Elle pencha vivement la tête de côté pour s’éloigner de lui.

— Rudy, fiche le camp, maintenant.

Il leva les yeux et regarda encore une fois, à travers la baie vitrée, la villa ensoleillée de Manille avec son entrée importante, disproportionnée, très semblable, cette grosse maison basse, à celles que se faisaient construire dans le quartier des Almadies les riches entrepreneurs et de fait très comparable, se dit-il dans une violente secousse de toute son âme, et de fait, oui, très similaire à la villa qu’avait bâtie à Dara Salam son père Abel Descas qui avait alors préféré pour les volets non pas ce bleu provençal aujourd’hui partout répandu mais un rouge sombre lui rappelant le Pays basque dont il était issu, ne soupçonnant pas, comment l’eût-il pu mais il ne s’en peut retourner, que le rouge à peine moins sombre du sang de son ami, de son associé et ami, teindrait à jamais cette pierre très blanche et poreuse qu’il avait choisie pour la vaste terrasse.

Oui, songea Rudy, les hommes ambitieux aux jambes fortes plantées bien droit sur le sol, sans le moindre fléchissement gracieux du genou, comme Manille ou Abel Descas, édifiaient des maisons semblables car ils étaient de la même sorte d’hommes bien que le père de Rudy eût trouvé offensant ou comique d’être comparé à un marchand de cuisines, lui qui avait su, très tôt, s’arracher de sa province, franchir l’Espagne et un petit bout de Méditerranée, puis le Maroc et la Mauritanie avant d’arrêter sa vieille, valeureuse Ford au bord du fleuve Sénégal, là où, s’était-il dit immédiatement, s’appliquant déjà à forger sa petite légende familiale, il fonderait un village de vacances comme il n’en avait encore jamais existé.

Oh oui, songea Rudy, cette espèce bien particulière d’hommes aux désirs pragmatiques mais non moins ardents que s’ils étaient spirituels n’éprouvaient jamais le sentiment qu’il leur fallait lutter jour après jour contre les figures glaciales de quelque rêve infini, monocorde et subtilement dégradant.

Avant de s’éloigner du bureau de Cathie, comme il la sentait raide et apeurée et que ses petits yeux immobiles s’acharnaient désespérément à éviter de croiser les siens, il ne put s’empêcher de lui dire encore, d’une voix qui tremblait un peu :

— Si tu savais toute la douceur que j’ai au fond de moi !

Elle eut un gloussement rauque, involontaire.

Mais son père ou Manille, eux, quoique redoutables dans leur genre, n’étaient pas de ces hommes dont les femmes ont peur, alors que lui, mon Dieu, comment en était-il arrivé là…

Il ramassa sur sa propre table les brochures de maman et en fit un rouleau qu’il enfourna dans une poche de son pantalon.

Il traversa la grande pièce baignée de lumière, ne doutant pas que ses collègues le suivaient du regard avec soulagement ou dédain ou autre chose encore dont il ne pouvait avoir idée.

Et pourtant, là, comme il allait atteindre la porte vitrée de son pas toujours entravé par les élancements de son rectum, les cuisses éloignées l’une de l’autre alors que nulle musculature excessive ne les y contraignait (car il avait les jambes fines, sinon maigres, et voilà qu’il marchait un peu comme son père ou Manille, ces hommes dont les cuisses massives les forçaient à garder les genoux très écartés), il s’amusa de la pensée que ses collègues avaient trouvé peut-être en lui leur ange.

Il avançait, nimbé de blondeur scintillante, tel qu’autrefois lorsqu’il quittait son petit appartement du Plateau et descendait l’avenue vibrante de chaleur en étant parfaitement et tranquillement conscient de l’entière honnêteté de son cœur, de la plénitude de son honneur.

Il aurait voulu lancer à ses collègues, joyeux, aimable, séduisant, si naturellement gentil : Je suis le Ministre dont ma mère vous a parlé !

N’y avait-il pas eu une époque, il s’en souvint avec malaise, où maman décolorait à l’eau oxygénée les cheveux couleur lin clair de son petit Rudy afin qu’il parût plus blond encore, presque blanc ?

Il se rappelait la déplaisante odeur de l’alcool qui finissait par le plonger dans une somnolence hébétée, tassé sur un tabouret dans la cuisine de cette maison où Manille lui avait appris tout à l’heure qu’il avait passé tant de mercredis, aussi devait-il être bien jeune quand maman s’était mise en tête de lui attribuer ainsi l’élément le plus conventionnel de la figure angélique car ces séances s’étaient interrompues quand ils étaient partis rejoindre en Afrique le père de Rudy.

Peut-être, se dit-il, maman avait-elle jugé que, là-bas, la blondeur naturelle des cheveux de Rudy suffirait largement à l’asseoir comme séraphin ou bien n’avait-elle pas osé continuer cette pratique en présence du père de Rudy qui, incrédule, railleur, brutal, avait planté là son propre gardien et, pour le semer, s’était sauvé en galopant toujours plus loin dans les ombres de ses calculs cyniques, de ses tactiques et plans plus ou moins secrets, plus ou moins licites.

Je suis votre messager des Trônes ! voulut-il crier, et cependant il s’en dispensa, ne tenant pas à tourner la tête vers ses collègues.

Il lui plaisait soudain de se dire que ces derniers accueillaient peut-être en cet instant précis une révélation de ce genre en le voyant passer, là, devant eux, les jambes un peu bizarrement disjointes, la démarche un peu roide, mais auréolé malgré cela d’une formidable, lumineuse majesté, d’un resplendissement solaire.

Il n’avait pas su défendre Fanta.

Il s’était prétendu le veilleur, en France, de sa fragilité sociale, et il l’avait laissée tomber.

Il poussa la porte, pénétra dans le hall d’exposition.

Les deux clients de Manille en étaient maintenant à choisir les tabourets du bar américain sur lequel, Rudy était prêt à le parier, ils ne prendraient jamais le moindre repas, auquel ils ne s’accouderaient même jamais pour boire un café, préférant la petite table malcommode qui leur avait toujours servi jusqu’alors et qu’ils trouveraient le moyen de réintroduire en douce dans la cuisine toute neuve que Manille leur aurait installée, et quand, à l’occasion d’une visite de leurs enfants, ceux-ci s’étonneraient et les gronderaient presque d’avoir relogé leur vieille table graisseuse, aux rainures emplies de miettes, au coin du comptoir, gênant ainsi l’accès au réfrigérateur, ils se justifieraient, pensa Rudy, en arguant que c’était provisoire et qu’ils élimineraient leur chère table dès qu’ils auraient trouvé tel petit meuble qui leur manquait encore pour déposer, lorsqu’ils rentraient des courses, les sacs et les cartons.

Manille leur faisait caresser la moleskine brune d’une paire de tabourets en bois foncé.

Il attendait près d’eux, infiniment patient, jamais pressant, jamais désireux d’en finir.

L’homme, de loin, entendant le pas de Rudy, leva les yeux.

Il l’observa plus longuement, songea Rudy avec émotion, qu’on ne le fait généralement, d’un regard amène, accueillant.

Rudy eut l’impression que l’autre esquissait le geste de soulever son béret pour le saluer.

Et alors qu’un tel mouvement accompagné du regard insistant, la veille encore, l’eût inquiété et gêné et qu’il se fût immédiatement demandé quelle sorte de désagrément allait s’ensuivre, il se dit avec gaieté que ce type l’avait sans doute simplement reconnu.

Je suis l’esprit des Dominations !

Oui, le gars avait peut-être eu entre les mains un des tracts de maman et, voyant passer Rudy ainsi constellé, un sentiment d’évidence et de béatitude le touchait en plein cœur.

Es-tu celui qui doit prendre soin de moi ? semblait demander son regard.

Que répondre ?

Rudy sourit de toutes ses dents, ce qu’il évitait généralement de faire car il n’ignorait pas que, tout comme la peur, le ravissement distordait ses lèvres et lui donnait un air désagréable.

Regardant le type droit dans les yeux, il forma muettement, de sa bouche mobile : Je suis le petit Maître des Vertus !

Il hâta le pas et sortit du magasin.

La chaleur du parking le terrassa, le dégrisa.

