Ce qu’il n’arrivait encore pas à discerner, c’était s’il avait assisté à la scène entre son père et Salif ou si maman la lui avait racontée si précisément qu’il avait cru ensuite avoir tout vu.

Mais pourquoi, comment maman aurait-elle décrit ce qu’on lui avait déjà raconté à elle-même, puisqu’elle n’y était pas ?

Rudy n’avait pas besoin de fermer les yeux pour voir comme s’il y était encore ou comme s’il y avait jamais été son père crier quelque chose à Salif puis, avant que celui-ci ait eu le temps de lui répondre, l’assommer d’un coup de poing en pleine face.

Abel Descas avait été un homme puissant, aux mains larges et massives qui, pour abandonnées, confiantes et douces qu’elles pussent paraître dans le sommeil, étaient habituées à manier des outils, empoigner des matériaux rétifs, transporter des sacs de ciment, et l’unique coup de poing donné à Salif avait suffi à renverser celui-ci.

Mais Rudy avait-il vraiment vu le grand corps mince de l’associé de son père s’écrouler dans la poussière ou avait-il imaginé et rêvé le saut en arrière, presque comique, que Salif avait semblé exécuter sous l’impact du coup ?

Il lui était soudain insupportable de ne pas le savoir.

Il regarda les mains de Gauquelan, il regarda le cou gras, se disant qu’il serait difficile de sentir sous ses pouces les anneaux de la trachée à travers tant de chair et de peau flasque, s’il lui prenait le désir d’étrangler ce type.

Et il se dit que son père avait dû, comme lui, jouir parfois de ses élans de rage chaude, enveloppante, enivrante, il se dit cependant qu’un impitoyable self-control plutôt que la rage avait animé Abel lorsqu’il avait grimpé dans son 4 × 4 garé près du bungalow et que, lentement, calmement, comme s’il partait pour une course au village, il avait dirigé ses roues énormes vers le corps de Salif, vers le corps étendu inconscient de son associé et ami qui ne confondait jamais en son cœur l’affection et un possible goût pour la malversation, qui, s’il avait trompé Abel, n’avait donc pas fait tort à l’ami ni même à l’idée de l’amitié mais, peut-être, à une simple et neutre image de collègue, une figure inhabitée.

Sans cesser de fixer Gauquelan, Rudy recula, repassa le seuil de la porte, s’arrêta de nouveau dans l’entrée.

Il se couvrit la bouche d’une main.

Il lécha sa paume, la mordilla.

Il avait envie de ricaner, de brailler, de lancer des insultes.

Comment ferait-il pour le savoir ?

Qu’adviendrait-il, pour qu’il le sût enfin ?

Mon Dieu, mon Dieu, se répétait-il, aimable et doux petit dieu de maman, comment savoir et comprendre ?

Car maman elle-même, qui n’y était pas, que savait-elle avec certitude de la présence ou de l’absence de Rudy cet après-midi-là devant le bungalow, au moment où Abel, aussi tranquillement que s’il partait chercher le pain au village, avait roulé sur la tête de Salif ?

Était-il possible que maman eût parlé à Rudy du bruit sec et bref, comme de quelque gros insecte écrasé, qu’avait produit le crâne sous la roue du 4 × 4, et que Rudy en eût ensuite rêvé jusqu’à croire qu’il l’avait entendu lui-même ?

Maman était bien capable, se dit-il, de lui avoir décrit un tel bruit et le sang de Salif coulant dans la poussière, atteignant les premières dalles de la terrasse, teintant à jamais la pierre poreuse.

Elle en était bien capable, se dit-il.

Mais l’avait-elle fait ?

Il se gratta frénétiquement, sans soulagement.

Il pouvait se représenter, les yeux grands ouverts, la cour devant le bungalow de bois et de tôle, l’étroite terrasse pavée de blanc, et le gros véhicule gris de son père broyant la tête de Salif dans le silence épais, accablé, d’un après-midi chaud et blanc, il pouvait se représenter dans ses moindres détails, haletant de douleur et d’incrédulité, la scène où couleurs et sons ne variaient jamais, mais il était aussi capable, cette scène immuable, de la voir en esprit depuis des angles divers, comme s’il avait été présent en plusieurs lieux à la fois.

Et il savait au plus intime de lui-même quelles avaient été les intentions de son père.

Car Abel avait nié, après, avoir écrasé délibérément Salif, il avait invoqué la nervosité et la colère pour expliquer la conduite détraquée, l’accident, prétendant qu’il était monté en voiture dans le seul but d’aller faire un tour qui l’apaiserait.

Rudy savait qu’il n’en était rien.

Il l’avait toujours su alors que son père avait dû tenter de ne plus le savoir, de se convaincre qu’il n’avait pas voulu achever de cette ignoble manière son associé et ami qui en son cœur ne mélangeait jamais…

Il savait qu’Abel, en s’asseyant sur le siège, en mettant le contact, voulait se venger de Salif et entretenir la bonne fièvre exaltante de sa rage en pulvérisant cet homme à terre, il le savait tout autant et mieux encore que s’il l’avait éprouvé lui-même, puisqu’il n’avait pas besoin, lui, pour se sauver, de chercher à le contester.

Mais d’où, alors, tenait-il cette conviction ?

Était-ce parce que, présent devant le bungalow, il avait vu le mouvement des roues de la voiture et compris qu’une volonté précise, furieuse, passionnée, dirigeait le véhicule exactement vers la tête de Salif ?

Rudy traversa la cuisine en courant.

Il ressortit par la porte de derrière, courut jusqu’au portail, se jeta dans l’ouverture.

Sa chemisette s’accrocha aux épines de la haie, il tira dessus brutalement.

Il ne s’autorisa à reprendre souffle qu’une fois tombé dans le siège de la Nevada.

Il agrippa le volant, posa son front au milieu.

Il gémissait doucement.

— Peu m’importe, peu m’importe, murmurait-il en ravalant sa bave avec des hoquets.

Car l’important n’était pas là, n’est-ce pas ?

Comment avait-il pu se laisser aveugler par l’idée que la question fondamentale était d’apprendre si, ce terrible après-midi, il avait été présent ou non ?

Car l’important n’était pas là.

Il lui semblait maintenant que cette interrogation n’était venue se glisser au premier plan de ses pensées que pour le distraire, fût-ce dans la souffrance, et lui dissimuler l’insidieuse progression du mensonge et du crime, du plaisir mauvais et de la déraison.

Tremblant, il démarra et, au carrefour suivant, tourna à droite pour s’éloigner au plus vite de la maison de Gauquelan.

Pourquoi lui faudrait-il, jusque dans le pire, ressembler à son père ?

Qui attendait cela de lui ?

Il revoyait le visage endormi de Gauquelan et les mains sans défense et lui-même sur le pas de la porte, et il pouvait voir son propre visage faussement calme et se rappeler ses réflexions faussement claires alors qu’il s’était demandé dans quel tiroir il trouverait l’arme la plus propre à tuer Gauquelan d’un coup — lui, Rudy, avec ses aspirations à la pitié, à la bonté, debout au seuil du salon de cet inconnu et, sous l’eau trompeuse de sa douce et calme figure d’homme cultivé, échafaudant un acte inexcusable au point de vue de la pitié, de la bonté.

Ses dents claquaient.

Qui avait jamais attendu de lui qu’il fût aussi violent et abject que son père, et qu’avait-il à voir, lui, avec Abel Descas ?

Il avait été un spécialiste de littérature médiévale et un enseignant honnête.

Qu’on pût seulement concevoir de gagner de l’argent en construisant un village de vacances le remplissait de répugnance et de gêne.

