement autour d’elle.

Rudy en percevait le reflet sur la surface blanche de sa propre table.

Il savait aussi que, s’il se tournait vers Cathie, il verrait distinctement au-delà de la pâle petite figure de sa collègue, de l’autre côté de la baie vitrée, la villa de Manille, grande construction crépie de rose clair, au toit de tuiles à la provençale, aux volets bleus, qu’une simple pelouse éloignait de l’entreprise, et qu’il ne pourrait s’empêcher de se demander pour la énième fois inutilement et douloureusement si Cathie et les autres, Dominique, Fabrice, Nathalie, avaient observé à l’époque les allées et venues de Fanta dans cette maison de rêve, et combien de fois elle y était entrée, et pourquoi lui, Rudy, ne l’avait jamais aperçue bien qu’il n’eût cessé en cette période affreuse où il savait sans savoir réellement (car devait-il croire tout ce que disait maman ?) de lever les yeux vers la baie vitrée, regardant par-dessus la tête navrée, compatissante de Cathie (tout le monde était-il donc au courant de sa disgrâce ?) l’entrée chichiteuse de la villa, double porte à imposte de fer forgé.

Comme il avait souffert alors !

Comme il avait eu honte, comme il s’était senti violent !

C’était passé et loin maintenant mais il ne pouvait encore s’adresser à Cathie sans jeter un coup d’œil à la maison de Manille et sentir furtivement la rage bouillonner en lui.

Il eut soudain envie de lui lancer, d’une voix sèche qui la mettrait mal à l’aise : maman n’a plus guère que cette consolation dans la vie, aller déposer à droite et à gauche ses paquets de prospectus débiles, cette propagande pour pauvres crétins aussi solitaires et désœuvrés qu’elle, comment veux-tu que je lui interdise de venir ici et, vraiment, qui cela gêne-t-il, hein ?

Il ne lui dit rien cependant.

Il percevait l’aura fuchsia qui émanait d’elle et il en était agacé, car il ne pouvait oublier sa présence.

D’un revers du bras il écarta le paquet de prospectus attaché avec un élastique.

Ils sont parmi nous.

Le dessin maladroit, presque risible, d’un ange adulte assis à table parmi les membres d’une famille extatique, le sourire pervers, malin de l’ange.

Ils sont parmi nous.

Voilà le genre de niaiseries qui évitaient à maman de se noyer dans la mélancolie et les antidépresseurs, qui véritablement la sauvaient.

Qu’une insignifiante petite bonne femme comme Cathie osât suggérer, avec l’air de vouloir l’aider lui, qu’il devrait priver maman du plaisir de porter ses brochures chez Manille, il en était ulcéré.

Que savait-elle de la malheureuse vie de maman ?

Hé, dis donc, est-ce que Manille voudrait que ma mère ne vienne plus ici ? lui demanda-t-il brusquement.

Il la regardait, ébloui par l’absurde intensité de son chemisier rose, et il faisait un tel effort pour garder les yeux fixés sur son visage, pour entraver leur penchant à vouloir toujours s’aventurer par-delà le crâne de Cathie, qu’il en éprouva un violent mal de tête.

Cependant mille piqûres d’épingle lui vrillaient l’anus.

— Pas du tout, dit Cathie, je ne sais même pas s’il a remarqué que ta mère était passée.

Elle lui souriait, étonnée qu’il pût avoir un tel soupçon.

Oh non, songeait-il effondré, voilà que ça recommence.

Il décolla faiblement ses fesses de la chaise, s’assit tout au bord en équilibre de façon que seul le haut de ses cuisses restât en contact avec le siège.

Mais le très léger soulagement espéré ne se fit pas sentir.

Il entendit encore, à travers la brume de douleur qui l’enveloppait soudain, la voix assourdie de Cathie.

— Ce n’est pas le genre de Manille, non ?

Il ne se rappelait plus ce qu’il lui avait dit ou demandé — ah, maman, pas le genre de Manille de manifester la moindre dureté, d’essayer de chasser cette femme ridicule qui croyait vraiment, avec ses tracts rédigés et imprimés dans son salon au prix d’une part non négligeable de sa petite retraite, convaincre des vendeurs de cuisines de la présence des anges autour d’eux.

Tout au plus devait-il…

Cette démangeaison familière, qui l’avait attaqué par surprise, il commençait à la dompter en esprit.