Non pas, marmonna-t-il, qu’on eût pu lui reprocher d’avoir sciemment abandonné Fanta à sa solitude d’exilée, et quant au fait qu’elle n’eût pas exactement les qualifications exigées pour enseigner en France, il n’en était pas responsable.

Et cependant ne le quittait jamais cette certitude qu’il l’avait trompée en l’attirant ici, puis qu’il avait détourné son visage du sien, qu’il avait rejeté la mission, implicitement acceptée lorsqu’ils se trouvaient là-bas, de veiller sur elle.

C’est qu’il sortait alors d’une telle mortification !

Quelle raclée on lui avait mise, quelle raclée !

Il lui semblait parfois s’en ressentir encore quand il levait haut les bras mais c’était surtout lorsque l’asphalte brûlant du parking de Manille exhalait son odeur de pétrole qu’il se revoyait avec une pénible netteté étendu à plat ventre sur une surface du même genre, du bitume ramolli par la chaleur, et les épaules et les reins écrasés par des genoux pointus, son visage tuméfié luttant pour se dresser, éviter le contact avec le goudron poussiéreux et collant.

Des années plus tard, une telle vision le faisait encore rougir de honte et de stupéfaction.

Il sentit pourtant, là, pour la première fois, tout ce qu’il entrait de machinal dans cette réaction.

Il inspira bien fort, s’imprégnant du relent âpre.

Il s’aperçut alors que l’opprobre l’avait quitté.

Oui, c’était bien lui, Rudy Descas, que des adolescents du lycée Mermoz avaient roué de coups de pied avant de le projeter à terre et de lui broyer les côtes contre le goudron, finissant par lui aplatir la figure, qu’il avait tenté de garder levée, sur le sol de la cour, c’était sur sa joue à lui que se trouvaient imprimées à jamais maintenant de fines cicatrices, et ces épaules très légèrement souffrantes encore étaient les siennes — et cependant l’abjection ne lui appartenait plus, non qu’il pût ni souhaitât la renvoyer sur un autre que lui, mais parce qu’il sentait au contraire qu’il l’acceptait et que cela lui donnait dans le même temps la possibilité de s’en délivrer, comme d’un rêve sempiternel, glacial, d’un interminable rêve terrorisant auquel, tout en l’endurant, on se soumet, sentant que dès lors on y échappera.

Lui, Rudy Descas, ancien professeur de lettres au lycée Mermoz et spécialiste du Moyen Âge, ne faisait plus corps avec l’infamie.

Il avait perdu réputation et dignité et il était rentré en France, entraînant Fanta, en sachant que la flétrissure le poursuivrait car elle était en lui et il s’était persuadé qu’il n’était plus que cela tout en la haïssant et la combattant.

Et voilà qu’il y consentait et s’en trouvait allégé.

Voilà qu’il pouvait, calmement, doucement, repasser dans sa mémoire les images de cette violente humiliation — et l’humiliation ne se rapportait plus à lui tel qu’il était, en ce moment, debout dans l’air chaud et sec, et la masse qui avait lesté son cœur et empli sa poitrine d’une matière dense, oppressante, il la voyait se dissoudre et le déserter alors qu’il se rappelait précisément les visages des trois jeunes gens qui l’avaient assailli, qu’il pouvait même encore sentir dans sa nuque le souffle un peu aigre (la peur, l’excitation ?) de celui qui l’avait maintenu plaqué au sol — ces trois visages, oh, sombres et beaux dans leur jeunesse irréprochable, qui la veille seulement s’étaient tendus vers lui parmi les autres dans la classe pour l’écouter, concentrés, innocents, leur parler de Rutebeuf.

Il revoyait ces visages et n’en était pas affligé.

Il se demanda : Tiens, que peuvent-ils faire aujourd’hui, ces trois-là ?

Il se mit à marcher vers sa voiture, posant chaque pied fermement pour le plaisir de le sentir poisser au goudron et de l’entendre s’en détacher avec un petit bruit de baiser.

Il revoyait tout cela et n’en était pas affligé.

Comme il faisait chaud !

Les fourmillements de son anus se réveillaient.

Oh, il revoyait tout cela et…

Quel bonheur, se dit-il.

Il se gratta, non sans plaisir, conscient que son prurit ne le précipiterait plus dans les mêmes gouffres de colère et de découragement, qu’il n’avait plus de raison de considérer ces maux ordinaires comme un châtiment ou une illustration de son infériorité.

Il était capable maintenant de…

Il posa la main sur la poignée de la portière chauffée à blanc.

Il n’ôta pas ses doigts tout de suite.

Cela le brûlait et c’était désagréable mais il lui sembla percevoir mieux encore, par contraste, la légèreté nouvelle de son esprit et la vacuité de sa poitrine, l’élargissement de son cœur — libre enfin ! cria-t-il en lui-même.

Et comment cela ?

Comment cela se faisait-il ?

Il regarda longuement, tout autour de lui, les grosses voitures grises et noires de ses collègues et la route devant le parking avec ses alignements d’entrepôts et de pavillons et il leva son front pour l’offrir délicieusement au soleil infernal — enfin libre !

Et de quoi était-il maintenant capable ?

Très bien, il pouvait aller jusqu’au bout malgré la légère rougeur d’embarras dont il sentait s’empreindre ce front qu’il haussait vers le ciel, il pouvait parfaitement aller jusqu’au bout et mettre à l’épreuve sa liberté toute neuve en reconnaissant, pour la première fois, que les trois adolescents ne l’avaient pas agressé.

Ce qu’il restait en lui de l’ancien Rudy Descas protesta.

Mais il tenait bon, même si un début de panique, de désarroi le faisait maintenant frissonner.

Il tira la portière, se laissa tomber sur le siège.

L’intérieur de la voiture était suffocant.

Il tâcha pourtant d’inspirer à grandes goulées cet air confit pour s’apaiser et repousser la peur, l’effroyable peur qui s’avançait vers lui à l’idée que, s’il admettait que ces garçons ne l’avaient pas attaqué, il devrait concéder également que c’était lui, Rudy Descas, alors professeur de lettres au lycée Mermoz de Dakar, qui s’était jeté sur l’un d’eux, entraînant les deux autres à venir secourir leur camarade.

Vraiment ?

Oui, c’est bien ainsi que les choses avaient dû se passer, pas vrai, Rudy ?

Un flot de larmes acides lui monta aux yeux.

Il avait si bien travaillé à se persuader du contraire qu’il n’était pas encore sûr de la réalité de la vérité.

Il n’en était pas encore sûr.

Il tendit le bras vers la banquette arrière, attrapa sa vieille serviette, tamponna ses paupières.

Mais, cette vérité-là, pouvait-il l’entrevoir et ne pas s’en trouver affligé ?

La cour du lycée étalait au soleil de midi sa vaste étendue de goudron grésillant.

Rudy Descas sortait de l’établissement de son pas agile, heureux, de jeune professeur aimé et brillant, aimé de ses élèves comme de ses collègues et de sa femme Fanta qui comptait parmi ces derniers, et nul besoin pour lui alors, se dit Rudy sans amertume, nul besoin de se croire ministre des volontés divines pour sentir autour de sa personne un halo de bienveillance, de triomphe subtil, d’ambitions raffinées.

Le goudron adhérait légèrement à la semelle de ses mocassins.

Ce contact l’avait mis en joie et il souriait encore pour lui-même quand il avait passé la grille du lycée et ce sourire s’était répandu comme un geste bénisseur involontaire vers les trois adolescents qui étaient là, attendant à l’ombre chétive d’un manguier, leurs visages luisant au soleil de midi.

Tous trois faisaient partie de ses élèves.

Rudy Descas les connaissait bien.

Il avait pour eux une affection particulière car ils étaient noirs et venaient de milieux modestes et l’un d’eux, croyait-il savoir, avait un père pêcheur à Dara Salam, le village où Rudy et ses parents avaient vécu autrefois.

Assis dans sa voiture, sur le parking de Manille, Rudy se rappela ce qu’il éprouvait toujours alors quand son regard se posait sur le fils du pêcheur : une amitié excessive, délibérée, anxieuse, sans rapport avec les qualités propres de ce garçon et qui aurait pu soudainement virer à la haine sans que Rudy s’en fût vraiment rendu compte, sans qu’il eût même pu comprendre que c’était de la haine et non plus de l’amitié qu’il avait pour son élève.