Alors (cramponné à son volant, il avait conscience de rouler trop vite et n’importe comment sur la route qui s’enfonçait maintenant dans la campagne, loin du quartier de Gauquelan) de quel héritage se sentait-il comptable ?

Et pourquoi aurait-il fallu qu’il empêchât Gauquelan de se lever de son fauteuil après que celui-ci eut ramené vers son visage ses mains soudain non plus vulnérables, enfantines…

Oh, songeait Rudy en donnant de brusques coups de volant dans les virages, ce n’est pas Gauquelan qu’il eût été utile d’empêcher à jamais d’émerger de sa sieste, la tête pleine encore de rêves fallacieux que le frottement des mains sur les yeux ne chassait pas, mais bien plutôt son père à lui, Rudy, aux intentions meurtrières nettement et fanatiquement établies en son cœur où se mêlaient sans cesse l’amitié et la colère, l’attachement aux autres et le besoin d’anéantir.

Et n’était-ce pas le digne fils de cet homme-là qui avait pris plaisir à serrer le cou du garçon de Dara Salam, puis, tout à l’heure, à épier le sommeil abandonné d’un étranger ?

Lui qui, songea-t-il débordant de dégoût pour lui-même, avait pleuré sur la glycine massacrée, il se rappela que son père avait manifesté une sentimentalité séduisante envers les bêtes, parlant, après certains repas, de se faire végétarien, ou fuyant ostensiblement loin des cris des poulets que maman égorgeait régulièrement derrière la maison.

Il ralentit en entrant dans un village, s’arrêta devant une épicerie qu’il connaissait un peu.

Une clochette tinta lorsqu’il poussa la porte vitrée.

L’odeur de viande froide, de pain, de sucreries chauffant au soleil dans la vitrine, lui fit sentir à quel point il avait faim.

Des rires et des exclamations télévisées filtraient à travers le rideau de lanières de plastique qui séparait la boutique du logement des épiciers, et les clameurs s’accentuèrent lorsque la femme se fraya une ouverture entre les lanières, les écartant le moins possible cependant pour éviter le passage des mouches.

Rudy se racla la gorge.

La femme attendait, la tête légèrement détournée vers son logement afin de capter un peu encore de l’émission.

Il demanda, d’une voix enrouée, une tranche de jambon et une baguette.

Elle souleva à pleines mains le bloc de jambon luisant, le plaça sur la machine, coupa une tranche qu’elle jeta ensuite sur la balance, de ses mains adroites et confiantes et non lavées, pensait-il machinalement, puis elle attrapa une baguette à l’allure molle dans un grand sac de papier posé à même le sol, la palpa, la laissa retomber pour en saisir une autre.

Il voyait le regard distrait qu’elle avait malgré la précision des gestes familiers, la façon dont elle gardait toujours une oreille tournée vers les rumeurs de la télévision, bien qu’aucune parole ne fût audible, comme si elle pouvait suivre le déroulement du programme aux seules variations d’intensité des bruits et des clameurs.

— Quatre euros soixante, dit-elle sans le regarder.

Il se sentit soudain fatigué de cette France provinciale qu’il connaissait si bien, oh, terriblement las, songea-t-il, du mauvais pain traînant à hauteur des pieds, du jambon pâle et mouillé, des mains qui, telles celles-ci à cet instant, empoignaient successivement la nourriture et l’argent, le pain et les billets.

Ces mains, se dit-il, indifférentes à la souillure du pain, reposaient-elles parfois abandonnées et fragiles, paumes en l’air…

Puis son dégoût passa.

Mais il lui restait au cœur la morsure d’une nostalgie qui lui venait de ce que, lors de ces longues années passées à Dara Salam ou, plus tard, dans la capitale, au Plateau, il se rappelait n’avoir éprouvé nulle répugnance quand des mains qui le servaient mélangeaient les contacts de la viande et des pièces de monnaie.

Au vrai, jamais il n’avait ressenti là-bas de répulsion envers quoi que ce fût, comme si sa joie, son bien-être, sa gratitude pour les lieux avaient brûlé d’un éclat purificateur les gestes usuels.

Tandis qu’ici, dans son pays natal…

En sortant de la boutique il entendit bruisser derrière lui les lanières de plastique et tinter la clochette de la porte, puis le lourd silence de midi l’enveloppa en même temps que la chaleur dense et sèche.

Les trottoirs étaient étroits de part et d’autre de la route, les maisons grisâtres avaient leurs volets clos.

Il remonta en voiture.

La température de l’habitacle l’étourdit légèrement.

Il sentait l’intérieur de sa tête chaud et faible sans que cela fût entièrement désagréable, sans que cela ressemblât, dans les effets, à cette fournaise qu’était devenu l’intérieur de son crâne lorsque, étendu dans la cour du lycée, le visage écrasé sur le goudron, il avait senti des mains prudentes, malhabiles, effarées, tenter de le relever, le soulevant aux aisselles, puis à la taille, avec peine, et il s’était dit confusément : Je ne suis pourtant pas très lourd, avant de comprendre que ces mains fines et terrifiées étaient celles de la principale du lycée, Mme Plat.

Alors il avait tâché de l’aider malgré sa grande douleur aux épaules et il s’était senti gêné pour eux deux, comme si Plat le découvrait dans une intimité que rien dans leurs relations n’avait justifié qu’ils partagent jamais.

Les trois garçons étaient là, debout bien droits, groupés et silencieux, calmes, semblant attendre que justice leur fût rendue, si sûrs de leur cause qu’ils n’éprouvaient pas le besoin de se presser d’expliquer.

Rudy avait croisé le regard du garçon de Dara Salam.

Celui-ci l’avait soutenu avec neutralité, froideur, désintérêt.

Il avait touché doucement sa pomme d’Adam pour signifier, sans doute, qu’il avait encore très mal.

— Voulez-vous que j’appelle l’infirmière ? avait demandé Plat à Rudy, qui avait refusé.

Et bien que la chaleur à l’intérieur de sa tête fût telle qu’il ne pouvait savoir exactement, avant de les avoir prononcés, quels mots allaient franchir ses lèvres, il s’était lancé dans un discours embrouillé, ardent, visant à disculper entièrement les garçons.

Le regard perplexe et méfiant de Plat fixait la joue et la tempe ensanglantées de Rudy.

C’était une femme assez jeune, décontractée, avec laquelle il s’était toujours bien entendu.

Mais elle le regardait maintenant avec suspicion et un reste d’effroi et Rudy sentait à mesure qu’il parlait que sa défense paniquée des trois garçons jouait en sa défaveur autant qu’en la leur, il sentait que Plat se mettait à flairer entre eux tous une complicité de mauvais aloi, incompréhensible, ou, pire encore, une réaction d’épouvante chez lui, Rudy, face à des élèves dont il redouterait la vengeance.

À ce moment il avait déjà occulté en lui-même ce qu’il s’était passé réellement.

La vérité qu’il avait accepté de découvrir tout à l’heure, sur le parking de Manille, il la méconnaissait déjà.

Aussi était-il convaincu de mentir en déchargeant les garçons de toute responsabilité dans le début de l’affrontement.

Ce sont eux qui m’ont agressé, pensait-il, car ses doigts avaient alors oublié la tiédeur du cou de ce garçon de Dara Salam — et ce qu’il disait à Plat, c’était pourtant le contraire, par pudeur, par honte de sembler être une victime.

Plus tard, dans le bureau de Plat, il n’en démordrait pas : les garçons l’avaient jeté à terre parce qu’il les avait absurdement et volontairement offensés.

