Tout au long de la matinée, comme les vestiges d’un rêve pénible et vaguement avilissant, la pensée l’accompagna qu’il aurait mieux fait de ne pas lui parler ainsi, dans son propre intérêt, puis, à force de tours et de détours dans son esprit inquiet, cette idée se mua en certitude alors même qu’il en venait à ne plus très bien se rappeler le motif de la dispute — ce rêve pénible et avilissant dont ne lui restait qu’un arrière-goût plein d’amertume.
Il n’aurait jamais, jamais dû lui parler ainsi — voilà tout ce qu’il savait maintenant de cette querelle, voilà ce qui l’empêchait de se concentrer sans qu’il pût espérer en tirer avantage par ailleurs, plus tard, lorsqu’il rentrerait à la maison et la retrouverait, elle.
Car, songeait-il confusément, comment allait-il apaiser sa propre conscience si ses souvenirs tronqués de leurs conflits ne faisaient apparaître que sa culpabilité à lui, encore et toujours, comme dans ces rêves pénibles et avilissants où, quoi que l’on dise, quoi que l’on décide, on est en faute, irrévocablement ?
Et comment, songeait-il encore, allait-il se calmer et devenir un père de famille correct s’il ne parvenait à apaiser sa conscience, comment allait-il pouvoir se faire aimer de nouveau ?
Il ne devait pas, certes, lui parler ainsi, aucun homme n’en a le droit.
Mais ce qui l’avait poussé à laisser franchir ses lèvres certains mots que ne doit jamais prononcer un homme dont le plus violent désir est de se faire aimer comme avant, il le revoyait mal, comme si ces phrases terribles (qu’étaient-elles donc, d’ailleurs, exactement ?) avaient explosé dans sa tête, détruisant tout le reste.
Était-il juste alors qu’il se sentît tellement blâmable ?
S’il pouvait seulement, songeait-il, prouver devant son propre tribunal intérieur qu’il avait eu quelque raison valable de plonger dans une si grande colère, c’est avec plus de mesure qu’il regretterait son emportement et tout son caractère s’en trouverait adouci.
Tandis que sa honte présente, exaltée, tourbillonnante et chaotique, ne faisait que le mettre en rogne.
Oh, comme il aspirait à la quiétude, à la clarté !
Pourquoi, le temps passant, pourquoi, la belle jeunesse s’éloignant de lui, avait-il l’impression que seule la vie des autres, de presque tous les autres autour de lui, progressait naturellement sur un chemin de plus en plus dégagé que la lumière finale éclairait déjà de rayons chauds et tendres, ce qui leur permettait, à tous ces hommes de son entourage, de baisser leur garde et d’adopter vis-à-vis de l’existence une attitude décontractée, subtilement caustique mais imprégnée de la conscience discrète qu’un savoir essentiel leur était échu au prix de leur ventre souple et plat, de leur chevelure unie, de leur parfaite santé ? Et je m’endeuille profondément, car je suis en grand effondrement.
Lui, Rudy, percevait de quelle nature était ce savoir, bien qu’il lui parût avancer avec peine sur un sentier dont nulle lueur ultime ne pouvait percer l’amas de broussailles.
Il croyait comprendre, du fond de son désordre, de sa faiblesse, l’insignifiance fondamentale de ce dont il souffrait et, cependant, de cette intuition il était incapable de se servir avec profit, perdu comme il l’était dans les marges de la vraie vie, celle sur laquelle chacun a le pouvoir de peser.
De telle sorte, se disait-il, qu’il n’avait pas encore accédé, lui, Rudy Descas, malgré ses quarante-trois ans, à cette pondération désinvolte et chic, à cette ironie paisible qu’il voyait empreindre les actes les plus simples et les plus ordinaires propos des autres hommes, lui semblait-il, qui, tous, s’adressaient avec calme et spontanéité à leurs enfants, lisaient journaux et magazines avec un intérêt goguenard, pensaient avec plaisir au déjeuner entre amis du dimanche suivant, pour la réussite duquel ils se dépenseraient généreusement, gaiement, sans devoir jamais faire effort pour dissimuler qu’ils sortaient à peine d’une énième chamaillerie, d’un rêve pénible et avilissant. Car je suis en grand effondrement.
Rien de tout cela ne lui était accordé, jamais.
Et pourquoi donc, se demandait-il, pourquoi ?
Qu’il se fût mal comporté à tel moment et dans telle situation où il importe d’être à la hauteur du drame ou de la joie, il voulait bien l’admettre, mais quel était ce drame, où était cette joie dans la vie réduite qu’il menait avec sa famille, et quelles circonstances particulières n’avait-il pas su affronter en homme accompli ?
Il lui semblait précisément que son immense fatigue (non moins considérable était sa fureur, dirait Fanta en ricanant, c’était bien de lui de se prétendre consumé quand la sourde rage permanente qu’il imposait à ses proches épuisait ces derniers avant tout, pas vrai, Rudy ?) venait de ce qu’il s’évertuait à guider dans la bonne direction leur pauvre tombereau, leur chargement de rêves pénibles, de rêves avilissants.
Avait-il jamais été récompensé pour son désir de faire au mieux ?
Non, pas même, non, pas même félicité ou honoré ou reconnu.
À la décharge de Fanta qui paraissait toujours lui imputer muettement les échecs, la malchance, il devait reconnaître qu’il était prompt à devancer tout jugement de ce genre en se sentant obscurément comptable de tout ce qui leur tombait dessus comme infortunes.
Quant aux rares coups de chance, il avait pris l’habitude de les accueillir avec un tel scepticisme, son visage défiant manifestait si éloquemment qu’il n’était pour rien dans le bref passage du bonheur dans leur maison qu’il ne serait venu à l’idée de personne de lui en savoir gré.
Oh, cela, Rudy ne l’ignorait pas.
Il sentait monter sur sa figure cet air de suspicion presque écœurée à l’instant où il proposait à Fanta, par exemple, ou à Djibril, une sortie au restaurant, une virée au club de canoë, et il voyait en retour l’inquiétude ou un léger désarroi (chez l’enfant qui détournait le regard, cherchait celui de sa mère, incapable, lui, de comprendre les intentions secrètes de son père) envahir les deux beaux visages, si semblables, de sa femme et de son fils, et il ne pouvait s’empêcher alors de leur en vouloir et il devenait furax et leur lançait : Quoi, vous n’êtes jamais contents ? cependant que les deux beaux visages des seuls êtres qu’il aimait dans ce monde se fermaient alors, n’exprimant plus rien qu’une morne indifférence à son endroit et à l’endroit de tout ce qu’il pourrait suggérer pour leur faire plaisir, l’écartant silencieusement de leur vie, de leurs pensées et de leurs sentiments, cet homme grognon et imprévisible qu’un mauvais sort les contraignait pour l’instant de souffrir auprès d’eux comme le débris d’un rêve pénible, d’un rêve avilissant. Tout ce qui m’était à venir m’est advenu.