Il rassemblait les vieux mécanismes de défense, peu utilisés depuis longtemps car ce problème l’avait laissé en paix pendant plusieurs mois, dont le plus immédiat consistait à diriger ses pensées vers des sujets sans rapport aucun avec son propre corps, pas plus qu’avec le moindre corps réel, de sorte que, tout naturellement, il se prit à songer avec intensité aux anges de maman et que ses doigts ramenèrent vers lui le paquet de brochures.

Que répondrait maman à la question de savoir si les anges souffraient parfois d’hémorroïdes ?

Ne serait-elle pas heureuse et flattée de le voir considérer avec une apparence de sérieux, de l’entendre seulement aborder…

Arrête, arrête, se dit-il saisi de panique. Ce n’était pas là du tout ce sur quoi il devait se concentrer.

La douleur revenait, plus pressante, exaspérante.

Il avait une envie atroce de se gratter, non, de racler et d’arracher cette chair aiguillonnée, brûlante.

Il se frotta sur le rebord de la chaise.

D’un doigt tremblant, il mit en route son ordinateur.

Puis il regarda de nouveau le dessin de l’ange, cette maladroite figure, ce décor si naïf tracés par maman, et soudain il discerna sans erreur possible ce que ses yeux s’étaient contentés d’effleurer tout à l’heure sans l’interpréter.

Déjà, comme il l’avait vaguement ressenti, les trois membres de la petite famille attablée ressemblaient à Djibril, Fanta et Rudy, et seule la médiocrité du trait de crayon les protégeait un peu du risque d’être reconnus, mais en outre quelqu’un avait ensuite affublé l’ange d’un sexe vigoureux, clairement visible sous la table, et qui paraissait sortir d’une poche ménagée tout exprès dans la longue robe blanche.

Rudy feuilleta le paquet de brochures.

L’ange n’avait été ridiculisé que sur le premier prospectus.

Il retourna le paquet, le repoussa vers un coin de son bureau.

À présent, déboussolé, il ne contrôlait plus rien.

L’obsédante souffrance des démangeaisons irradiait tout son être depuis ce point central comme si, pensait-il, son cerveau même était là, envoyant ses ordres, communiquant sa volonté qui était que Rudy dût souffrir.

Il jeta un coup d’œil vers Cathie.

Au même instant elle leva les yeux et fronça les sourcils avec inquiétude.

— Rudy, ça ne va pas ?

Il grimaça un sourire.

Oh, comme il avait mal et comme il se sentait furieux d’avoir mal.

— Qui a posé les brochures sur ma table ? demanda-t-il.

— Je te l’ai dit, ta mère est venue ce matin.

— C’est elle qui les a posées là, en personne ?

Elle haussa les épaules sans comprendre, un peu agacée.

— Je ne vois pas qui d’autre aurait pu le faire.

— Mais tu ne l’as pas vue ?

Cathie maintenant souriait froidement, avec une impatience ostensiblement contenue.

— Écoute, Rudy, je sais que ta mère est venue avec ses… espèces de tracts, je l’ai aperçue dans le hall, mais il se trouve que je n’étais pas devant ma table quand elle est venue les déposer.

Il bondit de sa chaise, soudain enivré de rage et de douleur.

Comment vouloir être bon quand on souffre comme un chien ? lui soufflait néanmoins une petite voix désolée, celle du paisible, joyeux, séduisant Rudy Descas qu’il aspirait tant à être de nouveau, avec sa morale impitoyable pour lui-même et douce aux autres.

Et c’est avec horreur, avec effroi qu’il remarqua le mouvement de peur qui tassa très légèrement Cathie sur sa chaise lorsqu’il s’approcha d’elle.

Il sentit que les autres, autour, le regardaient, silencieux.

Était-il donc devenu de ces hommes que craignent les femmes et que ne respectent nullement les autres hommes, que méprisent même profondément les êtres sachant, comme Manille, soumettre leur force ?

Il se sentit soudain terriblement malheureux, lâche, inutile.

Il attrapa le paquet de brochures et le jeta sur le bureau de Cathie.

Il sautillait d’un pied sur l’autre, trompant la douleur par le frottement de son slip sur ses chairs enflammées.

— Et cette bonne petite blague, elle est de qui, alors ? s’écria-t-il en posant le doigt sur le sexe de l’ange.