C’est faux, c’est faux, pensait-il, je n’ai rien fait à personne, et le sang cognait dans sa tête bouillante et ses épaules le faisaient atrocement souffrir.

— Mais pourquoi ont-ils fait ça ? Qu’est-ce que vous leur avez dit ? avait demandé Plat, désorientée.

Il s’était tu.

Elle avait reposé sa question.

Il avait continué de se taire.

Quand il avait repris la parole, ç’avait été pour affirmer que les garçons avaient eu raison de le battre, car ce qu’il leur avait lancé n’était pas excusable.

Les garçons, interrogés à leur tour, n’avaient rien dit.

Personne n’avait parlé du professeur Rudy Descas se jetant sur le garçon de Dara Salam.

Il n’était resté de l’histoire que la version de Rudy proférant une vilenie et s’attirant ainsi une réaction brutale.

Plat avait conseillé à Rudy de prendre un congé de maladie.

Son cas avait été discuté à l’académie et, venant il n’avait jamais su d’où, l’interjection « Putains de négros ! » examinée comme celle qu’il aurait adressée aux trois garçons.

Quelqu’un s’était souvenu que le père de Descas, vingt-cinq ans auparavant, avait humilié et assassiné son associé africain.

Le conseil disciplinaire avait ainsi décidé la suspension de Rudy.

Il haletait, comme sous l’effet d’un coup.

Il pouvait, aujourd’hui, pour la première fois, se rappeler cette période, il pouvait se rappeler l’odeur du goudron et la pression de ses doigts sur la trachée du garçon, mais la douleur ancienne était réveillée.

Attendant la sentence du conseil, il avait passé un mois dans l’appartement du Plateau.

Ce joli trois-pièces d’une résidence neuve, plantée le long d’une avenue ombragée de flamboyants, il en était venu à le prendre en haine.

Il ne sortait que pour promener l’enfant et faire les courses au plus près de chez eux, persuadé que tout le monde savait son déshonneur, son ridicule.

N’était-ce pas de là, se dit-il, qu’était apparue également son antipathie pour l’enfant, jamais avouée et dont il aurait alors repoussé l’hypothèse avec fougue ?

Il démarra, roula jusqu’à sortir du village.

Il se gara sur un chemin de terre entre deux champs de maïs et, sans même descendre de voiture, se mit à dévorer le pain et le jambon, mordant alternativement dans l’un et dans l’autre.

Quoique le jambon fût insipide et aqueux et la baguette flasque, c’était si bon de manger enfin qu’il en avait presque les larmes aux yeux.

Mais pourquoi, pourquoi n’avait-il jamais pu éprouver envers Djibril l’amour évident, puissant, joyeux et fier que les autres pères, lui semblait-il, ressentaient envers leurs enfants ?

Il s’était toujours appliqué à aimer son fils, et ces efforts auparavant masqués par la bonne volonté et le temps restreint passé en compagnie du petit s’étaient trouvés démasqués lors de ces longues semaines durant lesquelles il s’était cloîtré dans l’appartement.

Il aurait voulu se cacher de tous alors, et Djibril était là et perpétuellement là, témoin de la flétrissure de Rudy, de sa dégradation, de l’anéantissement du travail effectué pour devenir un homme estimable et aimé.

Que l’enfant n’eût que deux ans ne changeait rien à la situation.

Ce petit ange était devenu son gardien terrible et scrutateur, le juge muet, narquois, de sa disgrâce.

Rudy bouchonna le papier d’emballage du jambon et le jeta à l’arrière.

Il avala le dernier bout de baguette.

Puis il sortit de voiture et s’approcha d’un rang de maïs pour uriner.

Entendant un battement d’ailes au-dessus de lui, doux frôlement de plumes et d’air chaud dans le silence, il leva les yeux.

Comme à un signal convenu, la buse fondit sur lui.

Il dressa ses deux bras pour protéger sa tête.

La buse remonta juste avant de le toucher.

Elle poussa un unique criaillement plein de colère.

Rudy se précipita dans la voiture, quitta le chemin en marche arrière, reprit la route à petite vitesse.

Alors qu’il s’était senti prêt, ayant fini son repas, à rentrer à la maison afin d’y retrouver Fanta, il prit sciemment la direction opposée, glacé de peur et de dépit.

L’idée l’effleura que l’oiseau avait pu vouloir lui signifier précisément qu’il devait revenir chez lui en toute hâte mais il la rejeta, intimement persuadé que la buse furieuse souhaitait au contraire lui interdire de reparaître.

Il sentait le sang battre à ses tempes.

— À quoi bon, à quoi bon, Fanta, marmonnait-il.

Car n’était-il pas, en un sens, à présent plus digne d’être aimé que ce matin-là seulement ?

Et ne pouvait-elle, cela, de la position suprême où elle se tenait et capable de lancer vers lui les attaques d’un oiseau acquis à sa cause, ne pouvait-elle le comprendre ?

De même qu’il ne proférerait plus jamais certains mots absurdes et cruels que seule la colère lui faisait cracher, de même qu’il ne serait plus la proie de ce type particulier de colère humiliée, impuissante, réconfortante, il n’essaierait plus de la ravir, elle, Fanta, à l’aide de phrases séductrices et fausses, puisque aussi bien les propos qu’il lui avait tenus dans l’appartement du Plateau n’avaient pas cherché à atteindre quelque vérité que ce fût mais uniquement à l’entraîner en France avec lui, au risque (il n’y songeait pas alors, s’en moquait presque) de sa chute à elle, de l’effondrement de ses plus légitimes ambitions.

Il se souvenait des accents persuasifs et doux qu’il avait su redonner à sa voix, lui qui, après un mois de solitude avec Djibril, s’exprimait dans une sorte de croassement réticent.

Même quand Fanta rentrait le soir, il ne parlait que brièvement, avec fatigue.

Discrète, vive, pleine d’une joie contenue à retrouver l’enfant, elle prenait la relève auprès de celui-ci, comme pour libérer enfin Rudy bien qu’ils sussent tous deux qu’il n’avait de toute façon rien à faire, et elle s’occupait si consciencieusement du petit que Rudy pouvait feindre de n’avoir pas l’occasion de parler car la situation ne s’y prêtait pas.

Il en était soulagé.

Il allait s’accouder au balcon, il regardait le soir tomber sur l’avenue paisible.

De grosses voitures grises ou noires ramenaient chez eux hommes d’affaires et diplomates, croisant quelques servantes qui rentraient chez elles, à pied, chargées de sacs en plastique, et celles qui n’avançaient pas avec la lenteur de l’épuisement volaient au-dessus du trottoir de cette manière qu’avait encore Fanta de paraître non pas frôler le sol mais s’en servir comme seul point d’appui de son essor.

Puis ils mangeaient face à face le repas que Rudy avait préparé et comme l’enfant, alors, était couché, le son de la radio, leur prétendue volonté de suivre les informations les autorisaient à ne rien dire.

Il l’observait parfois, furtivement — sa tête petite et rase, l’harmonieux arrondi de son crâne, la grâce désinvolte de ses gestes, avec ses mains étroites et longues qui, au repos, pendaient à angle droit au poignet dont il semblait alors que son excès de finesse l’eût brisé, et son air sérieux, pensif, diligent.

Un flot d’amour le submergeait.

Mais il se sentait trop las et déprimé pour en rien laisser paraître.

Peut-être lui en voulait-il aussi, obscurément, de transporter avec elle l’animation de la journée et des images du lycée dont il n’avait plus connaissance, et de se mouvoir encore dans un milieu qui avait exclu Rudy.