Il arrêta brutalement sa voiture sur le bas-côté de la petite route qui l’amenait chaque jour tout droit chez Manille, une fois passé le grand rond-point au centre duquel s’élevait maintenant la curieuse statue en pierre blanche d’un homme nu dont le dos courbé, la tête basse, les bras lancés en avant semblaient attendre avec terreur et résignation les jets d’eau programmés pour l’arroser au début de l’été.
Rudy avait suivi chaque étape de la réalisation de cette fontaine, le matin, quand il tournait lentement sur le rondpoint dans sa vieille Nevada avant d’obliquer vers les établissements Manille, et sa curiosité distraite s’était muée à son insu en embarras, puis en malaise lorsqu’il avait cru constater une intime ressemblance entre le visage de la statue et le sien (pareils le grand front plat et carré, le nez droit mais un peu court, la mâchoire saillante, large bouche, menton anguleux d’hommes fiers sachant exactement où les mène chacun de leurs pas résolus, n’était-ce pas, cela, plus comique qu’affligeant quand on se contentait d’aller trimer chez Manille, hein, Rudy Descas ?) et son trouble s’était accru à la vue du monstrueux appareil génital que l’artiste, un certain R. Gauquelan habitant le coin, avait sculpté dans l’entrejambe de son héros, forçant Rudy à se sentir l’objet d’une cruelle dérision tant était pitoyable l’opposition de l’attitude veule, désarmée, et des bourses énormes.
Il évitait à présent de jeter son habituel coup d’œil à la statue, quand il tournait sur le rond-point dans sa Nevada délabrée.
Mais un réflexe malveillant orientait parfois son regard vers la face minérale qui était la sienne, cette claire et vaste figure d’apparence si virile penchée avec crainte, puis vers les testicules disproportionnés, et il en était venu à éprouver de la rancune et presque de la haine envers Gauquelan qui avait réussi, en plus, Rudy l’avait lu dans le journal local, à vendre son œuvre à la ville pour quelque cent mille euros.
Cette nouvelle l’avait plongé dans une grande détresse.
C’était comme si, se disait-il, Gauquelan avait profité de son sommeil ou de son innocence pour le faire figurer sur une ridicule photo pornographique qui aurait rendu Gauquelan plus riche et Descas plus pauvre, grotesque — comme si Gauquelan ne l’avait tiré d’un rêve pénible que pour l’enfoncer dans un rêve avilissant.
— Cent mille euros, je ne peux pas le croire, avait-il dit à Fanta, ricanant pour masquer sa désolation. Non, vraiment, je ne peux pas le croire.
— Quelle importance, avait dû répondre Fanta, qu’est-ce que cela t’enlève, à toi, que d’autres s’en sortent bien, avec cette irritante habitude qu’elle avait depuis peu de paraître ne vouloir observer toute situation que d’un point de vue hautain, magnanime, détaché, abandonnant Rudy à ses pensées mesquines et envieuses car cela pas plus que le reste maintenant elle ne voulait le partager avec lui.
Elle ne pouvait cependant empêcher qu’il se souvienne, et le lui rappelle sur un ton suppliant, de ces bonnes années pas si lointaines où l’un de leurs plus chers plaisirs consistait, dans la pénombre de leur chambre, assis au lit coude à coude comme deux camarades et tirant l’un après l’autre sur la même cigarette, à décortiquer sans indulgence les comportements et caractères de leurs amis, de leurs voisins et à puiser dans leur sévérité commune mêlée d’une très consciente mauvaise foi des effets de drôlerie qu’ils n’auraient jamais pu ni osé tenter avec d’autres, qui étaient propres à cette paire de braves copains qu’ils formaient tous les deux en plus d’être mari et femme.
Il voulait maintenant l’obliger à s’en souvenir, elle qui feignait de croire qu’elle ne s’était jamais amusée avec lui — mais ce n’était pas, non, la meilleure idée qu’il ait eue, avec son ton malgré lui implorant, en être réduit à mendier pour qu’elle accepte de constater que, quoi qu’il en fût, ce qui avait été n’était plus et qu’était mort sans doute à jamais l’aimable compagnon qu’il avait pu être, par sa faute à lui.
Et il en revenait toujours à cet aspect intolérable, cette tacite accusation qui lui enserrait la gorge — sa faute éternelle — et plus il se démenait pour se libérer de ce qui l’étranglait, de ce qui le tuait, plus il secouait sa lourde tête et plus il s’énervait et augmentait ses crimes.
De fait, ils n’avaient plus d’amis depuis longtemps et leurs voisins lui battaient froid, à lui.
Rudy Descas s’en moquait bien, il estimait avoir assez de soucis pour ne pas devoir s’occuper de ce qui, dans son attitude, déplaisait, mais il ne pouvait plus rire de personne avec Fanta si même elle avait été encore capable de le souhaiter.
Ils étaient isolés, très isolés, voilà ce qu’il devait bien reconnaître.
Il semblait que les amis (qui étaient-ils exactement, comment se nommaient-ils, où avaient-ils tous disparu ?) se soient éloignés à mesure que Fanta se détournait de lui, comme si l’amour qu’elle lui avait porté, tel un tiers flamboyant entre eux deux, avait été seul digne de leur intérêt et de leur affection et que, une fois volatilisé ce beau témoin, Fanta et lui, mais lui surtout, leur étaient finalement apparus, à tous ces amis, dans toute la rudesse de leur banalité, de leur pauvreté.
Mais Rudy s’en moquait bien.
Il n’avait besoin que de sa femme et de son fils — encore que, ainsi qu’il se l’était déjà avoué avec un peu de gêne, bien moins besoin de son fils que de sa femme, et moins de son fils lui-même qu’en tant que mystérieuse et séduisante extension de sa femme, fascinant, miraculeux développement de la personnalité et de la beauté de Fanta.
Ne lui manquaient, dans la présence de ces ombres informes qui avaient joué le rôle d’amis, que les regards bienveillants et cordiaux qui l’assuraient que Rudy Descas était un type sympathique, agréable à fréquenter, dont la femme venue de loin l’aimait sans arrière-pensée — il était alors bien lui, Rudy Descas tel qu’il se voyait, présent en ce monde, et non l’improbable et discordante figure issue de quelque rêve pénible, de quelque rêve avilissant, et que nul matin ne parvient à chasser. Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus et tant aimés ?
Il ne lui restait que cinq minutes avant l’heure d’embauche chez Manille.
Il s’était arrêté devant l’unique cabine téléphonique du secteur, au bord de la petite route qui ouvrait la voie gaiement et bravement entre les étendues de vignes.
Le soleil tapait dur déjà.