Car la figure du garçon l’obligeait à penser à Dara Salam.

Il luttait avec horreur contre toute vision de Dara Salam.

Et cette lutte se transformait en affection disproportionnée pour l’adolescent, cette affection qui était peut-être de la haine.

Mais, en plein midi de cette journée figée, brûlante, de saison sèche, alors qu’il sortait du lycée l’esprit paisible et heureux, son sourire avait enveloppé les trois garçons pareillement, avait coulé vers eux, impersonnel, satisfait, avec l’exquisité d’une onction.

Le fils du pêcheur avait-il pu deviner brusquement que l’extrême gentillesse de Rudy Descas à son égard n’était qu’un moyen désespéré de contenir l’hostilité que lui aurait inspirée sinon son visage de Dara Salam ?

Était-ce cela, de la haine enfin dévoilée, que charriait visiblement le sourire du professeur, dans la clarté blanchâtre de midi ?

L’air chaud tremblotait.

Pas un souffle n’agitait les feuilles grises du manguier.

Rudy Descas se sentait si chanceux à cette époque, si prospère.

Le petit Djibril était né deux ans auparavant et c’était un enfant souriant et volubile dont nulle peur de son père, nulle gêne face à celui-ci ne venait encore creuser le front d’un pli perplexe, comme c’était le cas aujourd’hui.

Rudy avait demandé un poste dans une université étrangère et son ultime entretien avec le directeur du département des littératures médiévales s’était déroulé au mieux et il ne doutait pas que la réponse serait positive, à tel point qu’il l’avait déjà, au téléphone, annoncé à maman, par pure vanité.

Ton fils, gardien de ton âge mûr, professeur d’université, agrégé de lettres classiques.

Oh, comme la vie était bonne.

Même si ce n’était guère dans le tempérament de sa femme de l’exprimer, il sentait que Fanta l’aimait, et qu’elle aimait à travers lui l’existence qu’ils s’étaient faite tous les deux dans leur bel appartement du Plateau récemment loué.

Il lui arrivait parfois de penser que Fanta aimait l’enfant encore plus qu’elle ne l’aimait, lui — qu’elle aimait l’enfant d’un amour semblable, mais plus fort, alors qu’il avait cru que cet amour serait de nature différente et que lui ne perdrait rien.

Il pensait avoir perdu, qu’elle s’était un peu éloignée de lui.

Mais cela n’avait guère d’importance.

Il était alors si soucieux du contentement de Fanta qu’il acceptait et presque se réjouissait qu’elle fût heureuse légèrement à ses dépens.

Alors, oui, dans cette vie parfaite, seules les réminiscences de Dara Salam qu’il devait combattre chaque fois qu’il voyait ce garçon jetaient l’ombre d’une déroute possible.

Le jeune homme était sorti du couvert du manguier, lentement, avec effort, comme s’il devait, lui, faire front au sourire terrible de Rudy.

D’une voix calme, distincte, définitive, il avait lancé :

Fils d’assassin.

Et, s’était dit Rudy par la suite, se disait-il encore à présent sur le parking de Manille, davantage que le sens de ces paroles l’avait littéralement poignardé le tranquille aplomb de cette voix qui ne prenait seulement pas la peine, n’avait seulement pas le tact de l’insulter.

Par les lèvres du fils du pêcheur la simple vérité s’énonçait, sans intention, parce qu’il devait en être ainsi, et c’était peut-être le sourire même du professeur qui avait permis à la vérité de s’exposer, ce sourire faux, suave, rempli de haine et de peur.

Rudy avait lâché son cartable.

Sans savoir ni comprendre ce qu’il faisait, ce qu’il allait faire, il avait sauté à la gorge du garçon.

Quelle impression bouleversante que de sentir sous ses pouces le tube annelé, tiède, moite, de la trachée — Rudy s’en souvenait mieux que de tout le reste, et il se souvenait de n’avoir pensé, en appuyant sur le cou du garçon, qu’à la chair tendre du petit Djibril, son fils qu’il baignait chaque soir.

Machinalement il retourna ses mains, les regarda.

Il lui semblait retrouver au bout de ses doigts, dans le gras des premières phalanges, cette sensation de douceur résistante qui l’avait grisé, et la bosse mobile et ferme de la jeune pomme d’Adam qu’il avait pressée en proie à une colère exultante, enivrée d’elle-même.

C’était la première fois de sa vie qu’une telle fureur le saisissait, la première fois qu’il se jetait sur quelqu’un, et c’était comme s’il découvrait enfin sa véritable individualité, ce pour quoi il était fait et ce qui lui procurait du plaisir.

Il s’était entendu geindre, souffler sous l’effort — à moins que ce n’eût été les grognements du garçon, qu’il prenait pour les siens.

Il avait poussé l’adolescent dans la cour du lycée, toujours accroché à son cou qu’il serrait de toutes ses forces.

Le jeune homme s’était mis à transpirer abondamment.

Fini, fini d’être gentil, répétait une petite voix hargneusement triomphante dans la tête de Rudy.

Qu’avait-il dit, le salopard ?

— Qu’est-ce que tu as dit, hein ? Fils d’assassin, très bien, alors soyons loyal à notre sang, pas vrai ?

Étaient-ils de même nature, le sang de l’associé de son père qui avait teint irrémédiablement le beau carrelage poreux de la terrasse, et le propre sang d’Abel Descas éclaboussant le mur de sa cellule à la prison de Reubeuss, et le sang de ce garçon, le fils du pêcheur de Dara Salam, qui ne manquerait pas de jaillir de son crâne si Rudy réussissait à le renverser puis à lui frapper la tête contre le sol de la cour ?

— Salopard, avait-il grondé mécaniquement, sans plus savoir très bien, dans son allégresse forcenée, pour quelle raison il injuriait celui qui lui causait une telle jouissance.

Une violente douleur avait traversé son dos, ses épaules.

Il avait senti glisser entre ses mains le cou trempé de sueur.

Ses genoux, puis sa poitrine, avaient heurté durement le sol, il avait eu le souffle coupé.

Il avait tenté de garder la tête aussi haut levée que possible avant qu’un bras la lui plaque contre terre, blessant sa joue, écorchant sa tempe aux minuscules cailloux pris dans le goudron.

Il avait entendu les garçons ahaner et l’invectiver.

Leurs voix étaient fiévreuses, déconcertées, sans colère, comme si les mots qu’ils lui lançaient faisaient partie du traitement qu’ils devaient bien lui administrer, par sa faute.

Ils se demandaient à présent que faire de lui, leur professeur de lettres dans les reins duquel ils enfonçaient leurs genoux osseux, ne mesurant pas, comprenait Rudy, à quel point ils lui faisaient mal.

Craignaient-ils, s’ils le relâchaient, qu’il les attaque de nouveau ?

Il avait essayé de bredouiller que c’était fini, qu’ils n’avaient pas à avoir peur de lui.

Il n’avait réussi qu’à baver sur le goudron.

En voulant remuer, ses lèvres écrasées contre le sol s’étaient éraflées.

Rudy mit le contact, passa la marche arrière et la vieille Nevada ronflante, fumante, se dégagea de sa place.

Et alors que, depuis quatre ans, il entretenait soigneusement pour lui-même la théorie de la cruauté profonde de ces trois garçons qui l’auraient agressé puis brutalisé à plaisir, il savait maintenant qu’elle était mensongère — oh, il l’avait su mais en refusant de le savoir, et voilà qu’il ne le refusait plus et qu’il se rappelait la gentillesse, l’embarras, l’étonnement qu’il avait perçus chez eux alors qu’ils le tenaient immobilisé et lui causaient sans s’en rendre compte une douleur dont il ne se remettrait jamais complètement, car ils cherchaient le moyen de sortir de cette situation en protégeant leur dignité et leur sécurité comme celles du professeur, et chez eux nul désir de vengeance, nulle volonté de le malmener malgré l’effroi et la souffrance qu’il venait d’occasionner au garçon de Dara Salam.

Il avait compris, en les entendant parler au-dessus de lui, en écoutant leurs voix nerveuses, stupéfaites, dénuées de rancœur, qu’ils admettaient parfaitement, avec leur bon sens adolescent, que le professeur eût pété les plombs, même si cela les surprenait venant de ce professeur-là.