Peut-être, obscurément, crevait-il de jalousie à son égard.

Dans les premiers temps de sa relégation, alors qu’il n’était censé n’être qu’en arrêt maladie, il écoutait d’un air morne les petites nouvelles qu’elle croyait bon de lui rapporter sur les uns et les autres, collègues, élèves, puis il avait pris l’habitude de quitter la pièce à ce moment-là, l’interrompant alors, par cette dérobade, aussi nettement que s’il l’avait frappée à la bouche.

N’était-ce pas pour éviter d’en arriver à un tel geste qu’il sortait ?

Mais, lorsqu’il avait reçu l’annonce de sa condamnation, renvoi du lycée et interdiction d’enseigner, la suavité de la parole lui était revenue et s’était mise au service de la déloyauté, de son cœur malhonnête, envieux et malheureux.

Il lui avait assuré qu’il n’y avait d’avenir pour eux qu’en France et qu’elle avait de la chance de pouvoir, grâce à son mariage, aller vivre là-bas.

Quant à ce qu’elle y ferait, aucun problème : il s’occuperait de lui trouver un poste au collège ou au lycée.

Et il savait que rien n’était moins sûr et cependant le ton de sa voix se faisait plus éloquent à mesure que les doutes affleuraient à sa conscience, et Fanta, naturellement probe, ne l’avait pas soupçonné et d’autant moins peut-être qu’il redevenait ainsi le jeune homme à la joyeuse figure amoureuse et bronzée dont une mèche claire blond-blanc glissait toujours sur le front, relevée d’un souffle ou d’une sèche torsion du cou, et si Fanta connaissait diverses figures habiles à dissimuler le mensonge et de celles-ci aurait pu se méfier, elle ne pouvait reconnaître celle-là, amoureuse, bronzée, ouverte, l’œil limpide et si pâle qu’il était improbable qu’on pût rien cacher là-dedans.

Ils avaient passé de longues journées à visiter les nombreux parents de Fanta.

Rudy était demeuré au seuil de l’appartement aux murs verts où il avait rencontré pour la première fois, quelques années plus tôt, l’oncle et la tante qui avaient élevé Fanta.

Il avait prétexté, pour ne pas entrer, un malaise quelconque, mais la vérité était qu’il ne pouvait envisager de soutenir le regard de ces deux vieux, non qu’il eût craint que fût dévoilé son visage menteur mais plutôt qu’il redoutait de se trahir lui-même et, dans la pièce à l’éclat glauque, au côté de Fanta qui évoquerait fièrement, confiante et décidée, tout ce qui les attendait de bon en France, d’être tenté de tout laisser tomber, de lui dire : Ah, on ne te donnera pas de poste de professeur là-bas, de lui raconter enfin ce qu’Abel Descas avait commis autrefois, et comment il était mort, et pourquoi les garçons l’avaient jeté à terre, lui, Rudy, puisque Fanta, sans croire à l’hypothèse qu’il eût insulté les élèves de la façon qu’on disait, devait penser qu’il leur avait manqué de respect d’une manière ou d’une autre.

Il était resté là, n’osant passer le seuil du logement.

Il n’avait pas fui, il n’était pas entré.

Il s’était contenté de protéger ses intérêts en se gardant à couvert de tout risque de sincérité.

Assommé d’une fatigue soudaine, il quitta la route et s’engagea dans une plantation de peupliers.

Il se gara sur un chemin herbu, là où la dernière ligne de peupliers laissait place à un bois.

Il avait si chaud dans la voiture qu’il se sentait au bord de l’évanouissement.

Le jambon et le pain mou et blanc lui pesaient sur l’estomac.

Il sortit de la voiture et se jeta dans l’herbe.

La terre était fraîche, lourde d’une odeur de limon.

Il roula un peu sur lui-même, ivre de joie.

Il s’étendit sur le dos, bras croisés au-dessus de sa tête et, offrant sa face au soleil, plissa les paupières et regarda les troncs blancs et les petites feuilles argentées des peupliers devenir rougeâtres entre ses cils.

Point n’était besoin, Fanta.

Elle ne fut d’abord qu’une tache noire parmi d’autres, loin au-dessus de lui dans le ciel laiteux, puis il entendit et reconnut son cri hargneux, véhément, et il comprit, à la voir piquer vers lui, qu’elle l’avait reconnu également.

Il fut sur ses pieds d’un bond.

Il sauta dans la voiture, ferma la portière à l’instant où la buse se posait sur le toit.

Il entendit le clap clap des serres sur le métal.

Il démarra brutalement en marche arrière.

La buse s’envola, il la vit se percher à mi-hauteur d’un peuplier.

De profil elle l’observait, inflexible et droite, de son œil jaspé, mauvais.

Il fit demi-tour et s’éloigna sur le chemin aussi vite qu’il le pouvait.

L’angoisse, la chaleur l’éblouissaient.

Allait-il maintenant jamais, se demanda-t-il, allait-il pouvoir sortir de sa voiture sans que l’oiseau vindicatif s’acharnât à vouloir lui faire payer ses vieux torts ?

Et qu’en eût-il été s’il n’avait pris conscience, aujourd’hui précisément, de ces fautes passées ?

La buse aurait-elle paru, se serait-elle montrée ?

C’était bien injuste, se disait-il, au bord des larmes.

Quand il arriva devant la petite école, les élèves étaient en train de sortir des classes, toutes situées au rezdechaussée.

L’une après l’autre les portes s’ouvraient sur la cour et, comme s’ils s’étaient agglutinés contre le battant pour le contraindre à s’ouvrir, les enfants déboulaient titubants, un peu hagards, et ils clignaient des yeux dans la lumière dorée de fin d’après-midi.

Rudy quitta la voiture, jeta un regard vers le ciel.

Rassuré pour le moment, il s’approcha de la grille.

Au milieu de tous les enfants qui paraissaient, de loin, se ressembler jusqu’à la confusion, jusqu’à ne plus former qu’une masse du même individu fantastiquement multiplié, il reconnut le sien, pourtant pareil aux autres avec ses cheveux châtains, son tee-shirt bariolé, ses chaussures de sport — celui-là était, entre tous, son enfant, et il le reconnaissait.

Il appela :

— Hé, Djibril !

Et le garçon s’interrompit tout net dans sa course et la bouche grande ouverte dans un rire se ferma aussitôt.

Et Rudy vit avec douleur, avec malaise, l’inquiétude figer les traits du visage mobile, nerveux de son fils à l’instant où celui-ci l’aperçut derrière la grille et que tout espoir que ce n’eût pas été la voix de son père s’évanouit.

Rudy leva la main, l’agita en direction de l’enfant.

En même temps il scrutait le ciel et tâchait d’écouter, par-delà les bruits de la cour, une éventuelle imprécation. Djibril le regarda fixement.

Il se détourna d’un mouvement résolu et reprit sa course.

Rudy l’appela de nouveau mais l’enfant ne lui portait pas plus d’intérêt que s’il avait vu un étranger derrière la grille.

Il jouait, à présent, tout au fond de la cour, à un jeu de ballon que Rudy ne connaissait pas.

N’aurait-il pas dû, en vérité, connaître les jeux de son fils ?

Rudy songea qu’il pourrait, comme le ferait tout autre père, pénétrer dans la cour, marcher d’un pas irrité jusqu’à son fils, l’empoigner par le bras et l’amener ainsi à la voiture.

Mais, outre qu’il craignait que Djibril ne se mît à pleurer et qu’il voulait éviter cela à tout prix, il redoutait l’espace dégagé de la cour.