Pas un souffle, pas une ombre avant celle des hauts chênes verts qui encadraient au loin le château viticole, austère demeure aux volets clos.
Quelle fierté avait été la sienne quand il avait présenté à Fanta cette région où il était né, où ils allaient vivre et prospérer, et tout particulièrement cette bâtisse dont maman connaissait un peu les propriétaires, producteurs d’un excellent graves que Rudy, à présent, n’avait plus les moyens de boire.
Il savait que, obscurément, au-delà de tout espoir raisonnable, le plaisir orgueilleux qu’il avait éprouvé à montrer le sombre petit château à Fanta, s’avançant et la tirant presque dans l’allée jusqu’à la grille, jusqu’aux chênes verts, arguant de cette vague relation entre maman et les maîtres des lieux (elle avait dû, en tout et pour tout, remplacer quelques semaines leur femme de ménage habituelle) pour s’en approcher exagérément, venait de ce qu’il s’était persuadé qu’un jour cette propriété leur appartiendrait, à Fanta et lui, qu’en quelque sorte elle leur reviendrait, il ne savait encore comment.
Que trois énormes chiens jaillis de l’arrière de la demeure se soient rués vers eux n’avait pas altéré cette certitude, même si un sentiment de pure horreur s’était alors emparé de lui.
Oh, Rudy Descas n’était pas un homme si courageux que cela. Ces amis m’ont bien failli.
Les dobermans déchaînés n’avaient-ils pas voulu le punir de ses désirs présomptueux et absurdes, de cette grosse patte possessive qu’il avait abattue en pensée sur la propriété ?
Un coup de sifflet lancé par leur maître invisible avait arrêté les chiens tout net, cependant que Rudy lentement reculait, son bras tendu devant Fanta comme s’il avait voulu la dissuader de sauter à la gorge des trois monstres.
Qu’il s’était senti inutile et vain par cette chaude matinée de printemps, dans le silence paisible, lumineux qui avait suivi la retraite des chiens et leur propre retour vers la voiture, qu’il s’était senti pâle et flageolant à côté de Fanta qui, elle, n’avait pas même frissonné.
Elle ne m’en veut pas de l’avoir mise en danger, non parce qu’elle est bonne, bien qu’elle le soit, mais parce que la conscience du danger ne l’a pas atteinte, songeait-il, est-ce cela, être brave, et je ne suis qu’un audacieux ? Car jamais, tant que Dieu m’assaillit, je n’en vis un seul à mes côtés.
Il jetait des regards en coin au visage impassible, aux grands yeux bruns de sa femme baissés vers les graviers de l’allée qu’elle agitait distraitement de l’extrémité d’une baguette, petite branche de noisetier ramassée à l’instant où les chiens avaient déboulé.
Quelque chose en elle résistait à la compréhension, songeait-il presque admiratif quoique mal à l’aise — dans le naturel de sa placidité chez une femme qui était avant tout une intellectuelle, dans la méconnaissance qu’elle semblait avoir, elle qui déchiffrait tout, de son propre flegme.
Il regardait le large, le haut méplat de sa joue lisse, les cils noirs épais, le nez à peine saillant, et l’amour qu’il lui portait, à cette femme secrète, l’effrayait.
Car elle était étrange, trop étrange pour lui peut-être, et il s’épuisait à démontrer qu’il n’était pas réduit à ce qu’il avait l’air d’être, qu’il n’était pas simplement un exprofesseur de lycée revenu s’installer dans sa province natale mais un homme que le sort avait élu pour s’acquitter d’un destin original.
Il lui aurait suffi, à lui, Rudy Descas, il s’en serait contenté avec gratitude, de n’être chargé de nul autre devoir que de celui d’aimer Fanta.
Mais il avait l’impression que c’était trop peu pour elle, même si elle l’ignorait, et que, l’ayant enlevée à son univers familier, il lui devait bien davantage qu’une assez grossière petite maison dans la campagne, laborieusement payée à crédit, et toute la vie y afférente, toute cette modicité qui le mettait hors de lui.
Et il se tenait maintenant au bord de cette même joyeuse petite route, plusieurs années après que les chiens avaient failli les déchirer tous les deux (mais la tranquillité de Fanta n’aurait-elle pas suspendu leur bond, ne se seraient-ils pas écartés d’elle en geignant peut-être, apeurés de sentir qu’elle n’était pas un être humain semblable aux autres ?), par une tiède et suave matinée de mai toute pareille à celle-ci, sinon que sa déconfiture avait alors à peine altéré sa confiance en l’avenir, en leur succès, en leur veine éblouissante, et qu’il savait à présent que rien ne réussirait.
Ils étaient repartis dans cette vieille Nevada de laquelle il s’extrayait maintenant car, oui, c’était déjà une vilaine voiture démodée, d’un bleu-gris caractéristique des goûts prudents de la mère de Rudy à laquelle celui-ci l’avait achetée quand elle l’avait abandonnée pour une Clio, et cependant, comme il ne doutait pas à l’époque de pouvoir très vite s’offrir quelque chose de bien mieux (une Audi ou une Toyota), il avait entraîné Fanta à considérer leur voiture comme une sale bête un peu fourbe, ridicule mais fatiguée et dont ils accompagnaient les derniers jours avec patience, ne la sortant que pour l’entretenir.
Il avait traité la pauvre Nevada avec une désinvolture méprisante, mais n’était-ce pas une sorte de haine qu’il éprouvait actuellement contre sa robustesse même, sa vaillance à toute épreuve de bonne vieille voiture pas compliquée, et presque son honnêteté, son abnégation ?
Rien de plus misérable, se disait-il, que de haïr sa voiture, où en suis-je donc arrivé et tomberai-je beaucoup plus bas encore — oh, certes oui car c’était une broutille à côté de ce qu’il avait dit à Fanta ce matin-là, avant de partir travailler chez Manille et de prendre cette même route qui, autrefois, coupant allègrement entre les vignes…
Que lui avait-il dit exactement ? Et il ventait devant ma porte et il les emporta.
Il laissa la portière ouverte, debout sur ses jambes tremblantes. L’ampleur de ce qu’il avait très probablement gâché l’étourdissait.
Tu peux retourner d’où tu viens.
Était-ce possible ?
Il eut un faible sourire, crispé, jaune — non, Rudy Descas ne parlerait pas ainsi à la femme dont il voulait si ardemment être aimé de nouveau.
Il leva les yeux, mit sa main en visière, la sueur mouillait déjà son front, sa frange blonde.
Blond également était le monde autour de lui par ce matin doux et propre, blonds les murs du petit château là-bas que des étrangers quelconques (Américains ou Australiens, croyait savoir maman toujours à l’affût d’informations dont alimenter son penchant à la déploration voluptueuse) avaient récemment acquis et restauré, et les taches de lumière blondes sous ses paupières dansaient au rythme de ses clignements d’yeux — puissent-elles couler enfin, ces larmes de colère qu’il sentait peser de l’intérieur contre ses orbites.