Alors que Rudy, lui, haïssait le garçon de Dara Salam.

Alors qu’il avait haï, jusqu’à maintenant sur le parking de Manille, ses trois élèves qu’il avait rendus responsables en son cœur de son retour forcé en Gironde, de ses ennuis, de son malheur.

Nul doute, se dit-il en quittant le parking pour s’engager sur la route, que le ressentiment général, la colère et la mystification avaient pris leurs quartiers en lui à ce moment-là — lorsqu’il avait choisi de se croire la victime des garçons plutôt que de regarder en face cette haine enrobée de sourires et d’amitié, tout droit issue de Dara Salam où Abel Descas avait assassiné son associé.

Oh oui, nul doute, se dit-il, que sa disgrâce actuelle était partie de là, de sa lâcheté, de sa complaisance envers luimême.

Il refit en sens inverse le trajet effectué une heure auparavant mais, au rond-point, il tourna un peu plus longuement autour de la statue pour obliquer vers une route large, bordée de hauts talus, au bout de laquelle se trouvait la maison de Menotti.

À l’instant où il se demandait s’il pourrait s’autoriser à prier Menotti de le laisser utiliser son téléphone pour tenter de joindre Fanta (que fait-elle, mon Dieu, et dans quelle disposition d’esprit ?), il remarqua le ventre clair, les vastes ailes brunes d’une buse volant bas, face à lui.

Il leva le pied de l’accélérateur.

La buse fonçait sur le pare-brise.

Elle crocha ses griffes aux essuie-glaces, plaqua son abdomen à la vitre.

Rudy eut une exclamation de surprise et freina brutalement.

La buse ne bougea pas.

Ses ailes déployées sur toute la largeur du pare-brise, tête tournée vers le côté, elle fixait sur lui son œil horriblement sévère et jaune.

Rudy klaxonna.

La buse eut un frémissement de tout son poitrail, cependant elle sembla affermir encore la position de ses serres et, sans quitter de son regard froidement accusateur le visage de Rudy, elle poussa un cri qui parut à celui-ci d’un chat furieux.

Lentement, il sortit de la voiture.

Il laissa la portière ouverte, n’osant s’approcher de l’oiseau qui, pour continuer de le scruter, avait légèrement déplacé sa tête et l’observait maintenant, tenace, glacial, de son autre œil.

Et Rudy songea, liquéfié de tendresse et d’anxiété : Brave petit dieu de maman, bon petit père, faites qu’il ne soit rien arrivé à Fanta.

Il tendit vers la buse un bras qui tremblait un peu.

Elle se détacha du pare-brise, poussa de nouveau son cri rageur, chargé d’une irrévocable condamnation, et prit pesamment son envol.

Comme elle s’élevait au-dessus de Rudy, l’une de ses griffes lui écorcha le front au passage.

Il sentit sur ses cheveux le battement d’une aile lourde.

Il se rejeta dans la voiture, claqua la portière.

Il soufflait si fort qu’il eut un instant l’impression que ce bruit venait d’un autre — mais non, c’était bien de sa bouche que sortait cette expiration paniquée, étonnée, sifflante.

Il attrapa la serviette sur le siège arrière, l’appliqua sur son front.

Puis il contempla longuement, hébété, la serviette tachée de sang.

Comment pouvait-il assurer Fanta de sa toute nouvelle intelligence de leur situation ?

Comment pouvait-il lui faire comprendre que, quoi qu’il lui eût dit ce matin-là, et si vraiment les mots grotesques dont il n’était pas sûr de se souvenir avaient franchi ses lèvres, il était un homme différent et que, dans le cœur de cet homme-là, ni le courroux ni le mensonge ne trouveraient plus à se nourrir ?

Il songeait, effrayé, évaluant prudemment d’un doigt la blessure de son front : Il n’était plus besoin, Fanta, de m’envoyer cet oiseau punisseur — vraiment, il n’en était plus besoin…

Il se remit en route, conduisant d’une main, l’autre ne pouvant s’empêcher de monter à son front et de tâter, stupéfaite, la griffure en forme de virgule.

C’est injuste, se répétait-il machinalement, c’est vraiment injuste.

Un peu plus loin, il s’arrêta devant la maison de Menotti.

La route était bordée tout du long par des fermes modestes qu’avaient rachetées et entrepris de restaurer des couples aisés qui n’avaient de cesse, à grand renfort de minutieux et somptueux aménagements intérieurs, de faire oublier les humbles origines de la maison (toit court, plafonds bas, fenêtres petites) ou tout au moins de leur donner l’air qu’elles procédaient elles aussi d’un choix, au même titre que le carrelage marocain, les tuyauteries de cuivre ou la vaste baignoire encastrée dans le sol.

Rudy avait compris que les revenus de Menotti ne lui permettaient guère d’aligner ses dépenses sur celles, luxueuses, maniaques, de ses voisins, et que sa cuisine resterait chez elle l’unique aperçu d’une soudaine folie de confort et de faste.

Il avait également remarqué, avec une inquiétude pleine d’irritation, qu’il était un domaine dans lequel Menotti compensait largement son infériorité économique.

Il appelait cela, en lui-même, le grand ravage conquérant.

Il descendit de voiture.

Il vit immédiatement que la volonté destructrice, sauvage, brouillonne de Menotti avait porté le coup de grâce au vieux pied de glycine, gros comme un tronc, qui avait pris racine quelque cinquante ans auparavant peut-être près de la porte d’entrée.

Quand Rudy était venu la première fois, d’abondantes grappes de fleurs mauves parfumées pendaient au-dessus de la porte, sous les fenêtres et les gouttières, suivant un fil métallique que les anciens habitants de la maison avaient fait courir sur la façade.

Il s’était haussé pour humer les fleurs, ému, enchanté par tant de beauté et de senteur données pour rien, et il avait ensuite félicité Menotti pour la luxuriance de sa glycine qui lui rappelait, oh oui, avait-il laissé échapper lui qui ne parlait jamais de sa vie passée, les fleurs du frangipanier de Dara Salam.

Il avait vu Menotti pincer les lèvres dans un mélange de scepticisme et de vague contrariété, comme, s’était-il dit, une mère aux tendresses inégalement réparties à laquelle on fait compliment de celui de ses enfants qu’elle n’aime pas.

D’un ton sec, condescendant, elle s’était plainte de la corvée des feuilles à l’automne — tant de feuilles à ramasser, et de pétales desséchés.

Elle avait montré à Rudy comment, sur le côté de la maison, elle avait déjà réglé son compte à un énorme bignonia qui avait eu l’audace de faire grimper le fol entremêlement de ses fleurs orangées sur le crépi gris.

Les branches fines, les feuilles lustrées, les puissantes racines, les corolles mortes, tout cela gisait, prêt à être brûlé, et Menotti l’avait désigné avec un fier mépris, héroïne d’un combat qu’elle avait remporté haut la main.

Accablé, Rudy avait poursuivi derrière elle le tour du jardin.

Ce n’étaient que lamentables vestiges d’une lutte absurde et féroce autant que désordonnée.

Les transports dévastateurs de Menotti, qui voulait nettoyer, faire propre, avoir du gazon, s’en étaient pris à la haie de charmes, ratiboisée, au vieux noyer, coupé au pied, aux nombreux rosiers, déterrés puis, Menotti s’étant ravisée, replantés ailleurs, et qui agonisaient.

Et Menotti allait, satisfaite d’asseoir par la destruction ses droits de propriétaire, comme si, avait songé Rudy en la voyant rouler ses larges hanches entre deux tas de buis centenaires arrachés, rien ne démontrait mieux la légitimité de sa toute-puissance que l’anéantissement du travail patient, des témoignages du goût simple, délicat, de tous ceux, fantômes innombrables, qui l’avaient précédée dans cette maison et qui avaient planté, semé, ordonné la végétation.

Et voilà qu’il découvrait que Menotti avait coupé la glycine.

Il n’en était pas surpris, il en était bouleversé.

La petite maison se dressait, dépouillée, austère, tristement réduite à la médiocrité, que les feuilles avaient cachée, de ses matériaux.

De la plante somptueuse ne demeuraient que quelques centimètres de pied à ras de terre.

Rudy, à pas lents, s’approcha du portillon.