Si la buse survenait, insensible et lugubre, où se cacherait-il ?

Il retourna s’asseoir au volant de la Nevada.

Il vit arriver le car scolaire et les enfants se ranger dans la cour pour se préparer à y monter.

Au moment où Djibril sortait de la cour, Rudy se rua hors de la voiture et trotta vers le car.

— Viens, Djibril ! cria-t-il d’une voix à la fois enjouée et impérieuse. C’est papa qui le ramène, aujourd’hui, dit-il encore à la femme qui s’occupait de surveiller les enfants dans le car et qu’il aurait dû connaître, pensa-t-il, au moins de vue — mais n’était-ce pas la première fois qu’il allait chercher Djibril à l’école ?

Le garçon se détacha du groupe, tête baissée, et suivit Rudy comme s’il avait honte, faussement désinvolte, ne regardant rien ni personne.

Il tenait ses mains agrippées aux lanières de son cartable à hauteur des aisselles, et Rudy remarqua que ces mains tremblaient légèrement.

Il allait passer son bras sur l’épaule de Djibril, en un geste qu’il n’avait jamais d’habitude et auquel il lui fallait réfléchir avant de l’exécuter afin qu’il eût l’air, paradoxalement, le plus naturel possible, quand sa vision latérale capta l’image d’une forme brunâtre du côté des acacias qui bordaient le trottoir.

Il tourna prudemment la tête.

Il aperçut du coin de l’œil la buse posée là, en haut de l’arbre, placide, attendant.

Figé de terreur, il en oublia d’étreindre Djibril et ses deux bras restèrent raides et gauches le long de ses flancs.

Il fit effort pour atteindre la voiture.

Il s’y jeta dans un gémissement.

Que me veux-tu, que me veux-tu encore ?

L’enfant monta à l’arrière, et claqua la portière avec une brusquerie étudiée.

— Pourquoi tu viens me chercher ? demanda-t-il, et Rudy comprit qu’il était sur le point d’éclater en sanglots.

Il ne répondit pas immédiatement.

À travers la vitre il regardait la buse, incertain qu’elle l’eût vu.

Son cœur s’apaisa un peu.

Il démarra doucement pour ne pas éveiller l’attention de l’oiseau qui, peut-être, avait appris à reconnaître le ronflement particulier du moteur de la Nevada.

Quand ils furent hors de vue de l’école, il se tourna de trois quarts vers son fils, conduisant de la main gauche.

Le visage de l’enfant était tout froncé d’anxiété et d’incompréhension.

Il ressemblait tant ainsi à Fanta lorsqu’elle posait son masque d’indifférence et dévoilait ce qu’elle éprouvait communément vis-à-vis de Rudy et de leur vie en France, à savoir anxiété et incompréhension, qu’il en fut passagèrement agacé contre l’enfant et sentit renaître à son encontre les vieilles émotions agressives et troubles, comme si le garçon n’avait jamais eu d’autre but que de juger son père, qui avaient éclos en lui lorsque, chassé du lycée, il avait passé avec Djibril un mois d’indignité, de regrets et de mortification.

Il lui semblait maintenant que, quoi qu’il pût faire, son fils le blâmerait ou le prendrait en terrible peur.

— J’avais envie de venir te chercher aujourd’hui, c’est tout, dit-il de sa voix la plus aimable.

— Et maman ? cria presque l’enfant.

— Quoi, maman ?

— Elle va bien ?

— Mais oui, oui.

Un peu méfiant encore, le visage du garçon se détendit néanmoins.

Rudy se tourna complètement vers la route pour dissimuler le sien.

Que savait-il de Fanta en ce moment ?

Nous allons chez ta grand-mère, dit-il, tu pourras passer la nuit là-bas. Ça fait un moment que tu ne l’as pas vue, non ? Ça te va ?

Djibril grogna.

Rudy comprit, la gorge serrée soudain, que l’enfant était si soulagé par la réponse de Rudy au sujet de Fanta que le reste, ce qu’on allait faire de sa propre personne, lui importait peu.

— Maman va bien, c’est sûr ? demanda encore le garçon.

Rudy hocha la tête sans le regarder.

Il voyait dans le rétroviseur la petite figure d’un brun très pâle, les yeux noirs, le nez plat aux narines frémissantes comme les naseaux d’une génisse, la bouche charnue, et il reconnaissait tout cela et se disait : Voilà mon fils, Djibril, et bien que cette déclaration ne fît toujours rien résonner en lui, bien qu’elle tombât encore en lui, songeait-il, comme une pierre dans de la boue, il commençait à entrevoir, à prendre la mesure et de l’innocence et de l’indépendance du garçon dont toutes les pensées et toutes les intentions n’étaient pas liées à Rudy, et qu’habitait tout un monde intime, secret, où Rudy n’avait aucune part.

Le sens de l’existence de Djibril ne se résumait pas à condamner son père — ou si ?

Oh, cet arrêt de mort que lui avait semblé rendre contre lui alors honni, avili, l’enfant de deux ans au regard sévère !

Mais celui qu’il apercevait dans le rétroviseur n’était qu’un écolier pensif, provisoirement apaisé, qui déroulait en cet instant des rêveries enfantines dans son esprit bien éloigné des préoccupations de Rudy — c’était son fils, Djibril, et il n’avait que sept ans.

Dis-moi, tu as faim ?

Il s’entendait lui-même avec gêne : sa voix se brisait.

Comme le faisait Fanta, Djibril prit le temps de peser sa réponse.

Non pas, se figurait Rudy, pour évaluer ce qu’il préférait vraiment mais pour tâcher de ne fournir aucune prise à une possible connaissance que l’autre se formerait de lui, comme si tout ce qu’il disait pouvait être retenu à charge.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Quelle sorte d’homme suis-je donc, pour leur inspirer une telle circonspection ?

Abattu, il ne répéta pas sa question et Djibril resta silencieux.

Il avait le visage fermé, grave.

Rudy sentait un grand embarras entre eux.

Que devait-il dire ?

Que disaient les autres pères à leur garçon de sept ans ?

Il y avait longtemps, si longtemps qu’il ne s’était pas trouvé seul avec lui.

Était-il nécessaire de parler ?

Les autres pères, trouvaient-ils cela nécessaire ?

— À quoi jouais-tu dans la cour, tout à l’heure ?

— À quoi ? répéta l’enfant au bout de quelques secondes.

— Oui, tu sais, quand tu jouais au ballon. Je ne le connais pas, ce jeu.

Les yeux de Djibril allaient d’un coin à l’autre de la voiture, indécis, anxieux.

Il avait la bouche entrouverte.

Il se demande quel est le but caché de ma curiosité soudaine, inhabituelle, et, puisque ce but lui échappe, quelle tactique adopter, de quel côté exactement orienter sa suspicion.

— C’est juste un jeu, dit l’enfant d’une voix lente, basse.

— Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? En quoi consistent les règles ?

Rudy s’appliquait à donner à son ton une rassurante aménité.

Il se haussa pour grimacer un sourire dans le rétroviseur.

Mais le garçon paraissait affolé maintenant.

Il a si peur que toute intelligence le déserte, toute capacité de réflexion.

— Je ne les connais pas, moi, les règles ! cria presque Djibril. C’est juste un jeu et voilà.

— OK, ce n’est pas grave. En tout cas, tu t’amusais bien, non ?

L’enfant marmotta quelque chose de bref et d’incompréhensible, pas encore soulagé.

Rudy lui trouvait à présent l’air presque nigaud, il en était affecté et mécontent.

Pourquoi l’enfant était-il incapable de comprendre que son père ne cherchait qu’à s’approcher de lui ?