Cathie jeta un coup d’œil prudent à l’image.

— Aucune idée, marmonna-t-elle.

Il reprit le paquet, revint à son bureau.

L’un de ses collègues, au fond de la salle, fit entendre un petit sifflement réprobateur.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Je vous emmerde ! cria Rudy.

Là, mon grand, tu vas trop loin, dit Cathie sèchement.

— Je veux juste qu’on fiche la paix à ma mère.

Car il ne démordait pas de l’idée qu’on avait voulu humilier maman en griffonnant de façon obscène sur son dessin et, quoiqu’il détestât depuis toujours cette sainte propagande et refusât systématiquement d’en discuter, la passion appliquée avec laquelle elle rédigeait et illustrait ses messages, se donnant beaucoup de mal pour livrer le meilleur de son pauvre talent, le contraignait, lui semblait-il, à la défendre.

Personne d’autre que lui ne pouvait le faire, ainsi de ces rêves comminatoires, implacables, sans issue où vous incombe une lourde, une insurmontable et aberrante responsabilité, personne d’autre que lui ne pouvait défendre cette femme déraisonnable.

Et il se rappelait confusément quand et comment lui était apparu le sentiment de cette obligation et ce souvenir était si gênant qu’un afflux de sang lui monta aux joues, tandis qu’une crise plus forte encore lui taraudait l’anus.

Ils sont parmi nous, purs esprits, et s’adressent à nous par la pensée, même à table, même pour demander le sel ou le pain.

Qui est ton ange gardien, Rudy, quel est son nom et quel est son rang dans la hiérarchie angélique ?

Le père de Rudy avait négligé son ange, traitant son chien avec plus d’égards, c’est pourquoi, avait laissé entendre maman, il avait eu à subir une si triste fin, puisque son ange l’avait perdu de vue ou s’était épuisé à le chercher dans les ténèbres de l’indifférence et du pragmatisme.

Le père de Rudy, lorsque tout allait encore bien pour lui, s’était ingénié, par malice, par vanité, à semer son ange, oh, les hommes sont tellement présomptueux.

Où se trouvait alors, s’était demandé Rudy, où pouvait bien se trouver alors l’ange gardien de l’associé de son père au moment où ce dernier lui avait roulé sur le corps après l’avoir assommé ?

Avait-il été également, cet associé, un homme impudent, trop sûr de lui, qui s’était amusé à égarer son ange, ou bien les Africains avaient-ils en général la malchance d’être mal gardés, leurs anges souffraient-ils d’incompétence et d’inertie ?

Le sale boulot de défendre maman, personne d’autre que lui ne pouvait le faire, personne d’autre ne…

— Tu dois te calmer, Rudy. On n’a pas attaqué ta mère, disait la voix de Cathie, pleine de reproches et de déception.

— Oui, oui.

Il marmottait, incapable de se détacher de sa douleur physique, absorbé en elle au point qu’il en avait le souffle court.

Il lui semblait que la douleur s’était incarnée en lumière, celle du chemisier rose de Cathie, et qu’il baignerait le reste de sa vie dans cette atroce incandescence.

— Tu dois te calmer, Rudy, disait-elle encore, obstinée et monocorde.

Et il répéta, à peine audible :

— Oui, oui.

— Si tu ne te calmes pas, Rudy, tu vas avoir de sérieux ennuis. M. Manille commence à en avoir marre, tu sais, et nous aussi. Tu dois te calmer et travailler.

Mais qui a griffonné sur le dessin de ma mère ? souffla-t-il. C’est tellement… méchant !

Il entendit s’ouvrir la porte vitrée et, quelques secondes plus tard, Manille était là, devant lui, les poings appuyés sur le bureau de Rudy comme s’il se retenait de lui bondir au visage, et cependant l’expression toute professionnelle de son regard était aimable et presque caressante encore que vaguement lasse.

Et Rudy sentit se glisser entre eux, aussi palpable qu’un fin rideau de pluie, leur gêne commune, mélange de honte et de rancœur également partagées, lui semblait-il, entre Manille et lui qui avait l’avantage d’avoir encore Fanta à ses côtés alors que Manille l’avait perdue.

Mais il percevait également, depuis peu, quelque chose qui l’embarrassait à peine moins, de plus doux cependant, une singulière et indicible communion née de la conscience d’avoir aimé dans le même temps la même femme.