Il regardait la façade nue, il éclata en sanglots.

Menotti, qui avait ouvert sa porte au bruit de la voiture, le trouva ainsi, immobile devant le portillon, les joues trempées de larmes.

Elle portait une tenue de sport violette.

Elle avait les cheveux courts, gris, et des lunettes à grosse monture de plastique noir qui lui donnaient un air perpétuellement courroucé et sans lesquelles, ainsi que Rudy l’avait déjà observé, son visage était celui d’une femme perdue, désarmée.

— Vous n’aviez pas le droit de faire ça ! cria-t-il.

— De faire quoi ?

Menotti semblait exaspérée.

Alors il retrouva dans sa bouche ce goût de fer, ce vague goût de sang qui lui remontait de la gorge quand il pensait à Menotti et à ce qu’il aurait dû encore faire, malgré tout ce qu’il avait déjà fait, et qu’il avait obscurément négligé par lassitude, puis oublié.

Il ne se ressouvenait maintenant que du manquement, non de l’objet de ce manquement.

— La glycine ! Elle n’était pas à vous !

— Elle n’était pas à moi ? hurla Menotti.

— Elle appartenait… à elle-même, à tout le monde…

Sa voix s’altéra, mourut dans l’embarras et la conscience de l’inutile.

Il était trop tard, trop tard de toute façon.

N’aurait-il pas dû, cette glycine admirable, tenter de la sauver ?

Comment avait-il pu imaginer que Menotti l’épargnerait ?

Comment avait-il pu, ayant constaté la brutalité de Menotti envers une nature qui n’était qu’ennemie et menace d’invasion, tranquillement tourner le dos à la glycine dont l’arrêt de mort était tombé de la bouche de Menotti, sèchement, lorsque celle-ci avait évoqué la corvée de feuilles ?

Il poussa le portillon, monta les quelques marches du perron.

La maison se tenait à présent solitaire au milieu du terrain herbeux et le soleil frappait sévèrement Menotti.

La glycine avait ombragé doucement cette même terrasse, ce même seuil de ciment, se rappelait Rudy effondré, et n’y avait-il pas eu aussi, au coin, un gros laurier qui exhalait paisiblement dans l’air chaud ses senteurs d’aromate ?

Disparu, le laurier, comme le reste.

Il percevait, flottant autour de Menotti, une odeur de fosse septique.

— Monsieur Descas, vous êtes un incapable, vous êtes un monstre.

Les yeux humides encore, mais indifférent à ce qu’elle pouvait penser (c’était comme si, quoique cherchant encore à l’atteindre, la honte ne pouvait plus le trouver), il affronta le regard scandalisé de Menotti.

Il comprit qu’elle avait largement passé le cap de l’indignation, qu’elle errait maintenant dans une zone trouble, proche du désespoir et d’une certaine griserie, où le moindre empêchement devait lui apparaître comme une agression déterminée.

Il comprit aussi qu’elle était, à sa manière, d’une absolue sincérité.

Alors une vague pitié le disputa en lui à la rancune.

Il se sentit soudain très fatigué, abattu.

Un nouvel accès de picotements attaqua son anus et il ne fit aucun effort, songeant à la glycine assassinée, pour préserver l’éventuelle pudeur de Menotti, pas plus que la sienne, incertaine et lasse.

À travers l’épaisseur du jean, il se gratta avec vigueur, avec hargne.

Menotti ne parut pas le remarquer.

Elle semblait hésiter maintenant entre la nécessité de le faire entrer (et il commençait à entrevoir la nature du problème, ce qu’elle lui reprochait) et une volonté presque aussi forte de n’avoir plus jamais affaire avec lui.

Enfin elle se détourna, fouetta l’air d’un geste sec pour lui intimer de la suivre.

Il vit que ses épaules tremblaient, tant elle était émue.

C’était la première fois qu’il revenait dans cette maison depuis qu’il avait pris les mesures de la cuisine plusieurs mois auparavant.

Et alors que s’amorçait en lui, comme il traversait l’entrée puis la salle à manger derrière Menotti, un pénible processus de discernement, tandis qu’une sensation de froid gagnait ses entrailles tandis que se précisaient dans son esprit les contours de sa faute, cette dernière lui sauta à la figure dans toute la brutalité de son évidence.

Il s’arrêta au seuil de la cuisine.

Frappé d’horreur, il eut peine à contenir un éclat de rire hystérique.

Il se gratta frénétiquement, sans y songer, tandis que Menotti se laissait tomber sur une chaise encore emballée de plastique.

Elle remontait sans cesse, inutilement, ses lunettes sur son nez, d’un doigt féroce.

Une trépidation convulsive agitait son genou.

— Mon Dieu, mon Dieu, laissa échapper Rudy.

Et il sentait maintenant l’humiliation rougir et chauffer sa nuque, ses joues.

Comment avait-il pu, lui qui avait tant travaillé, commettre une telle erreur de calcul ?

Il se savait peu capable en ce domaine mais il avait secrètement tiré orgueil de son manque de talent pour concevoir ces cuisines qu’il méprisait, à tel point que, bridé par son arrogance, il avait empêché toute amélioration notable de ses capacités.

Il ne voulait pas devenir bon dans le métier.

Il lui avait semblé que cette résistance préservait de la désagrégation complète l’érudition qu’il avait acquise dans son ancienne vie, ces connaissances subtiles et rares que, depuis longtemps, il n’avait plus la force, le courage, le désir de cultiver, d’entretenir, et qui perdaient de leur sûreté et de leur précision.

Mais une erreur pareille n’était que ridicule, pitoyable et n’avantageait en rien l’homme raffiné qu’il pensait avoir été, oh non, en rien, songeait-il, atterré.

Il avança d’un pas prudent.

Son regard et celui de Menotti se croisèrent et il repensa à la glycine et, plein de rancune encore, détourna les yeux, quoique ceux de Menotti lui eussent paru vidés à présent de la haine scandalisée qu’il y avait vue auparavant.

Même face au désastre, je refuse de communier avec elle, si c’est bien à cela qu’elle m’invite.

Car il avait eu l’impression chez elle maintenant d’une consternation impersonnelle qui cherchait de l’aide, un appui, comme s’ils regardaient tous les deux les conséquences d’une aberration commise par un tiers.

Il osa alors s’aventurer vers le centre de la pièce, jusqu’au comptoir, carré, équipé d’une vaste plaque de cuisson et d’une hotte en forme de cloche, comptoir plaqué de marbre et d’ardoise qui devait constituer le clou de ce spectacle pétrifié, intimidant pour les visiteurs, qu’était devenue pour Menotti l’idée de cuisine.

Le comptoir était en place, le tuyau de la hotte inséré dans le plafond.

Cependant la plaque de cuisson se retrouvait non pas sous la hotte mais largement à côté et Rudy comprit immédiatement que, si l’on tentait de déplacer le comptoir pour positionner la plaque au bon endroit, il deviendrait impossible de circuler autour avec aisance.

Rudy Descas, dans ces calculs qui avaient réclamé l’investissement de toute son intelligence, de toute son énergie mentale, n’avait tout simplement pas été capable de déterminer avec justesse l’emplacement d’une hotte et de quatre brûleurs.

— Ils vont vous virer, chez Manille, lança Menotti d’une voix neutre.

— Oui, j’en ai bien peur, murmura Rudy.

— Je devais réunir quelques amis demain pour leur montrer ma cuisine, il faut que j’annule tout.

— Cela vaut mieux, dit Rudy.

Anéanti, il tira vers lui une chaise encore emballée et se laissa tomber dessus.

Comment allait-il réussir à se convaincre lui-même qu’un renvoi de chez Manille n’était pas une catastrophe ?

Qu’allaient-ils devenir, tous les trois ?

Il se sentait d’autant plus inepte que, s’il avait eu le cran d’explorer cette conscience diffuse, souterraine, gênante qu’il avait éprouvée depuis quelque temps d’une forme particulière d’inconduite à l’endroit de Menotti, il aurait pu rattraper le coup, corriger son erreur avant que les travaux fussent engagés.

Mais, cette impression, il s’était contenté de la renfoncer bien loin pour ne plus en être embarrassé, de même, pensa-t-il, qu’il avait repoussé hors d’atteinte, jusqu’aujourd’hui, la vérité sur le garçon de Dara Salam, sur toute l’histoire de Dara Salam.