Pourquoi ne faisait-il, de son côté, aucun effort en ce sens ?

Et la vive intelligence dont Rudy, peut-être complaisamment, l’avait toujours crédité, existait-elle encore, avait-elle réellement existé ?

Ou bien, peu stimulée dans cette école de village dont Rudy, au fond de lui, n’estimait guère les enseignants auxquels il trouvait des visages bornés, et entravée à la maison par l’atmosphère de tristesse, de rancœur et d’angoisse qui y régnait, s’était-elle rabougrie et desséchée, cette intelligence sans laquelle Djibril, son fils, ne serait plus qu’un garçon parmi tant d’autres peu intéressants ?

Si Rudy ne souhaitait aucun mal aux enfants médiocres, il ne voyait pas de raison ni même de possibilité particulière de les aimer.

Un gouffre d’amère affliction s’ouvrit en lui.

Il était impuissant à aimer son fils envers et contre tout, et quel qu’il fût, c’est donc qu’il ne l’aimait pas.

Il lui fallait des raisons suffisamment bonnes — était-ce cela, l’amour paternel ?

Il n’avait jamais entendu dire que cet amour-là dépendait de qualités que l’enfant possédait ou non.

Il le regarda encore dans le rétroviseur, il le regarda intensément, passionnément, attentif à sentir trembler en lui l’ombre d’un bouleversement singulier.

C’était son fils, Djibril, et il le reconnaissait entre tous les enfants.

Par habitude ?

Son cœur n’était qu’une mare de boue et tout s’y engloutissait dans un affreux chuintement.

Maman habitait un tout petit pavillon cubique, au toit court, à la sortie d’un village-rue, dans un lotissement récent.

Quand elle était rentrée en France avec Rudy, juste après la mort d’Abel, elle s’était réinstallée dans leur ancienne maison en pleine campagne, et Rudy avait dû intégrer comme interne le collège le moins éloigné.

Il avait fait ses études supérieures à Bordeaux (il se rappelait l’infinie désolation des rues noires, le campus excentré, perdu dans les mornes faubourgs) et c’est encore dans cette vieille maison isolée qu’il allait de temps en temps rendre visite à maman.

Puis, sitôt son diplôme acquis, il était reparti là-bas, professeur au lycée Mermoz.

À son retour forcé, cinq ans auparavant, en compagnie de l’enfant et de Fanta, il avait constaté que maman avait quitté sa maison pour s’installer dans ce pavillon aux minuscules fenêtres carrées, dont le toit paraissait un front trop bas qui donnait à l’ensemble un air buté et sot.

Comme il s’était senti, dès le début, mal à l’aise dans ce quartier d’habitations toutes semblables bâties sur des parcelles rectangulaires et nues qui s’ornaient naïvement maintenant de quelques sapins replantés après Noël ou de bosquets d’herbe de la pampa !

Il avait eu l’impression qu’en s’établissant là maman non seulement se soumettait mais ratifiait, en le devançant avec une saumâtre complaisance, le constat d’échec absolu qu’au terme de sa vie lui présenterait quelque autorité suprême.

Rudy avait brûlé de lui dire : Était-il vraiment nécessaire d’illustrer ainsi le naufrage ? L’existence en pleine campagne n’avait-elle pas plus de tenue ?

Mais, comme à son habitude avec maman, il n’avait rien dit.

Sa propre situation lui paraissait manquer tellement d’allure !

Du reste, il n’avait pas tardé à se rendre compte que maman appréciait son quartier et que l’abondant voisinage féminin lui permettait d’écouler bien plus facilement qu’avant ses brochures angéliques.

Elle s’était fait des amies parmi des femmes dont la seule vue inspirait à Rudy une tristesse pleine de gêne.

Le corps, le visage marqués des stigmates d’une vie terrible, brutale (cicatrices, traces de coups ou de chutes, empourprement alcoolique), elles étaient pour la plupart sans emploi et ouvraient volontiers leur porte à maman qui s’efforçait de déterminer avec elles le nom du gardien de leur âme, puis s’efforçait de le localiser, cet ange qui ne leur était jamais apparu, qui, faute d’avoir été correctement appelé, n’était jamais venu à leur aide.

En somme, avait fini par se dire Rudy non sans dépit, maman se trouvait parfaitement bien dans son sinistre lotissement.

Il tourna un peu dans le quartier, perdu comme chaque fois qu’il y venait, prenant successivement, sans s’en rendre compte, les mêmes rues.

Le jardinet de maman était l’un des rares qui ne fût pas encombré de jouets en plastique, de chaises et de tables démantibulées, de pièces de voitures.

L’herbe y poussait haute et jaunâtre car maman, prétendait-elle, n’avait pas le temps de s’en occuper, toute à son prosélytisme.

Djibril quitta la voiture de mauvaise grâce.

Il avait laissé son cartable sur la banquette, Rudy s’en saisit en descendant.

Il vit au regard effaré de l’enfant que celui-ci réalisait alors pleinement qu’il ne repartirait pas avec son père.

Il faut pourtant bien qu’il voie sa grand-mère de temps en temps, songea Rudy, navré.

Comme lui paraissait loin la matinée de ce même jour, lorsque, informant Fanta qu’il irait chercher Djibril et l’emmènerait dormir chez maman, le soupçon lui était venu qu’il ne désirait pas tant faire plaisir à celle-ci qu’empêcher Fanta de s’en aller !

Car pourquoi se fût-il soudain avisé de vouloir complaire à maman de cette façon-là ?

S’il ne pouvait donner entièrement raison à Fanta qui affirmait que maman n’aimait pas Djibril, car c’eût été faire l’erreur de considérer maman comme une personne ordinaire qui, simplement, aimait ou n’aimait pas, il lui paraissait évident depuis la naissance de l’enfant, depuis que maman, penchée sur le berceau, avait examiné les particularités physiques du petit, que Djibril ne correspondait nullement et qu’il n’y avait nul espoir qu’il correspondît jamais à l’idée que maman se faisait d’un messager divin, de sorte qu’elle n’avait guère pris la peine de s’attacher à l’enfant et c’est cela, cette aimable indifférence, que Fanta comprenait comme de l’antipathie.

Rudy posa sa main sur l’épaule de Djibril.

Il pouvait sentir sous ses doigts les os menus, pointus.

Djibril laissa aller sa tête contre le ventre de son père et Rudy fouilla de ses doigts les cheveux bouclés et soyeux, tâtant le crâne bien lisse, parfait, miraculeux.

Des larmes acides lui vinrent aux yeux d’un coup.

Alors il entendit un cri au-dessus d’eux, un seul cri furieux et menaçant.

Il ôta sa main, poussa Djibril devant lui vers le portillon du jardin, si brusquement que le garçon trébucha.

Rudy le retint par le bras et ils franchirent l’espace d’herbe desséchée jusqu’à la porte de la maison et Rudy pensa qu’il avait l’air ainsi de mener l’enfant de force.

Mais, terrifié, hagard, n’osant lever les yeux vers le ciel, il ne songeait pas à desserrer l’étau de ses doigts.

Djibril gémit, se secoua.

Rudy le lâcha.

L’enfant le regardait avec une perplexité épouvantée.

Rudy grimaça un sourire, donna des coups de poing dans la porte.

Si la buse allait piquer sur lui avant que maman n’eût ouvert, qu’en deviendrait-il des tentatives de restauration de son honneur ?

Oh, tout serait perdu alors !

La porte s’ouvrit presque aussitôt.

Rudy tira Djibril à l’intérieur et referma le battant.