Mais ses joues demeuraient sèches, sa mâchoire contractée.
Il perçut le ronflement d’une voiture qui arrivait derrière lui et il s’accroupit aussitôt derrière sa portière, peu désireux d’adresser un signe au conducteur qu’il avait, ici, toute chance de connaître, mais secoué aussitôt d’un lugubre fou rire en songeant qu’il était le seul dans le coin à rouler dans une Nevada bleu-gris et que sa voiture attestait de la présence de Rudy Descas plus sûrement encore que la silhouette de Rudy Descas lui-même qui pouvait toujours, à une certaine distance, ressembler à quelqu’un d’autre.
Car il semblait que tout le monde eût assez d’argent pour acheter un véhicule vieux de dix ou douze ans au maximum, sauf lui et sans qu’il comprît pour quelle raison.
Quand il se releva, il songea qu’il ne pourrait maintenant éviter d’arriver à ce point en retard chez Manille qu’il lui faudrait passer par le bureau de ce dernier avec une excuse relativement inédite.
Il en était comme satisfait, obscurément.
Il savait que Manille était fatigué de lui, de ses retards fréquents, de sa mauvaise humeur ou de ce qu’un homme naturellement affable et commerçant comme Manille devait appeler ainsi lorsque Rudy estimait que le quant-à-soi farouchement défendu comptait parmi ses droits fondamentaux d’employé mal payé, et bien qu’il appréciât Manille par ailleurs il lui plaisait de ne pas être, lui, apprécié de Manille, de ce type d’hommes pragmatiques et finasseurs, bornés mais, dans les limites très serrées de ses facultés, étonnamment doué, presque talentueux.
Il savait que Manille l’aurait aimé et respecté et aurait même excusé son caractère difficile si Rudy s’était révélé habile vendeur de cuisines, il savait que Manille n’aurait pas tant prisé la capacité de faire gagner de l’argent à l’entreprise que la simple et belle compétence en un domaine précis et il savait tout aussi bien qu’il n’était aux yeux de Manille ni qualifié ni ingénieux ni volontaire, ni, pour couvrir une telle nullité, seulement gentil.
Manille ne le gardait que par une forme particulière d’indulgence, songeait Rudy, de pitié compliquée — car pourquoi Manille aurait-il eu vraiment pitié de lui ?
Que savait-il de la situation précise de Rudy ?
Oh, peu de chose, Rudy ne se confiant jamais à quiconque, mais il devait percevoir, cet homme rude, aimable, roublard, que Rudy était à sa façon un déclassé et que, jusqu’au moment où cela ne serait plus supportable, il incombait à des types comme lui, Manille, qui se sentaient parfaitement à leur place là où ils étaient, de le protéger.
Rudy comprenait le raisonnement non formulé de Manille.
Quoique reconnaissant, il en était humilié.
Allez vous faire foutre, je n’ai pas besoin de vous, petit entrepreneur à la noix, marchand de cuisines rustiques.
Mais que deviendras-tu, Rudy Descas, quand Manille te mettra à la porte l’air sincèrement navré, ennuyé mais bien forcé de laisser entendre que tu as tout fait pour en venir là ?
Il était sûr de devoir à maman son emploi chez Manille, quoiqu’elle n’eût jamais avoué être allée parler à ce dernier (et, nécessairement, le supplier, le coin de ses paupières, qu’elle avait tombantes, tout humide et rose, son long nez rougi par l’infamie d’une telle démarche) et que la raison qui avait obligé Rudy à chercher du travail fût trop douloureuse pour qu’il ait eu le courage de revenir avec elle sur cette question.
Je me fiche de Manille, ça oui.
Comment pouvait-il perdre du temps à rêvasser autour de Manille alors qu’il ne se rappelait pas les termes exacts de ce qu’il avait dit le matin même à Fanta et qu’il n’aurait jamais, en aucun cas, dû lui dire, car il lui semblait que cela se retournerait de la plus terrible manière contre lui si elle s’avisait ou trouvait l’occasion de le prendre au mot, qu’il parviendrait ainsi au résultat absolument inverse de celui auquel il s’efforçait de travailler depuis un bon moment déjà.
Tu peux retourner d’où tu viens.
Il allait lui téléphoner et lui demander de lui répéter les mots précis de leur violent échange et ce qui l’avait provoqué.
Il était impossible qu’il lui eût dit cela.
Il le croyait, songea-t-il, parce qu’il avait cette propension à se sentir toujours plus blâmable qu’il ne l’était, à s’accuser du pire vis-à-vis d’elle qui ne pouvait avoir ni mauvaises pensées ni visées ambiguës puisqu’elle était si démunie et, à juste titre, si déçue — si déçue !
La seule pensée qu’elle pût obéir à ces mots affreux lui causa un afflux de sueur à la face et dans le cou.
Puis, presque aussitôt, il fut parcouru de frissons.
Avec un désespoir d’enfant il souhaita alors s’arracher à ce rêve interminable, ce rêve monotone et froid dans lequel Fanta allait le quitter parce qu’il le lui aurait, sans pouvoir se le rappeler, en quelque sorte ordonné, et alors que rien de plus horrible ne pouvait lui tomber dessus — il le savait, n’est-ce pas, car elle l’avait déjà fait, elle avait déjà tenté de le faire, pas vrai, Rudy Descas ?
Il chassa hâtivement cette pensée, ce souvenir intolérable de l’escapade de Fanta (ainsi disait-il en lui-même pour réduire la portée de ce qui n’avait été ni plus ni moins qu’une trahison), préférant encore la froideur monotone de ce rêve interminable qu’était devenue sa vie, à son grand étonnement — sa vraie, sa pauvre vie.
Il ouvrit la porte de la cabine téléphonique, se glissa entre les parois couvertes de griffures et de graffitis.
De même qu’il était contraint de rouler dans une Nevada hors d’âge, il avait dû, tout récemment, résilier son abonnement de téléphone portable et cette décision qu’il aurait pu se contenter de qualifier de raisonnable, vu le budget serré dont il disposait chaque mois, lui apparaissait inexplicable, singulière et injuste comme une cruauté qu’il se serait infligée, car il ne connaissait ni n’avait entendu parler de personne qui ait dû renoncer à cet accessoire, à part lui.
Pas même les gitans qui vivaient dans un camp permanent installé en contrebas de la petite route, juste au-delà des vignes au flanc de la colline, et dont, se disait Rudy machinalement, les nouveaux habitants du petit château, ces Américains ou Australiens, devaient distinguer le toit des caravanes verdies par la mousse, pas même les gitans que Rudy voyait souvent plantés devant la vitrine de Manille, contemplant d’un œil aigu et dédaigneux les cuisines d’exposition, n’étaient privés de téléphone.