Qu’allaient-ils devenir, tous les trois, s’il perdait son salaire ?

— Et pourtant je le savais, murmura-t-il, je le savais que je m’étais trompé !

Ah bon ? fit Menotti.

— Oui, oui… J’aurais dû… oser affronter ça, cette possibilité de m’être trompé, et j’ai préféré fermer les yeux.

Il regarda Menotti, qui ôta ses lunettes, essuya les verres sur son tee-shirt, et il remarqua que son visage était calme, comme si, tout ayant été dit sur l’affaire, il n’y avait plus lieu de demeurer à cause de celle-ci hors de soi.

Il découvrit également que les traits du visage de cette femme étaient bien dessinés sous la grosse monture qui en dissimulait habituellement la finesse.

Mais qu’allaient-ils devenir ?

Il remboursait chaque mois cinq cents euros pour sa maison — que ferait-il de cette maison, de sa vie avec les siens ?

— Vous voulez un café ? lui demanda Menotti.

Il acquiesça, surpris.

Il se rappela l’onctueuse odeur de café dans l’haleine de Manille.

— Il y a un sacré bout de temps que j’ai envie d’un café, dit-il en suivant des yeux Menotti qui se levait lourdement, s’emparait d’une cafetière, la remplissait d’eau puis se perchait d’une fesse sur le comptoir neuf pour doser la poudre dans le filtre.

— Tout de même, ne put-il s’empêcher de lui lancer, cette glycine ne pouvait pas vous gêner, et elle était si belle.

Menotti ne se retourna ni ne lui répondit, toujours à demi assise sur le comptoir, attentive à sa tâche.

Ses pieds chaussés de baskets ne touchaient pas le sol.

Lui revint alors brutalement le souvenir d’autres pieds ne touchant pas le sol ou paraissant l’effleurer à peine, les pieds alertes, infatigables de Fanta volant au-dessus des trottoirs de Dakar, et il se dit J’ai coupé cette glycine et il se dit encore, ruisselant d’une sueur amère, C’est la glycine que j’ai coupée, elle ne pouvait pas me gêner et elle était si belle, et il laissa au fond de sa gorge les mots sévères qu’il avait destinés à Menotti au sujet de la glycine dont elle avait tranché le pied.

Son front ruisselait d’une sueur amère et froide.

Il lui semblait pourtant, à la lumière des aveux qu’il acceptait de se faire à lui-même, qu’il commençait à émerger du rêve ancien, du vieux et insupportable rêve dans lequel, quoi qu’il pût dire, quoi qu’il pût faire…

— Voilà pour vous, dit Menotti en lui tendant une tasse pleine.

Elle se servit à son tour, revint s’asseoir sur sa chaise.

Le plastique d’emballage crissait au moindre mouvement.

Ils burent à petites gorgées, sans rien dire, et Rudy se sentait apaisé, brave, et la sueur amère et froide séchait sur son front bien que, pensait-il, sa situation objective n’eût jamais été aussi navrante.

— Ce n’est pas dans le coin que je vais retrouver du travail, dit-il d’une voix tranquille, comme s’il eût parlé d’un autre.

Et Menotti lui répondit sur le même ton détaché, paisible, en claquant les lèvres pour signifier qu’elle avait achevé son café et qu’il était rudement bon :

— Guère de chance, en effet, il n’y a plus de travail par ici.

— Puis-je utiliser votre téléphone ? demanda-t-il avec un peu d’embarras.

Elle le précéda dans son salon, jusqu’au téléphone posé sur un guéridon.

Elle resta près de lui, immobile (ne bougeant que pour remonter vainement ses lunettes sur son nez), non pas tant pour le surveiller, crut-il comprendre, que pour ne pas demeurer seule dans sa cuisine ratée.

— Vous n’avez pas de portable ?

— Non, dit-il, c’était trop cher.

La honte porta une attaque contre la carapace encore tendre de sa fierté, de sa lucidité, mais il sentit que les assauts mêmes de la honte procédaient d’une habitude et qu’il était de son devoir, à lui Rudy, de ne pas s’abandonner à en souffrir, de ne pas se laisser aller au confort paradoxal de cette sensation familière.

— C’était vraiment trop cher, insista-t-il, et pas indispensable.

— Alors vous avez bien fait, dit Menotti.

— Comme votre cuisine, ajouta-t-il, trop chère et pas indispensable.

Elle resta muette, fixant l’espace devant elle d’un œil légèrement douloureux.

Il sentit qu’il était encore trop tôt, qu’il était encore au-dessus des forces de Menotti de renoncer aux espoirs de bonheur, de légèreté, de cohérence et de paix qu’avait contenus dans sa perfection supposée la cuisine de chez Manille.

N’était-ce pas d’ailleurs ce qu’il lui avait promis implicitement, quand elle l’avait appelé un soir de détresse et qu’il l’avait sentie fléchir dans sa résolution, en lui signifiant qu’une vie harmonieuse, bien conduite et enviable n’avait pas la moindre chance de se dérouler dans une vieille cuisine aux meubles dépareillés ?

Il composa une nouvelle fois le numéro de chez lui.

Il laissa sonner longtemps, si longtemps que, Fanta eût-elle décroché alors, il en eût été sur le coup plus inquiet que soulagé.

Pour tromper l’attente, et comme il y avait près du téléphone un annuaire de la région, il le feuilleta d’une main, et sa main alla directement, entraînée par sa volonté propre, jusqu’au nom de Gauquelan, le sculpteur, et il nota avec un peu de malaise que celui-ci habitait non loin, dans un quartier nouvellement investi par d’anciens citadins fortunés qui achetaient, à l’exemple des voisins de Menotti et, dans une moindre mesure, de Menotti elle-même, des propriétés rurales qu’ils transformaient à grands frais en demeures résidentielles.

Plus tard, sur le perron, s’apprêtant à prendre congé de Menotti, il eut l’impression de sentir les fleurs de glycine.

Il se tenait debout au dur soleil quand le parfum lourd, grisant des grappes mauves dans lesquelles il avait plongé son nez quelques semaines plus tôt, enivré de gratitude, vint le surprendre et, de nouveau, le bouleverser.

Ces effluves émanaient probablement, se dit-il, du pauvre tas que formaient sur le côté de la maison les restes de la glycine, laquelle lançait ses fragrances pour la dernière fois — ne lui disait-elle pas, à sa manière, Tu n’as rien fait, rien tenté pour moi, et à présent il est trop tard et je me meurs, lentement décomposée dans mes parfums.

Une vague de ressentiment le rembrunit.

Pour le masquer, il baissa la tête, enfouit les mains dans ses poches arrière.

De l’une d’elles il tira alors une brochure de maman qu’il tendit à Menotti d’un geste brusque.

— Ils sont parmi nous, lut-elle à haute voix.

Elle était perplexe.

— Qui ça, ils ?

— Oh, les anges, dit Rudy, feignant la désinvolture.

Elle ricana, froissa la brochure sans l’ouvrir.

Blessé pour maman et sentant du coup remonter sa colère, il dévala les quelques marches du perron, courut presque jusqu’à sa voiture.

Il roulait lentement, sans but, songeant qu’il était bien inutile qu’il remît seulement les pieds chez Manille à présent qu’il s’était grillé pour de bon.

Un certain dépit lui rendait encore pénible l’idée de son échec, car il eût aimé claquer la porte de chez Manille et non se trouver chassé pour une grossière erreur de calcul dans un chantier où il avait tant donné de lui-même, mais au grand effroi que lui inspirait la vision de son avenir succédait, amortissant l’effroi, le sentiment que tout était ainsi dans l’ordre des choses.

Il ne devait pas croupir chez Manille.

La tête lui tournait légèrement.

Comment avait-il pu supporter quatre années de cette vie-là ? Ce n’était, reconnaissait-il, qu’une question théorique, qu’un étonnement feint et de pure forme, et il savait très bien en vérité comment l’on supportait de longues années d’une vie mesquine.

Ce qu’il ignorait, c’était plutôt comment il eût pu ne pas supporter ces années à la fois cuisantes et piteuses — quel homme eût-il été, fût-il devenu, que se serait-il passé s’il n’avait pas enduré une telle médiocrité ?