— Eh bien, eh bien, dit maman d’une voix enjouée. Quelle surprise !

— Je t’ai amené le petit, murmura Rudy, encore choqué.

Car point n’était besoin, Fanta, point n’était besoin maintenant…

Maman pencha son visage au niveau du visage de Djibril et l’examina attentivement avant d’appliquer le bout de ses lèvres sur le front de l’enfant.

Djibril, mal à l’aise, se tortillait.

Elle se haussa ensuite pour embrasser Rudy et il sentit au frémissement de sa bouche qu’elle était heureuse, excitée.

Il en fut légèrement inquiet.

Il devinait que sa joyeuse fébrilité n’était pas due à leur présence mais à quelque chose qui les avait précédés, lui et le garçon, et que leur visite n’allait en rien déranger car elle était négligeable, superflue à côté de cette mystérieuse source d’exultation.

Il en fut comme jaloux, à la fois pour lui et Djibril.

Il posa lourdement ses deux mains sur les épaules de son fils.

— J’ai pensé que tu serais contente de le garder pour la nuit.

— Ah !

Maman croisa les bras, dodelina de la tête, son œil scrutateur de nouveau posé sur le visage de l’enfant comme pour tâcher d’estimer sa valeur.

— Tu aurais dû me prévenir, mais bon, ça ira.

Rudy remarquait sans plaisir qu’elle semblait tout particulièrement juvénile et gracieuse ce jour-là.

Ses cheveux courts étaient teints de frais, d’un beau blond cendré.

Sa peau, poudrée, très blanche, était bien tendue sur les pommettes.

Elle portait un jean et un polo rose et quand elle se détourna pour aller vers la cuisine, il vit que le jean était serré et qu’il moulait ses hanches étroites, ses fesses petites, ses genoux très fins.

Dans la minuscule cuisine toute de bois sombre, un garçon était assis à la table exiguë.

Il était en train de goûter.

Il trempait dans un verre de lait un sablé que Rudy reconnut comme ceux que maman confectionnait pour les occasions spéciales.

Il avait environ l’âge de Djibril.

C’était un bel enfant aux yeux clairs, aux cheveux blonds bouclés.

Rudy eut une sorte de haut-le-cœur.

Il eut dans la bouche le goût du jambon, du pain blanc et mou.

Tiens, assieds-toi là, dit maman à Djibril en lui désignant l’autre chaise face à la petite table. Tu as faim ?

Elle demandait avec l’air de souhaiter que la réponse fût négative et Djibril secoua la tête et refusa également de s’asseoir.

— C’est un petit voisin, je me suis fait un nouvel ami, dit maman.

L’enfant blond ne regardait personne.

Il mangeait avec application et bonheur, les lèvres humides de lait, sûr de lui, confiant.

Rudy fut alors certain qu’il n’y avait nulle autre cause à l’avide félicité, à l’éclat dur et heureux du visage de maman que la présence de ce garçon dans sa cuisine, se régalant des biscuits qu’elle avait préparés pour lui.

Non, nulle autre cause à cette palpitation de sa peau, de ses lèvres que le garçon lui-même.

Il sut tout aussi clairement qu’il ne laisserait pas Djibril à maman ce soir-là ni aucun autre soir et, cette résolution prise, un immense soulagement lui vint.

Il serra son fils contre lui, chuchota à son oreille :

— On va rentrer tous les deux, tu ne restes pas là, d’accord ?

Puis, comme Djibril devait avoir faim et qu’il pouvait bien, pour si peu de temps, s’attabler chez maman, Rudy lui versa un verre de lait et tira la chaise afin qu’il y prît place.

— Viens, j’ai quelque chose à te montrer, dit maman à Rudy.

Il la suivit dans le salon rempli de meubles trop gros, inutiles, qui ne ménageaient pour circuler que d’étroits couloirs aux angles compliqués.

Comment tu le trouves ? demanda maman d’une voix faussement détachée.

Cette voix, il la sentait vibrer de convoitise, d’impatience, d’enchantement.

— Il me sert déjà de modèle, il pose très bien. Je ne le lâcherai pas, celui-là.

Elle eut un rire haut et bref.

— De toute façon, chez lui, personne ne s’en occupe. Mon Dieu, comme il est beau ! Non ?

Sur sa table couverte de papiers et de stylos, de paquets de brochures ficelés, elle prit un carton qu’elle présenta à Rudy.

C’était l’ébauche d’un dessin.

Vêtu d’une robe blanche, le petit voisin de maman volait maladroitement au-dessus d’un groupe d’adultes figés dans ce qui devait figurer la crainte ou l’ignorance.

Maman expliquait, de sa voix tendue, ravie, coupante.

— Il est là, au-dessus d’eux, et ils ne l’ont pas encore reconnu, il ne leur a pas encore été donné de voir la lumière mais dans le dessin suivant ils seront éclairés et leurs yeux dessillés et l’ange pourra prendre place au milieu d’eux.

Rudy se sentait envahi d’un dégoût plein de lassitude.

Elle est cinglée, et de la plus stupide manière, et je ne veux plus ni ne dois plus protéger cela. Mon pauvre petit Djibril ! Ah, nous ne remettrons plus les pieds ici.

À cet instant, et Rudy crut qu’elle avait deviné ses pensées, maman lui caressa la joue, lui flatta la nuque en lui souriant tendrement, et sa main froide, moite, était d’un contact déplaisant.

Il apercevait, comme elle était petite, ses seins un peu lourds dans l’échancrure profonde du polo.

Ils lui parurent gonflés de lait ou de plaisir.

Il détourna les yeux, recula doucement pour qu’elle ôtât sa main.

Elle ne me parle jamais que de ce qui m’ennuie ou m’agace, et ce qu’il me faut encore savoir elle ne me l’apprendra pas d’elle-même car, elle, cela ne l’intéresse plus depuis longtemps.

— A-t-on su, commença-t-il avec raideur, lenteur, qui avait fait passer une arme à mon père ?

Elle demeura figée de surprise, quoique cela ne se devinât que dans le temps qu’elle prit pour reposer son carton sur la table puis se tourner vers lui, un sourire pincé, contrarié, étirant à demi ses lèvres sèches.

— Ces vieilles histoires, dit-elle.

— Est-ce qu’on l’a su ? insista-t-il.

Elle soupira, ostentatoire, importunée, coquette.

Elle se laissa tomber dans un fauteuil et parut presque disparaître dans les épaisseurs flasques et disproportionnées, emballées de similicuir rosâtre.

— Non, évidemment, on ne l’a jamais su, est-ce qu’il y a même eu enquête je n’en suis pas sûre, tu connais le pays, tu peux t’imaginer. Mais quelle importance, après tout. On peut tout se procurer dans les prisons, il suffit de payer.

Et la voix de maman se teintait à nouveau de cette aigreur rancuneuse, générale, butée, que Rudy lui avait entendue depuis qu’elle était rentrée en France quelque trente ans auparavant, et que sa passion pour les anges et le déploiement presque professionnel de sa propagande lui avaient fait abandonner peu à peu.

Il la retrouvait, cette aigreur, pareille, intacte, comme si le souvenir de cette période devait s’accompagner de la voix et des sentiments qui y avaient été associés.

— Ton père avait de quoi payer, ce n’était pas le problème. Il n’y avait même pas six semaines qu’il était à Reubeuss et il avait déjà trouvé le moyen de commander un revolver, il s’y connaissait, il connaissait les gens, le pays, tu sais bien. Il avait décidé qu’il préférait crever plutôt que de croupir à Reubeuss puis d’endurer un procès qui ne lui laissait de toute façon aucune chance de s’en sortir.