Alors quoi, se disait-il, comment faisaient tous ces gens pour réussir ainsi à vivre tellement mieux que lui ?
Qu’est-ce qui l’empêchait d’être aussi malin que les autres, puisqu’il n’était pas plus sot ?
Lui, Rudy Descas, qui avait longtemps estimé que sa sensibilité particulière, l’ampleur spirituelle, idéaliste, romantique, vague aussi, de son ambition, compensaient favorablement son manque d’astuce et de rouerie, commençait à se demander si une telle singularité avait quelque valeur ou si elle n’était pas risible et secrètement méprisable comme l’aveu, chez un homme puissant, d’un goût pour les fessées et les fanfreluches.
Il tremblait tant qu’il s’y reprit à trois fois pour composer son propre numéro de téléphone.
Il laissa sonner, longtemps.
Son regard errait, à travers la paroi vitrée, sur le calme petit château frais et blond, bien à l’abri de la chaleur sous le feuillage dense, discipliné de ses chênes sombres, puis son regard régressa, se fixa sur le verre de la paroi dans lequel il aperçut, comme prisonnier de la matière, son propre visage transparent et suant aux yeux hagards, le bleu de leur iris assombri par l’angoisse — tandis qu’il se représentait si bien la pièce dans laquelle sonnait et sonnait vainement le téléphone, le salon inachevé de leur petite maison tout entière figée dans le non-fini sans espoir, feuilles de plâtre sans jointoiement, vilain carrelage marron, et là-dedans leurs pauvres meubles : un vieil ensemble fauteuils-canapé en tissu fleuri et bois verni récupéré chez une patronne de maman, la table de jardin recouverte d’une nappe plastifiée, un buffet en pin, la petite bibliothèque débordante de livres, toute une triste laideur que ne venaient nullement éclairer ou adoucir l’indifférence à son endroit ou la joyeuse vitalité des habitants de la maison, car Rudy exécrait cette mocheté qui n’aurait dû être, comme le reste, que provisoire, il en souffrait chaque jour comme à présent, dans la cabine téléphonique, rien qu’à se l’imaginer — il en souffrait et en était furieux, coincé dans le rêve interminable, le rêve monotone et froid de la gêne permanente.
Mais où pouvait-elle être, à cette heure ?
Elle avait sans doute, comme chaque matin, accompagné Djibril à l’arrêt du car scolaire mais elle aurait dû être rentrée à la maison depuis longtemps — alors, où était-elle, pourquoi ne répondait-elle pas au téléphone ?
Il raccrocha, s’appuya le dos à la paroi.
Sa chemisette bleu clair était trempée, il la sentait, humide et chaude, contre le verre.
Oh, comme tout cela était pénible et inquiétant et mortifiant, comme tout cela lui donnait envie de pleurer en cachette, une fois retombée la colère.
Se pouvait-il, se pouvait-il seulement qu’elle ait… prenant à la lettre ces mots qu’il n’était même pas sûr d’avoir prononcés, qu’il était en tout cas certain de n’avoir jamais pensés…
Il décrocha de nouveau le combiné, si brusquement que celui-ci lui échappa et alla frapper le verre, au bout de son fil.
Il sortit de la poche de son jean son vieux répertoire corné et chercha le numéro de Mme Pulmaire bien qu’il fût certain, ayant déjà appelé tant de fois la vieille garce, qu’il aurait pu le composer de mémoire.
Elle n’était pas si décrépite, du reste, à peine l’âge de maman, mais elle avait ces manières de vieille, cette façon de ravaler ostensiblement sa vertu pour descendre au niveau des requêtes compliquées et légèrement répugnantes qu’il avait coutume de lui adresser depuis qu’ils étaient voisins, elle ayant sans doute mis un point d’honneur à ne jamais rien leur demander.
Elle décrocha aussitôt, comme il s’y attendait.
— C’est Rudy Descas, madame Pulmaire.
— Oh.
— Je voulais juste savoir si… si vous auriez pu aller voir à la maison, vérifier que tout va bien.
Et il sentait cogner et cogner son cœur en même temps qu’il s’efforçait de donner à sa voix un détachement dont Pulmaire ne serait pas dupe une seconde et il était prêt à gémir et à supplier le dieu de maman, ce bon petit dieu qui finalement semblait l’avoir, maman, plus ou moins entendue et exaucée, au lieu de quoi il retenait son souffle, transi dans sa sueur malgré l’air suffocant de la cabine, isolé soudain en un temps immobile (et tout lui paraissait figé alentour et en suspens anxieux la frondaison des chênes verts et les feuilles des vignes et les nuages floconneux dans le bleu pétrifié du ciel) que seule pourrait remettre en mouvement l’annonce que Fanta était bien à la maison — et qu’elle était heureuse et qu’elle l’aimait et n’avait jamais cessé de l’aimer ?
Non, ceci, Pulmaire ne le lui dirait pas, n’est-ce pas ?
Elle lui disait dans un susurrement, une affectation de douceur :
— Qu’est-ce qu’il se passe, Rudy ? Quelque chose ne va pas ?
— Non, rien de spécial, je me disais juste… comme je n’arrive pas à joindre ma femme…
— Vous m’appelez d’où, Rudy ?
Sachant qu’elle n’avait pas à le demander, sachant aussi qu’il n’oserait l’envoyer promener avant qu’elle eût daigné transporter sa lourde masse de chair auguste et inutile jusqu’au foyer Descas, jeter un œil par la fenêtre dépourvue de rideaux ou sonner à la porte afin que cette femme bizarre qu’il avait, cette Fanta qui avait bel et bien disparu une fois, puisse prouver qu’elle n’était ni en fuite ni écroulée quelque part dans un coin de cette triste petite maison à demi restaurée — ah, comme il était las de comprendre si bien la Pulmaire, comme il se sentait souillé par les relations de ce genre.
— Je vous appelle d’une cabine.
— Vous n’êtes pas au travail, Rudy ?
— Non ! cria-t-il. Et alors, madame Pulmaire ?
Un long silence, non pas choqué ni surpris, la vieille Pulmaire n’en étant plus à d’aussi puériles émotions, mais chargé d’une pesante dignité qui devait, si Rudy avait encore un peu de respect humain, l’amener à la contrition.
Il s’entendait haleter dans le combiné.