Aurait-ce été une bonne chose ou serait-il tombé plus bas qu’aujourd’hui encore ?

Et qu’aurait-il fait de lui ?

Oh non, il n’était guère difficile de s’habituer à vivre dans le dégoût de soi, dans l’amertume, la confusion.

Même à l’état de fureur permanente, à peine contenue, il s’était accoutumé, même à ses relations tendues et froides avec Fanta et l’enfant, il avait fini par s’accoutumer tant bien que mal.

Un vertige nouveau s’emparait de lui à l’idée qu’il allait devoir considérer tout différemment sa vie avec les siens et, bien qu’il aspirât depuis longtemps à retrouver l’amour et la tendresse qu’ils avaient connus ensemble avant leur départ pour la France, il s’inquiétait aussi, obscurément. Fanta allait-elle le reconnaître tel qu’il était devenu, n’était-elle pas maintenant trop fatiguée, trop défiante et sceptique pour le rejoindre jusqu’au point où il pensait, lui, être arrivé ?

Tu viens trop tard et je me meurs.

Où pouvait-elle bien être en ce moment précis ?

Tout en désirant ardemment retrouver Fanta, voilà qu’il redoutait de rentrer chez lui.

Il porta la main à son front, sentit la fine blessure.

Il n’était point besoin, Fanta, de m’envoyer cet affreux oiseau justicier.

Une voix croassait dans son esprit : Tu viens trop tard, je me meurs, pieds tranchés, tombée au sol de ta maison hostile, tu viens trop tard.

Il avait faim maintenant et le café de Menotti lui avait donné une terrible soif.

Il roulait au pas, toutes vitres baissées, sur la petite route silencieuse, entre les haies de thuyas et les clôtures blanches au-delà desquelles miroitait parfois l’eau bleutée d’une piscine.

Il avait laissé derrière lui le secteur de Menotti et, observant que le quartier dans lequel il arrivait était constitué de maisons plus importantes encore, plus récemment et luxueusement restaurées, il songea qu’il s’était de nouveau menti à lui-même en affectant de rouler sans but précis, il songea, mécontent, fâché contre Rudy Descas, qu’il aurait dû s’avouer que l’intention de venir rôder autour de chez Gauquelan, il l’avait eue dès que l’adresse du sculpteur lui avait sauté aux yeux, dans le salon de Menotti, et que sans doute même il l’avait eue longtemps auparavant déjà, quand il avait lu que Gauquelan avait reçu de la ville près de cent mille euros pour la statue du rond-point, celle dont la figure ressemblait tant à celle de Rudy.

Ah, pensa-t-il, enfiévré de chaleur et de soif, n’était-il pas en train de replonger dans les dangereux tours et détours de ce rêve âcre et monocorde à la fois, de ce rêve pénible et avilissant dont il commençait juste, à force de volonté, à s’extirper ?

Ne devait-il pas oublier ce Gauquelan qui lui avait inspiré tant de courroux haineux, injuste, déplacé ?

Il le devait, bien sûr, et c’est très certainement ce qu’il allait faire — cesser d’estimer que ce type avait quelque responsabilité mystérieuse, symbolique, dans la déveine de Rudy Descas, qu’il s’était secrètement joué de Rudy et de son innocence pour prospérer tandis que Rudy, lui…

Oh, c’était absurde, mais rien que d’y penser le rendait sombre, bilieux.

Il revoyait cette photo du journal local, de ce Gauquelan avec sa dent manquante, sa grosse face, son air suffisant, et il lui semblait incontestable que l’homme lui avait volé quelque chose, à l’égal de ceux qui, avisés, cyniques, se repaissaient de l’incapacité de tous les Rudy Descas à prendre leur part du grand festin de la fortune.

Gauquelan, cet artiste minable, avait réussi parce que Rudy végétait dans la pauvreté, et non accessoirement à cet état de fait, et l’esprit de Rudy ne pouvait démordre de cette relation de cause à conséquence.

L’autre s’engraissait sur son dos.

Cette idée le rendait fou.

De plus…

Il souriait avec difficulté, il sentait un sourire jaune étirer ses lèvres sèches, collantes — comme il avait soif !

De plus… ce pouvait être ridicule mais c’était ainsi, et cela avait la parfaite luminosité des vérités indémontrables : la petite âme de Rudy voltigeait, sans méfiance, et l’autre s’en était emparé pour créer son œuvre abjecte, la statue d’un homme qui ressemblait à Rudy jusque dans sa position de soumission furieuse et d’effroi.

Oui, cela le rendait fou d’imaginer que Gauquelan, même sans l’avoir jamais rencontré, s’était servi de lui, que ces types-là utilisaient à leur profit la confiance, la faiblesse, l’ignorance de ceux qui ne prennent pas la précaution de cloîtrer leur conscience.

Il arrêta la voiture devant un portail tout neuf, de fer forgé noir orné de pointes dorées.

C’était donc là, se dit-il, légèrement étourdi, que logeait Gauquelan, dans cette grande maison de pierres apparentes grattées et jointoyées de frais.

Le toit de tuiles était récent, et scintillante la peinture blanche des fenêtres, des volets, et une large terrasse abritait une table et des sièges de bois clair qu’un parasol jaune gardait à l’ombre.

Il était impossible, songea Rudy douloureusement, de vivre malheureux dans une telle maison.

Comme il aurait aimé habiter là avec Fanta et l’enfant !

Le portail n’était qu’un emblème puisque, détail qu’il jugea particulièrement distingué, il ne défendait rien : de chaque côté des deux piliers de pierre, jusqu’à la haie de troènes, une ouverture permettait aisément le passage.

Il descendit de voiture, referma tout doucement la portière.

Il se glissa dans la trouée, gagna la terrasse en quelques enjambées rapides.

Silence total.

Comment deviner, dans ces propriétés équipées de gigantesques garages, s’il y avait quelqu’un en ce moment ou non ?

Là où vivait Rudy ou maman, la présence d’une voiture devant la maison signalait infailliblement celle du propriétaire.

Il se courba, contourna la maison.

À l’arrière il y avait une porte dont il supposa qu’elle donnait dans la cuisine.

Il appuya tranquillement sur la poignée.

Comme si, pensa-t-il, je rentrais chez nous.

Et la porte s’ouvrit et il entra et referma derrière lui avec naturel.

Il s’arrêta néanmoins, à l’affût.

Puis, rassuré, il s’empara d’une bouteille d’eau minérale posée sur le comptoir, s’assura qu’elle n’avait pas été ouverte, la but en entier bien que l’eau fût à peine fraîche.

Tout en buvant, il promenait son regard sur la grande cuisine de Gauquelan.

Il nota immédiatement qu’une telle installation ne pouvait provenir de chez Manille, qui n’avait rien d’aussi fastueux, et cela l’irrita comme si Gauquelan avait choisi ce moyen supplémentaire de l’écraser, lui Rudy, en faisant monter sa cuisine par un concurrent plus chic.

Cependant il appréciait, en connaisseur — c’était vraiment une belle cuisine, et si sophistiquée qu’il n’aurait jamais pu, de toute façon, la concevoir.

Le plan central, tout de marbre rose, s’appuyait sur une théorie de placards laqués de blanc qui s’incurvaient élégamment pour suivre l’ovale de la plaque de marbre.

Au-dessus, un cube de verre, probablement la hotte, semblait tenir en l’air par le miracle de son seul raffinement.

Le sol était carrelé de grès rougeâtre, à l’ancienne.

Il brillait discrètement dans la pièce lumineuse, sans doute ciré maintes et maintes fois.

Oui, quelle merveilleuse cuisine, songeait-il avec rage, faite pour accueillir chaque jour une nombreuse famille autour de plats mijotés — et il croyait presque entendre le bouillonnement d’une viande en sauce sur le fourneau somptueux, de type professionnel, muni de huit feux, au corps tout de fonte émaillée blanche, étincelante.

Cependant la cuisine paraissait inutilisée.

La plaque de marbre était visiblement poussiéreuse et, à part la bouteille d’eau et quelques bananes sur une assiette, rien ne laissait supposer qu’on cuisinait ou prenait le moindre repas dans cette grande pièce aux poutres vernies.

Rudy traversa la cuisine, puis l’entrée de la maison.