Il vit les yeux de Manille se poser sur le dessin de maman.

— Tu as vu ça ? dit Rudy sur un ton fébrile, aigu, dont l’écho à ses propres oreilles lui fit horreur.

Entendant cette acrimonieuse voix de tête, Manille ne se demandait-il pas avec incrédulité comment il se pouvait que Fanta lui eût finalement préféré cet homme étroit et dégingandé, aigre et souffrant, comment il se pouvait qu’elle lui fût revenue, à ce Rudy Descas qui avait depuis longtemps perdu tout honneur ?

Certes, songeait Rudy, voilà exactement ce qu’il penserait, lui, s’il était dans la peau de Manille.

Pourquoi Fanta lui était-elle revenue, morne, désespérée, comme si, captive d’un rêve implacable et sans issue, elle s’était vu imposer l’aberrante responsabilité de laisser filer sa vie dans une maison qu’elle n’aimait pas, auprès d’un homme qu’elle fuyait et qui, depuis le début, la trompait sur ce qu’il était réellement en se faisant passer pour un homme intègre et clément alors qu’il avait permis au mensonge de loger en son cœur ?

Pourquoi, vraiment, n’était-elle pas restée auprès de Manille ?

Celui-ci eut un geste dédaigneux vers le paquet de brochures, voulant signifier que ce qu’il voyait n’avait aucune importance.

— J’aimerais bien savoir qui a joué ce sale tour à ma mère, dit Rudy un peu haletant.

— Ce n’est pas bien grave, dit Manille.

Son haleine sentait le café.

Rudy songea alors que rien ne lui ferait plus plaisir, à cet instant, qu’un petit café serré et sucré.

Il se tortillait sur sa chaise, trouvant peu à peu un rythme qui, sans effacer la douleur, la compensait par le soulagement simultané d’un grattement bien cadencé.

— Ce ne serait pas toi, par hasard ? lança-t-il au moment où Manille s’apprêtait à reprendre la parole.

— S’il y a quelqu’un dont je ne me moquerai jamais, c’est bien ta mère, murmura Manille.

Un sourire étira ses lèvres.

Il ôta ses poings du bureau, crocha ses deux pouces à sa ceinture, fine lanière de cuir noir semée de clous d’argent qui semblait à Rudy la quintessence de la classe à la fois mâle et bridée de Manille.

— Tu ne t’en souviens sans doute pas, dit Manille d’une voix assez basse pour n’être perçue que de Rudy, tu étais trop petit à l’époque mais, moi, je te revois très bien. Tes parents et les miens étaient voisins, on habitait à la campagne, loin de tout, et le mercredi mes parents me laissaient seul pour aller travailler et ils demandaient à ta mère de passer de temps en temps pour vérifier que tout allait bien pour moi, alors ta mère venait comme convenu et elle me voyait tout triste et solitaire, alors elle me ramenait chez vous et elle me donnait un gros goûter et je passais un sacré bon après-midi. Malheureusement ça s’est terminé avec votre départ pour l’Afrique. Il n’empêche que je me souviens toujours de ces bons moments quand je rencontre ta mère, alors, même dans son dos, je ne ferai jamais rien qui risque de la blesser, jamais.

— Je vois, dit Rudy.

Et il affectait un ton ricaneur mais il se sentait brusquement presque aussi jaloux, perdu et malheureux qu’il l’avait été lorsque, tout juste âgé de trois ou quatre ans, il avait vu chaque mercredi revenir maman avec ce garçon plus vieux, dont il ne savait rien, dont il avait ignoré jusqu’à présent qu’il s’était agi de Manille, et qu’il avait dû supporter l’ombre gigantesque du garçon au-dessus de lui, avec ses jambes dorées sortant d’un short comme deux piliers qui lui barraient le chemin vers maman — ainsi c’était lui, c’était Manille !

Il ne revoyait pas les traits du garçon, seulement ces deux fortes jambes à hauteur de sa figure à lui, Rudy, et entre lesquelles le visage de maman ne lui apparaissait qu’à peine.