— Il t’avait dit ça ? Qu’il préférait mourir ?

— Oui, enfin, plus ou moins, il y a une manière de dire sans le dire, mais je n’aurais jamais imaginé à l’époque qu’il irait jusque-là, pour ainsi dire se faire livrer une arme dans la cellule. Ça, non, je ne l’aurais pas imaginé.

Et toujours, dans la voix de maman, cette âpreté maussade, vaguement geignarde qui, autrefois, désolait Rudy et le faisait se sentir blâmable de ne pas réussir à contenter maman du simple fait de sa présence gentille, attentionnée auprès d’elle, du simple fait qu’il existât, lui, Rudy, enfant unique de cette femme obscure.

— Il n’y avait pas de cellules individuelles ni même pour six ou huit personnes, il était dans une pièce avec soixante autres types et il faisait tellement chaud, il me disait quand j’allais au parloir, qu’il passait une partie de ses journées à moitié évanoui. Je faisais ce que je pouvais, j’ai essayé de connaître son ange pour lui mais, contre sa volonté, contre son mauvais esprit, son incrédulité, quel résultat est-ce que j’aurais pu obtenir ?

Rudy voulait, faillit demander : Est-ce que j’étais là quand mon père a roulé sur Salif ? Est-ce que, cela, je l’ai vu ?

Mais une répugnance, une haine vive, brûlante, retinrent les mots.

Comme il détestait son père pour l’obliger à formuler en pensée des mots aussi atroces !

Il lui sembla que, quoi qu’il se fût passé effectivement cet après-midi-là entre Salif et son père, celui-ci était au moins coupable d’avoir rendu possible que de tels mots lui soient attachés, fût-ce sous la forme d’une interrogation.

Cependant, saisi de répulsion, il ne demanda rien.

Ce fut elle qui reparla du père, peut-être parce qu’elle avait senti toute la fielleuse réprobation contenue dans son silence.

— Il s’était persuadé tout seul qu’il était fichu, reprit-elle de son ton acerbe, plaintif et monocorde, que l’instruction ou ce qui en tiendrait lieu ne serait faite qu’à charge, alors qu’on aurait déjà pu montrer que ce type, Salif, l’avait bien escroqué, je l’ai compris très vite en mettant de l’ordre dans les affaires, et c’était quand même une raison pour justifier, je ne dis pas les coups ou le reste, mais la colère, l’altercation, parce que, ce Salif, il était quand même censé être le meilleur ami de ton père là-bas et c’est ton père qui l’avait logé et qui l’avait pris avec lui dans la société, et voilà qu’il se mettait à faire la seule chose qu’Abel ne pouvait pardonner ni même comprendre, le tromper, grossièrement, sans modifier son attitude, sans qu’il y ait jamais eu le moindre problème entre eux, sans rien changer à son sourire ni à la chaleur de sa voix quand il rencontrait ton père. Tout ça, on aurait pu en parler, au procès. J’ai repassé tous les devis que Salif avait fait faire, maçonnerie, menuiserie, plomberie, et je suis allée voir les entrepreneurs et il se trouvait qu’ils étaient tous liés à Salif à un degré ou à un autre, ou à la femme de Salif ou je ne sais quoi encore, et ça sautait aux yeux qu’ils étaient gonflés, ces devis, et que Salif avait prévu de s’en mettre plein les poches au passage. Moi, je n’ai jamais compris comment il avait pu accorder une telle confiance à ce type, il faut se méfier de tout le monde là-bas, les gens ne pensent qu’à te tondre la laine sur le dos. L’amitié, ça n’existe pas là-bas. Ils peuvent croire en Dieu mais les anges, ils les méprisent, ils en rigolent. Quand tu es reparti essayer de faire ta vie là-bas, j’étais sûre que ça ne marcherait pas, et tu vois ça n’a pas marché, j’en étais sûre.

— Si ça n’a pas marché, dit Rudy, ce n’est pas à cause du pays mais de mon père.

Elle ricana, triomphante, acrimonieuse.

— C’est ce que tu crois. Tu es trop blanc et trop blond, ils en auraient profité, ils se seraient acharnés à te détruire. Même l’amour, ça n’existe pas là-bas. Ta femme, elle t’a pris par intérêt. Ils ne savent pas ce que c’est que l’amour, ils ne pensent qu’à la situation et à l’argent.

Il quitta la pièce, retourna à la cuisine, et il sentait sa colère atténuée et presque abolie par sa décision, grisante, revigorante, de ne plus jamais rendre visite à maman, songeant : Elle viendra, elle, si ça lui chante, songeant encore : Les cuisines Manille, c’est fini, quelle joie, et il se sentait léger et jeune comme il ne l’avait jamais été depuis la période de sa rencontre avec Fanta, lorsqu’il descendait le boulevard de la République dans l’air tiède, pâle, scintillant du matin, clairement et simplement conscient de sa propre honnêteté.

Tassé sur sa chaise, Djibril n’avait pas touché à son verre de lait ni au moindre sablé.

L’autre garçon mangeait toujours, appliqué et réjoui, et Djibril le regardait avec un morne effarement.

— Tu vois, il n’avait pas faim, dit maman dans le dos de Rudy.

Dehors, comme ils avançaient vers la voiture, le bras de Rudy passé sur l’épaule de Djibril, Rudy se demanda si son regard n’avait pas fugitivement accroché l’image de quelque chose, au sol, juste devant le nez de la Nevada, de quelque masse indistincte qui n’avait pas lieu de se trouver là.

Mais ce fut si bref, et cette pensée si superficielle, il était par ailleurs si fier et heureux de ramener l’enfant à Fanta, qu’il oublia ce que ses yeux avaient peut-être vu presque aussitôt qu’il se fut demandé si ses yeux avaient vu quelque chose.

Il fit monter Djibril, jeta le cartable à ses pieds, et l’enfant lui sourit, largement, totalement, pour la première fois depuis bien longtemps, songea Rudy troublé.

Il s’installa à son tour, lança le moteur.

— À la maison ! s’écria-t-il avec entrain.

La voiture s’ébranla.

Elle passa sur un objet gros, dense, mou, qui la déséquilibra légèrement.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Djibril.

Au bout de quelques mètres, Rudy s’arrêta.

— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il.

L’enfant s’était tourné vers la vitre arrière.

— On a écrasé un oiseau, dit-il de sa voix fraîche.

— Ce n’est rien, souffla Rudy, ça n’a plus d’importance maintenant.

contrepoint

S’éveillant de sa sieste quotidienne, émergeant de rêves vaporeux et satisfaits, Pulmaire contempla un instant ses mains qui reposaient bienheureuses sur ses cuisses puis elle porta son regard vers la fenêtre du salon face au fauteuil et vit de l’autre côté de la haie le long cou et la petite tête délicate de sa voisine qui paraissaient surgir du laurier comme une branche miraculeuse, un improbable surgeon pourvu d’yeux grands ouverts sur le jardin de Pulmaire et d’une bouche fendue en un calme et large sourire qui étonna fortement Pulmaire car elle ne se rappelait pas, cette Fanta, l’avoir jamais vue dans le contentement. Elle hésita, intimidée, elle leva une main un peu raide, sa main flétrie, tachetée de vieillesse, elle la fit aller lentement de droite à gauche. Et la jeune femme de l’autre côté de la haie, cette voisine singulière qui s’appelait Fanta et n’avait jamais tourné vers Pulmaire que des regards lavés de toute expression, leva sa propre main. Elle salua Pulmaire, doucement, avec intention et volonté, elle la salua.