Il avait conscience de sa souplesse, de sa légèreté, de son moi rafraîchi et invincible.

L’air climatisé renforçait son assurance car toute transpiration excessive l’avait quitté.

Il sentait sur sa poitrine, dans son dos, le coton presque sec de sa chemisette.

Oh, se dit-il surpris, je n’ai plus peur de rien, à présent.

Il s’arrêta sur le seuil du salon, qui donnait dans l’entrée du côté opposé à la cuisine.

Il percevait, distinct, sonore, un ronronnement.

En avançant la tête, il aperçut un fauteuil et là-dedans un homme gras, vieilli, qu’il reconnut comme le Gauquelan de la photo.

Une joue posée sur l’oreille du fauteuil, l’homme ronflait doucement.

Ses mains reposaient sur ses cuisses, paumes en l’air, dans une attitude de confiance, d’abandon.

Sur ses lèvres entrouvertes naissait parfois une bulle de salive que l’expiration suivante faisait éclater.

N’était-il pas grotesque ? se dit Rudy, le souffle court.

À sommeiller ainsi paisiblement tandis que…

Tandis que quoi ? se demanda-t-il, oppressé d’une joie méchante, étourdissante.

Tandis que rôde autour de lui, dans sa maison non défendue, son assassin au pied léger ?

Au bras haineux ?

Il se sentait penser à toute vitesse, avec clarté.

Nul doute qu’il se trouvât dans un tiroir de cette cuisine parfaite (un tiroir à extraction totale, avec amortisseur intégré) une batterie de couteaux de boucher dont le plus terrible pourrait atteindre d’un coup le cœur de Gauquelan — traverser la peau épaisse, le muscle, la couche de graisse dure et dense pareille à celle qui enveloppe le cœur petit du lapin, songea Rudy qui achetait parfois à la mère Pulmaire l’un de ces gros lapins qu’elle élevait dans des cages à peine plus larges qu’eux et qu’il devait, pour le prix d’ami, écorcher et vider lui-même bien qu’il eût horreur de le faire.

Il allait retourner sur ses pas, s’emparer de ce couteau fantastique et frapper la poitrine de Gauquelan.

Comme il se sentait calme, puissant, volontaire, comme il goûtait cette sensation !

Et après ?

Qui établirait le lien entre ce type et lui ?

Il était seul à savoir les raisons qu’il avait de maudire tous les Gauquelan du monde.

Il pensa à sa vieille Nevada garée devant la maison, il étouffa un ricanement.

Son affreuse voiture parlerait aussitôt contre lui mais il était assez probable que personne encore, dans ce quartier paisible et à cette heure, ne l’avait remarquée.

Et quand bien même.

Il ne redoutait rien, maintenant.

Il regarda Gauquelan attentivement, il regarda depuis le seuil du salon dormir cet homme qui, de manière éhontée, gagnait tant d’argent.

Ses mains reposaient, grosses, abandonnées, confiantes.

De nouveaux picotements chatouillèrent l’anus de Rudy.

Il se gratta, machinalement.

Son père, Abel Descas, avait eu l’habitude de faire la sieste dans la grande pièce ombreuse de la maison de Dara Salam et il se tenait dans son fauteuil d’osier tout comme Gauquelan dans son crapaud — abandonné, confiant, méconnaissant les crimes qui s’imaginaient autour de lui, méconnaissant encore les crimes que formerait sa propre raison pour l’heure abandonnée, confiante.

Rudy essuya sur son pantalon ses mains soudain devenues moites.

Si l’associé de son père, Salif, avait profité du sommeil d’Abel, du sommeil d’après-midi plein d’abandon et de confiance, pour le poignarder, il vivrait, lui Salif, sans doute encore aujourd’hui, et qu’Abel fût mort n’aurait rien changé au destin de mort d’Abel puisqu’il s’était tué, Abel, quelques semaines après l’assassinat de Salif.

Ce dernier, se rappela Rudy, avait été un homme long et sec, aux membres lents, au pas prudent.

Lui était-il arrivé de contempler depuis le seuil de la grande pièce ombreuse le sommeil d’Abel, en songeant que celui-ci ignorait tout, livré aux rêves étranges de l’après-midi, des crimes qui se rêvaient autour de lui ?

Salif avait-il haï le père de Rudy au point de désirer le tuer malgré les paumes ouvertes sur les cuisses, ou bien avait-il eu pour Abel une affection que ne démentaient nullement les tentatives d’escroquerie commises à l’encontre du même Abel, ces deux occurrences, l’affection et la tromperie, suivant leurs voies distinctes dans le cœur et les intentions de Salif, si bien que l’une ne brouillait jamais l’autre ?

Rudy ne connaissait pas les sentiments que Salif, l’associé de son père, avait éprouvés pour celui-ci, il ne savait pas si Salif avait réellement essayé d’arnaquer Abel ou si Abel s’en était persuadé à tort, mais voilà qu’il réfléchissait malgré lui et se souvenait de son père endormi dans le fauteuil en osier, et voilà que ses cuisses devenaient humides, collantes, voilà que ses démangeaisons le reprenaient et qu’il recommençait à se tortiller, serrant et desserrant les fesses, confus et irrité et perturbé.

Gauquelan n’avait pas bougé.

Quand il se réveillerait, quand il frotterait l’une contre l’autre ses mains non plus innocentes et abandonnées mais impatientes, déjà prêtes à reprendre le travail méprisable qui lui rapportait tant, quand il s’extirperait pesamment de son fauteuil de velours frappé vert foncé et que, levant son œil rusé et froid, il apercevrait Rudy Descas immobile sur le pas de la porte, comprendrait-il que sa mort, sa mort brutale, incomprise, s’était inventée dans l’esprit de cet inconnu ou croirait-il plutôt découvrir la figure inattendue d’un ami, pourrait-il prendre le visage haineux pour un visage bienveillant ?

Il avait dû y avoir un après-midi, songea Rudy dans une sorte de panique, où son père était sorti de sa sieste et d’un rêve peut-être récurrent, monotone et glacial, où il avait frotté ses yeux et ses joues de ses mains non plus confiantes mais affairées, où il s’était extrait de son fauteuil en osier avec la souplesse pesante de l’homme musclé et compact qu’il était, où il était sorti de la pièce ombreuse et de la demeure tranquille pour se diriger vers le bureau de Salif, un bungalow peu éloigné de la maison, et peut-être flottait-il encore dans ses pensées brumeuses les vestiges d’un rêve pénible, vaguement avilissant, dans lequel son associé tentait de le voler en faisant établir des devis artificiellement gonflés pour la construction du village de vacances qu’Abel projetait, peut-être ne s’était-il pas débarrassé, en marchant vers le bungalow de Salif, de cette conviction trompeuse portée par certains rêves que les Africains qui l’entouraient n’avaient d’autre but que de le flouer, quand bien même ils tournaient vers lui une figure amie ou cordiale, quand bien même ils éprouvaient pour lui, comme Salif, une affection véritable, puisque ces deux occurrences, l’amitié et la tromperie, ne se mêlaient jamais l’une à l’autre mais cohabitaient en toute indépendance dans leur cœur et dans leurs intentions.

Rudy savait qu’il avait été présent quelque part dans la propriété l’après-midi où son père, peut-être emporté par la certitude illusoire d’un rêve humiliant, avait frappé Salif devant le bungalow.

Il savait également qu’il avait aux alentours de huit ou neuf ans et que, depuis trois ans que maman et lui avaient rejoint Abel à Dara Salam, une crainte unique tempérait parfois la plénitude de son bonheur, celle de devoir peut-être un jour rentrer, bien que maman lui assurât que cela ne se produirait pas, en France, dans la petite maison où, chaque mercredi, un grand garçon aux jambes droites et lisses pareilles à de jeunes troncs de hêtre avait accaparé l’attention, l’amour, le rire de maman, et de sa seule présence adorable avait repoussé Rudy dans la nullité de ses cinq ans.

Ce qu’il n’arrivait pas à démêler, en revanche…

Sans y penser il fit un pas dans le salon, en direction de Gauquelan.

Il pouvait entendre maintenant le bruit de son propre souffle oppressé auquel les ronflotements de l’autre semblaient répondre avec une discrétion pleine de sollicitude, comme pour l’encourager à s’apaiser, à respirer moins fort.