Pourquoi, alors, lui avait-il toujours semblé que l’atmosphère de la maison se modifiait avec l’entrée du garçon, qu’elle devenait à la fois chargée et pétillante et qu’une secrète excitation accélérait les gestes et le débit de maman quand elle proposait, comme sous le coup d’une inspiration, de préparer des crêpes pour le goûter, pourquoi lui avait-il toujours semblé que ce garçon aux jambes solides, à la voix basse, tirait maman d’un ennui que la simple présence de Rudy ne parvenait pas à rompre, accentuait et grandissait peut-être même ?

À Rudy on ne pouvait se soustraire et Rudy était parfois un véritable crampon, tandis que le petit voisin de neuf ou dix ans, qui ne demandait rien, maman le sauvait, sans remarquer que Rudy avait constamment devant les yeux les jambes fermes du garçon et que ces jambes faisaient en sorte de se déplacer toujours en même temps que Rudy pour l’empêcher d’atteindre maman.

Oh, c’était lui, c’était Manille !

Rudy, affreusement déconcerté, s’agitait de plus en plus sur sa chaise.

Le soleil le frappait en pleine figure à travers la vitre, toujours teinté de ce chatoiement rose que propageait le chemisier de Cathie.

Il avait chaud, terriblement chaud.

Il lui sembla que Manille le regardait avec inquiétude.

N’était-ce pas extraordinaire que maman ne lui eût jamais rappelé cette époque où un grand garçon implacable et discret emplissait la cuisine de sa présence fatidique le mercredi après-midi et qu’elle ne lui eût pas dit que ce garçon, c’était Manille ?

Tous les deux, maman et Manille, avaient partagé ce souvenir secret, dans le dos de Rudy — et dans quel but, bon Dieu ?

Manille était en train de lui parler.

Qu’il représentât exactement le genre de fils que maman aurait aimé avoir, Rudy n’en doutait pas, cependant étaitce une raison pour…

Bon, quelle importance, après tout.

Il s’efforça de comprendre ce que lui disait Manille de sa voix sourde et veloutée mais un violent sentiment d’injustice lui étreignait le cœur à la pensée qu’il avait toujours protégé maman et que celle-ci, de son côté…

Comme il avait chaud !

Manille s’était placé de telle sorte qu’il se trouvait, lui, dans l’ombre et que le soleil éblouissait Rudy.

Il prit alors conscience qu’il se frottait désespérément sur son siège et que celui-ci maintenant grinçait, ce qui faisait se retourner vers lui ses collègues du fond de la salle.

Que lui disait donc Manille à propos de cette cliente, Mme Menotti ?

Sans qu’il comprît exactement pourquoi, le nom de cette femme provoquait en lui un malaise rehaussé d’effroi, comme s’il savait lui avoir manqué tout en étant incapable de deviner de quelle façon.

Il avait cru en avoir fini avec Menotti et sa cuisine prétentieuse, dont il avait suivi la réalisation depuis le début, ayant lui-même ébauché les croquis, l’ayant aidée à choisir la couleur du bois, ayant longuement réfléchi avec elle à la forme de la hotte, et lorsqu’il lui était arrivé de se demander pour quelle raison Manille avait confié à ses mains si peu douées le chantier complet de Menotti, il n’avait guère tardé à le comprendre, cette fois où, en pleine nuit, Menotti lui avait téléphoné chez lui, réveillée, se plaignait-elle, par une terrible angoisse, non, pire encore, par une crise de suffocation telle qu’elle n’en avait encore jamais eu à l’idée que le plan de travail central n’était peut-être pas du tout ce qui lui convenait, et pourquoi ne pas revenir simplement au projet de départ et aligner le long des murs les éléments principaux, pourquoi ne pas revoir la conception entière de cette cuisine dont elle n’était même plus certaine, avoua-t-elle dans un hoquet de détresse, d’avoir envie, là, assise en chemise de nuit dans sa vieille cuisine si sympathique, pourquoi ne pas tirer un trait sur toute cette histoire, elle se sentait si mal, si mal.

Et Rudy avait employé une bonne heure à lui rappeler qu’elle avait poussé la porte de chez Manille précisément parce qu’elle ne supportait plus le mobilier démodé et disparate de sa cuisine actuelle, puis, presque grisé de fatigue et d’ennui, il lui avait assuré que son espérance tacite de voir sa vie égayée, transformée grâce à l’installation de placards astucieux et d’une hotte télescopique, que cette espérance n’était pas absurde — Menotti voulait-elle lui faire confiance ?

Il avait raccroché épuisé mais trop nerveux pour tenter de se rendormir.