Et il sentait monter en lui de nouveau, comme ce matin-là quand Fanta l’avait bravé par ses paroles ou peut-être par son silence, il ne savait plus (mais lui dirait-on enfin combien de temps un homme qui lutte pour la survie de son honneur d’homme et de père et de mari et de fils, un homme qui tente chaque jour d’empêcher que s’effondre ce qu’il a bâti, combien de temps cet homme peut supporter d’être la cible de reproches inchangés, formulés ou lancés par le regard d’un œil scrutateur, amer et sans pitié, et s’il peut le supporter front blanc et sourire aux lèvres comme si la sainteté participait également de son devoir, le lui dirait-on enfin, et qui, lui que ses amis avaient abandonné ?), cette colère chaude, presque douce, presque cordiale, à laquelle il savait bien qu’il devait résister mais qu’il était si bon aussi de ne pas entraver, si bon et si réconfortant — au point qu’il se prenait parfois à songer : Cette colère familière, n’est-ce pas tout ce qu’il me reste, n’ai-je pas tout perdu en dehors d’elle ?
Il colla sa bouche au plastique moite.
— Maintenant, hurla-t-il, vous allez bouger votre gros cul et faire ce que je vous ai demandé !
La Pulmaire raccrocha aussitôt, sans un mot, sans un soupir.
Il appuya sur la fourche du téléphone, deux ou trois fois brutalement, puis composa de nouveau le numéro de chez lui.
Il avait appris à penser ainsi maintenant, même si cela le contrariait et le blessait toujours autant, mais il accordait son expression à l’évidente volonté de Fanta, manifestée par toute son attitude, de ne plus considérer comme chez eux mais uniquement comme chez lui leur pauvre maison branlante, et non pour cette raison, il le savait, non à cause de l’irrémédiable disgrâce de la maison dont Fanta, il le savait, au fond n’avait que faire, mais parce qu’il avait choisi cette maison et qu’il l’avait nommée et qu’il l’avait, en quelque sorte, inventée.
Cette bâtisse, avait-il décidé, abriterait leur bonheur.
À présent, emmenant l’enfant avec elle, le petit Djibril de sept ans avec qui jamais Rudy n’avait été très à l’aise (car il comprenait, sans pouvoir rien y changer, qu’il effrayait le petit garçon ?), Fanta se retirait de la maison.
Elle y était, elle n’avait d’autre solution que d’y être — mais, se disait Rudy, elle battait froid à la maison, elle refusait de donner affection et soins à la maison de son mari, d’envelopper de son souci inquiet, maternel, la misérable maison de son mari.
Et, à son exemple, l’enfant habitait la maison en petit esprit indécis, effleurant le carrelage de ses pieds légers, semblant même parfois flotter au-dessus du sol comme s’il redoutait le contact avec la maison de son père, pareillement, songeait Rudy, qu’il se tenait prudemment à l’écart de son père lui-même.
Oh, se dit-il dans un éblouissement de douleur et toute colère disparue tandis que la sonnerie vibrait dans son oreille et qu’au-delà de la paroi de verre les vignes et les chênes et les petits nuages enfantins reprenaient vie au vent infime, que leur était-il donc arrivé à tous les trois pour que sa femme et son fils, les seuls êtres qu’il aimât dans ce monde (car il n’avait pour maman qu’une tendresse vague, formelle, sans conséquence), le regardent comme leur ennemi ?
— Oui ? fit alors la voix de Fanta si peu timbrée, si maussade qu’il crut presque d’abord avoir par erreur rappelé la Pulmaire.
Il en fut saisi puis sa gorge se serra.
Voilà donc comme Fanta parlait quand elle était seule à la maison et qu’elle ne croyait pas s’adresser à lui, auquel cas sa voix s’emplissait de rancœur et d’une dureté qui la faisait frémir — voilà donc comme parlait Fanta quand elle était elle-même, sans lien avec lui — et avec quelle tristesse, quel morne désespoir, quelle mélancolique réapparition de son accent.
Car, d’aussi loin qu’il se souvienne, elle s’efforçait toujours, cet accent pour lui charmant, de le masquer, et bien qu’il n’approuvât pas tout à fait cette volonté de paraître ne venir de nulle part et qu’il la trouvât même un peu absurde (puisque son visage était si manifestement celui d’une étrangère), il l’avait toujours associée à l’énergie de Fanta, à sa vitalité supérieure à la sienne, elle qui avait lutté si bravement depuis l’enfance pour devenir un être instruit et cultivé, pour sortir de l’interminable réalité, si froide, si monotone, de l’indigence.
N’était-ce pas cruellement ironique que ce fût lui, Rudy, qui l’ait replongée dans ce qu’elle avait réussi, seule et brave, à quitter, alors qu’il aurait dû la sauver de tout cela mieux encore et l’aider à parachever sa victoire sur le malheur d’être née dans le quartier de Colobane, alors qu’il aurait dû, non pas l’enterrer vivante et belle et jeune encore, si seule et si brave, au fin fond de…
— C’est moi, Rudy.
— Attends une seconde, on a sonné — sa voix un peu moins morose à présent qu’elle savait à qui elle parlait, comme automatiquement retendue par un réflexe de vigilance, de suspicion visant à ne laisser échapper nul mot qu’il pourrait utiliser à charge contre elle lors de la dispute suivante, quoique, à vrai dire, songeait-il, Fanta ne se disputât jamais, se contentant d’opposer à ses attaques le rempart d’un mutisme opiniâtre, d’un visage lointain et légèrement boudeur, lèvres gonflées, menton alourdi, et lui, Rudy, il savait bien qu’elle surveillait trop soigneusement le peu qu’elle disait pour que ce fût cela, une phrase d’elle, qui provoquât sa colère — lui, Rudy, savait bien qu’il s’enflammait devant l’indifférence même, si voulue, si travaillée, de ce visage, et que plus il se fâchait, plus les traits de Fanta se muraient et plus il s’engluait, lui, dans la rage, jusqu’à jeter comme un crachat à cette face faussement impavide des mots qu’il regrettait avec désespoir, bien que doutant ensuite, comme ce matin-là, de les avoir réellement dits.
Comme c’était vain, pensait-il, car ne comprenait-elle pas qu’il eût suffi de quelques mots de sa part, de quelques mots innocents et communs mais énoncés avec la chaleur nécessaire, pour qu’il redevînt le bon, le calme, le sympathique Rudy Descas, certes manquant de sens pratique mais si énergique et curieux par ailleurs, qu’il était encore, lui semblait-il, deux ou trois ans auparavant, ne le comprenait-elle pas…
Je t’aime, Rudy, ou Je n’ai jamais cessé de t’aimer, ou peut-être, cela lui aurait également convenu, Je tiens à toi, Rudy.
Il se sentit rougir, confus de ses propres pensées.
Elle comprenait fort bien.
Nulle supplique, nul éclat de fureur (mais les deux ne se mêlaient-ils pas chez lui ?) ne la forcerait jamais à dire de tels mots.
Il était convaincu que, rouée de coups, la figure écrasée sur le dur carrelage, elle eût encore gardé le silence, ne pouvant admettre de devoir le salut à un mensonge sentimental.