Une bouffée de haine l’avait envahi à l’encontre de Menotti, non parce qu’elle l’avait réveillé mais parce qu’elle avait pu seulement envisager d’annuler les semaines d’un travail fastidieux, rebutant, qu’il avait consacrées à essayer d’adapter les désirs compliqués et téméraires de cette femme au mince budget dont elle disposait.

Oh, le temps qu’il avait perdu devant l’ordinateur à chercher le moyen d’intégrer un comptoir américain ou une poubelle à ouverture automatique dans les plans qu’elle avait approuvés avant de se raviser, l’écœurement qui l’avait pris souvent de constater qu’il devait engager pour d’aussi vulgaires questions pas moins que son intelligence entière, et toutes ses facultés de concentration et toute son ingéniosité !

C’était là peut-être, pour la première fois aussi douloureusement, alors qu’il venait de rassurer Menotti au cœur de la nuit, qu’il avait mesuré l’ampleur de sa dégringolade.

Il avait passé avec sa cliente une revue générale de cette cuisine qu’il trouvait grotesque, inutile (équipée comme pour recevoir chaque jour des hôtes nombreux et délicats alors que Menotti vivait seule et, de son propre aveu, n’aimait guère préparer à manger) puisque tel était maintenant son rôle, telle était sa vie, et Menotti ne pouvait imaginer qu’il avait prétendu à un poste de professeur d’université ni qu’il s’était considéré à un moment comme un expert de la littérature du Moyen Âge car rien ne se laissait plus deviner en lui maintenant de cette belle érudition qu’il avait eue, qui doucement s’estompait, doucement ensevelie sous la cendre des tracas n’en finissant pas de se consumer. Ceux qui sont en mariage ressemblent au poisson étant en grande eau en franchise

Comment s’extraire, s’était-il demandé avec une lucidité froidement désespérée, de ce rêve infini, impitoyable, qui n’était autre que la vie même ? … qui va et vient où il lui plaît et tant va et vient qu’il trouve une nasse…

Elle t’attend, vas-y tout de suite, disait Manille.

Se pouvait-il qu’il fût en train de lui parler de Fanta ?

Rudy était sûr d’une chose, c’est que, si Fanta avait cessé de l’attendre, lui, son mari, elle n’attendait pas davantage ce Manille qui, pour certaines raisons que Rudy ignorait, l’avait déçue.

Manille tourna les talons.

— Je dois passer chez Mme Menotti, c’est ça ? cria Rudy.

Manille hocha la tête sans le regarder, puis il rejoignit le hall d’exposition où, le temps de parler à Rudy, il avait laissé ses deux clients juchés sur des tabourets de bar, leurs grosses jambes pendant gauchement au ras du sol.

L’homme, de loin, souriait vaguement à Rudy.

Il tenait son béret posé sur ses genoux et Rudy pouvait voir, même à cette distance, la luisance pâle de son crâne nu au-dessus de son front coloré.

Ils sont parmi nous !

Comment savoir, se demanda-t-il, si ce couple intéressé par une cuisine complète de bois foncé, à l’ancienne, avec poignées de placard en fer forgé et faux petits trous de vers xylophages, ne faisait pas partie des anges dont maman était certaine qu’ils nous visitaient régulièrement et que, si notre âme était avertie (grâce aux brochures de maman), nous pouvions les reconnaître ?

Comme Rudy lui souriait en retour, l’homme aussitôt porta son regard ailleurs, visage fermé… où il y a plusieurs poissons qui se sont pris à l’appât qui était dedans, qu’ils ont senti bon et flairant, et quand celui poisson le voit il travaille moult pour y entrer…

Rudy se leva, alla jusqu’au bureau de Cathie, affectant un air dégagé.

Son anus le brûlait toujours terriblement.

Il décrocha le téléphone de Cathie qui pinça les lèvres mais ne dit rien.

En tant que vendeur subalterne, il n’avait pas droit à une ligne directe.

Il composa son propre numéro, laissa sonner une dizaine de fois.

Une brusque poussée de transpiration mouilla ses mains, ses tempes.

Fanta n’entendait pas ou elle avait choisi de ne pas répondre, ou bien encore, songea-t-il, elle était dans l’incapacité de répondre car absente ou…

Quand il eut reposé le combiné, il croisa le regard embarrassé, troublé de Cathie.