À travers le combiné il pouvait entendre les pas de Fanta, un peu traînants, glissés, qui se dirigeaient vers la porte, puis il perçut la voix haut perchée, anxieuse, de Pulmaire, suivie de celle murmurante de Fanta — pouvait-il, à cette distance, discerner l’infinie lassitude qui pesait sur la voix de sa femme ou bien n’était-ce qu’un effet de l’éloignement et de sa propre honte ?
Il entendit claquer la porte, de nouveau la lente progression des pieds nus de Fanta, cette démarche fatiguée, recrue qu’elle avait maintenant dès son lever, comme si la perspective d’une nouvelle journée dans cette maison dont elle refusait obstinément de s’occuper (Pourquoi faut-il que je fasse tout, ici ? s’écriait-il souvent avec exaspération) plombait ses fines chevilles à la peau sèche et lustrée, ces mêmes chevilles qui allaient, rapides, infatigables, tout juste lestées de ballerines ou de tennis poussiéreuses, dans les ruelles de Colobane, en route vers le lycée où Rudy l’avait vue pour la première fois.
Ces chevilles alors paraissaient ailées car comment auraient-elles pu, si étroites, si raides, deux vaillants petits bâtons bien droits recouverts d’écorce luisante, transporter aussi vite et légèrement le long corps délié, dense, musclé de la jeune Fanta, comment l’auraient-elles pu, s’était-il demandé avec ravissement, sans le renfort de deux petites ailes invisibles, certainement les mêmes que celles qui faisaient frémir doucement entre ses omoplates la peau de Fanta, dans l’échancrure de son débardeur bleu ciel, alors qu’il se tenait derrière elle à la cafétéria du lycée Mermoz, attendant son tour dans la file des professeurs, et qu’il se demandait, regardant sa nuque bien dégagée, ses épaules sombres, solides et la peau fine palpitante…
— C’était la voisine, dit-elle laconiquement.
— Ah.
Et comme elle n’ajoutait rien, comme elle ne précisait pas, sur le ton de triste sarcasme dont elle usait maintenant, pour quelle raison la Pulmaire était passée, il devina que la vieille garce l’avait, d’une certaine façon, protégé, en ne disant rien de son coup de fil, en inventant probablement quelque prétexte domestique, et il se sentit soulagé mais aussi confus et dépité de cette complicité, en quelque sorte dans le dos de Fanta, avec la Pulmaire.
Et il lui vint en réaction une profonde pitié pour Fanta — car n’était-ce pas, non précisément sa faute, mais de son fait à lui, si l’ambitieuse Fanta aux chevilles ailées ne volait plus au-dessus de la boue rougeâtre des rues de Colobane, certes impécunieuse encore et freinée dans ses aspirations par mille entraves familiales mais se dirigeant malgré tout vers le lycée où elle n’était rien moins que professeur de littérature — de son fait à lui, avec sa figure amoureuse et bronzée, ses cheveux blond pâle dont une mèche lui retombait toujours sur le front, et ses belles paroles au ton sérieux, ses promesses d’une vie confortable, cérébrale, en tout élevée et attrayante, si elle avait abandonné quartier, ville, pays (rouge, sèche, brûlant) pour se retrouver sans travail (et il aurait dû savoir qu’on ne lui permettrait pas ici d’enseigner la littérature, il aurait dû se renseigner et le savoir et en tirer pour elle les conséquences) au fin fond d’une tranquille province, traînant ses chevilles de plomb dans une maison un peu meilleure que celle qu’elle avait quittée mais qu’elle se refusait à gratifier d’une pensée, d’un regard, d’un geste attentionné (quand il l’avait vue balayer longuement et patiemment les deux pièces de l’appartement vétuste, aux murs vert d’eau, qu’elle partageait à Colobane avec un oncle, une tante et plusieurs cousins, si longuement, si patiemment !), n’était-ce pas de son fait à lui, Rudy Descas, sinon sa faute, si elle semblait perdue ou coincée dans les brumes d’un rêve éternel, d’un rêve monocorde et glacial ?
Lui, avec son visage hâlé et la terrible force de persuasion de l’amour, et ses manières suaves et l’éclat inhabituel là-bas de sa blondeur, le scintillement particulier…
— Tu ne veux pas savoir pourquoi je t’appelle ? lui demanda-t-il enfin.
— Pas spécialement, dit-elle après un temps, sa voix non plus empreinte de ce relâchement total et désabusé qui avait ému Rudy mais, presque au contraire, raidie, sous contrôle, métalliquement parfaite dans sa maîtrise de l’accent français.
— J’aimerais que tu me dises pourquoi on s’est disputés ce matin, écoute, je ne sais plus d’où c’est parti, tout ça…
Le scintillement particulier, se rappelait-il dans le silence qui suivit, un silence faiblement haletant comme s’il appelait un très lointain pays aux communications sommaires et qu’il fallait à ses paroles toutes ces lentes secondes pour arriver mais ce n’était que le souffle inquiet de Fanta cependant qu’elle réfléchissait à la meilleure façon de lui répondre pour sauvegarder il ne savait, il n’osait imaginer quels intérêts futurs (alors une bulle de colère lui montait soudain à la tête, quel futur pouvait-elle concevoir sans lui), oui, se rappelait-il laissant voguer son regard sur les vignes vertes aux minuscules grains vert vif, sur les chênes verts au-delà que les acquéreurs de la propriété, ces Américains ou Australiens qui fascinaient et indisposaient maman car elle affirmait que le vignoble devait rester entre les mains de Français, avaient fait élaguer avec une telle sévérité que les arbres paraissaient humiliés, châtiés pour avoir eu le front de pousser leur feuillage verni, serré, inaltérable jusqu’à dissimuler en partie la pierre alors grisâtre, maintenant blonde et fraîche, de ce qui n’était somme toute qu’une grosse maison qu’on affublait ici du nom respectueux de château, oui, se rappelait-il, le scintillement particulier là-bas de sa propre blondeur, de sa propre fraîcheur…
— Je ne sais pas, fit la voix basse, froide de Fanta.
Mais il était convaincu qu’elle ne répondait que de la manière la moins compromettante, que ce qui risquait le moins de l’engager, elle, auprès de lui d’une quelconque façon, fût-ce un simple échange de propos, était devenu le critère unique de sa franchise.