— Il paraît que Menotti veut me voir, lança-t-il d’un ton enjoué.

Mais il avait si mal qu’il sentait le rictus coutumier retrousser le coin de sa lèvre supérieure. N’y pouvant plus tenir, il se gratta d’une main, brièvement, avec frénésie.

— Rudy, je crois que Mme Menotti est vraiment furax, dit Cathie d’une voix basse, comme à regret.

— Tiens, pourquoi ?

La vieille et confuse impression qu’il avait failli à son devoir envers Menotti, non pas volontairement mais par une éclipse coupable de sa vigilance, assécha légèrement sa bouche.

Qu’avait-il donc fait ou omis de faire ?

Menotti, petite employée de banque, n’avait pas beaucoup d’argent.

Elle avait pris un crédit de quelque vingt mille euros pour financer cette cuisine et Rudy avait dû jongler avec diverses pièces d’équipement tirées de plusieurs modèles de cuisine dont certains étaient en solde pour contenter les exigences de Menotti, qui étaient grandes, cette femme pragmatique, rompue aux calculs, feignant soudain de ne pas comprendre que la liste chiffrée de ses volontés excédait largement la somme qu’elle avait empruntée.

On pouvait dire qu’il s’était embêté avec cette cuisine !

Il s’était montré, en un sens, dévoué, disponible, dégourdi.

Et cependant, une fois le tout commandé, lui étaient restés comme un arrière-goût déplaisant, le pressentiment d’une menace… et va tant à l’environ qu’il trouve l’entrée et il entre dedans, cuidant être en délices et plaisances, comme il cuide que les autres soient, et quand il y est il ne s’en peut retourner…

Ô mon Dieu, qu’avait-il encore fait ?

Il n’avait pas le souvenir, depuis quatre ans qu’il travaillait chez Manille (quatre ans de sa vie !), d’avoir jamais rien accompli rigoureusement comme il se devait.

Il avait accumulé, par ennui et ressentiment, les petites erreurs, des peccadilles dont certains clients toutefois se souvenaient suffisamment pour déclarer à Manille qu’ils ne voulaient pas de Rudy Descas, quand ils revenaient pour un achat quelconque.

Mais dans le cas de Menotti il s’était pourtant donné du mal.

— Comment va ta femme ? lui demandait Cathie.

Il sursauta, battit des paupières tout en se trémoussant involontairement.

— Bien, bien.

— Et le petit ?

— Djibril ? Bien, oui, je crois.

Il lui sembla qu’elle le fixait alors avec le même sourire malicieux, un peu lointain, prudent, que l’homme au béret tout à l’heure.

La panique le submergea.

De quoi souriait-elle donc au cœur de son halo rougeâtre ? Et quand il y est il ne s’en peut retourner.

— Tu ne sais vraiment pas ce que me veut cette Menotti ? demanda-t-il encore avec son air désinvolte, comprenant bien l’inutilité de son insistance mais ne pouvant se résoudre à s’en aller avant qu’un quelconque éclaircissement lui fût donné, et non seulement des ennuis de Menotti mais des incompréhensibles épreuves de sa vie à lui, de sa vie entière. Il ne s’en peut retourner.

Cathie fixa son écran, l’ignorant ostensiblement.

Alors l’impression le frappa que, une fois quittée cette pièce, il n’y reviendrait plus, qu’on ne le lui permettrait pas et que, pour une raison qu’il ne pouvait encore entrevoir, on préférait ne pas l’en avertir déjà — parce qu’on le craignait ?

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour Menotti, tu le sais ? Je n’ai jamais donné autant de moi-même, depuis que je travaille ici, que pour cette foutue cuisine. Les heures supplémentaires, je les ai faites sans les compter.

Il était calme et il pouvait sentir sur son visage la chaleur de son calme, de son sourire léger.

Les tiraillements de son anus s’apaisaient.

Comme Cathie s’entêtait à feindre de ne pas se rendre compte de sa présence, et parce qu’il songeait soudain que, s’il ne revenait pas au bureau, il ne la reverrait peut-être jamais, il se pencha doucement vers le lobe minuscule et rosé de son oreille presque translucide.

Il chuchota, calme et doux — aussi doux, aussi calme, pensa-t-il, que le jeune homme qu’il avait été :

— Je devrais le buter, non ? Manille ?