Du reste, s’il voulait être honnête avec lui-même mais est-ce qu’il le voulait vraiment, songeait-il les yeux de nouveau levés vers la lointaine silhouette ensoleillée du château qu’il devinait plus qu’il ne le voyait, le connaissant si bien qu’il en rêvait souvent, de ces rêves monocordes, sans chaleur et gris qu’il faisait régulièrement, avec une précision de détails qu’il n’avait pu entendre, bien qu’il n’en eût pas le souvenir, que de la bouche de maman qui avait peut-être remplacé une journée ou deux la femme de ménage (la bonne, car elle faisait tout, repas, service, aspirateur, repassage) des anciens propriétaires, avec cette habitude pénible et dégradante qu’avait maman de feindre le mépris pour ce qu’elle décrivait (les innombrables pièces inutilisées et toutes meublées, la vaisselle fine, l’argenterie) alors que ses petits yeux aux coins tombants, ses petits yeux clairs rosâtres luisaient de passion frustrée — et ses propres yeux clairs limpides de nouveau levés vers les contours du château comme si de là-haut, de cette grosse maison monotone et sans chaleur et non plus grise mais…, devait lui être envoyée quelque réponse éclatante, définitive, mais qu’avait-il à apprendre sinon que cette propriété ne serait jamais la sienne, jamais celle de Fanta ni de Djibril, alors s’il voulait être honnête avec lui-même…
— À propos, dit-il, si j’allais chercher Djibril à l’école ce soir ?
— Si tu veux, dit-elle laissant percer dans sa voix neutre et froide une pointe d’inquiétude qui aussitôt l’agaça.
— Il y a un sacré bout de temps que je ne suis pas allé le chercher, non ? Il sera content d’éviter le car pour une fois.
— Oh, je ne sais pas (prudente sa voix, corsetée par l’appréhension et la stratégie mêlées). Mais si tu veux. Sois bien à l’heure sinon il sera déjà monté dans le car quand tu arriveras.
— Oui, oui…
Honnête avec lui-même, ou s’il avait du moins vraiment désiré l’être, il devait reconnaître qu’il n’aurait pas cru à la sincérité de Fanta bien qu’il eût soudain perçu dans le ton de celle-ci l’accent sincère et loyal d’autrefois, de la jeune femme au pas ailé mais aux aspirations ferventes, précises et dont l’intelligente volonté l’avait déjà menée du petit étal de cacahouètes en sachets qu’elle dressait chaque jour, fillette, dans une rue de Colobane, aux salles de classe du lycée Mermoz où elle enseignait la littérature et préparait au bac des enfants de diplomates et des enfants d’entrepreneurs fortunés, et cette femme longue et droite, aux cheveux coupés au ras de son crâne bombé, l’avait regardé avec une insistance pleine de liberté et de désinvolture quand il avait effleuré du bout d’un doigt la fine peau palpitante de son dos, cédant à une impulsion dont il n’était pas coutumier, qu’il n’avait même jamais…
— Fanta, souffla-t-il, ça va ?
— Oui, dit-elle, circonspecte, mécanique.
Et c’était faux, il le savait, il le sentait.
Il ne pouvait plus rien croire de ce qu’elle disait.
Il s’entêtait pourtant à lui poser des questions qui exigeaient à ses yeux des réponses intègres, des questions d’ordre intime ou même sentimental, comme si la fréquence tenace de ces interrogations pouvait un jour lasser la vigilance de Fanta, le soin qu’elle portait maintenant à ne rien dévoiler.
— Je vais emmener Djibril dormir chez maman, dit-il brusquement.
— Oh non, laissa-t-elle échapper dans une plainte, presque un sanglot qui lui pinça douloureusement le cœur, lui, Rudy, responsable d’une telle affliction, mais que pouvait-il faire ?
Devait-il priver maman de son unique petit-fils au motif que Fanta répugnait à se séparer de l’enfant ?
Que pouvait-il faire ?
— Il y a longtemps qu’elle ne l’a pas eu un peu avec elle, dit-il sur un ton réconfortant et complaisant dont l’écho lui parut si fourbe dans l’écouteur qu’il écarta, gêné, le combiné de son oreille, comme si un autre eût parlé à sa place et qu’il eût été honteux pour cet autre qui dissimulait si mal son hypocrisie.
— Elle n’aime pas Djibril, jeta alors Fanta.
— Pourquoi ? Tu n’y es pas du tout, elle l’adore.
Il parlait fort et gaiement à présent bien qu’il se sentît rien moins que fort et gai, rien moins que frais et dispos au sortir de ce rêve mélancolique et blessant et cafardeux (mais curieusement non dénué d’une infime espérance) à quoi ressemblait maintenant toute conversation avec Fanta.
Les ombres sonores, caquetantes de leurs discussions enjouées d’autrefois erraient autour d’eux.
Il pouvait entendre leurs obscurs piaillements et il en ressentait une nostalgie toute pareille, se disait-il le crâne brûlant, les cheveux collés à son front dans la touffeur de la cabine, à celle qu’il aurait éprouvée en entendant par hasard l’enregistrement des voix d’amis morts, de vieux, tendres et très chers amis.
Ô dieu de maman, bon petit père qui avez tant fait pour elle si on en croit maman, faites que Fanta…
Mais s’il n’avait jamais prêté qu’une attention très distraite aux enthousiasmes dévots de maman, saluant ses assertions, ses signes de croix prudents, ses marmottements de conjuration, d’un immuable demi-sourire ironique et agacé, il avait retenu presque malgré lui, à force de l’entendre, que la rectitude morale d’une prière est la condition essentielle, sinon suffisante, de son accomplissement.
Où était-elle, l’honnêteté, dans ce qu’il demandait ?
Bon petit dieu de maman, père compatissant, je vous en supplie…
Où était-elle, son honnêteté, dès lors qu’il savait (ou un second Rudy en lui savait, un Rudy plus jeune et plus sévère, plus scrupuleux, un Rudy non encore gâté par les déboires et l’incompréhension, par l’apitoiement et la nécessité de bricoler pour soi-même bonnes raisons et pauvres excuses) — où était-elle, la vérité de son âme, dès lors qu’il savait que ce n’était pas de maman qu’il se souciait en déclarant qu’il lui confierait Djibril pour la nuit, que ce n’était nullement du plaisir ou du bonheur de maman qu’il prenait soin mais uniquement de sa propre tranquillité d’esprit, en empêchant ainsi Fanta…
Car, n’est-ce pas, elle ne s’enfuirait jamais en laissant le garçon derrière elle — ou si ?
Il ne pouvait en juger que par ce qu’elle avait déjà fait mais si, la première fois, elle avait emmené Djibril, était-ce parce que Manille lui avait demandé de le faire ?
Mais pourquoi Manille aurait-il voulu s’encombrer de l’enfant s’il y avait eu une possibilité pour que Fanta l’abandonnât à son père ?
Non, non, elle ne partirait pas sans Djibril, d’ailleurs l’enfant avait peur de Rudy et Rudy aussi, en un sens, avait peur de l’enfant, car l’enfant, son propre fils, ne l’aimait pas, même si, en son jeune cœur, il l’ignorait, et il n’aimait pas sa maison, la maison de son père…
Une nouvelle vague de colère se formait en lui, prête à noyer sa raison, il aurait voulu crier dans le combiné : Je ne te pardonnerai jamais ce que tu m’as fait !
Il aurait pu crier aussi bien : Je t’aime tant, je n’aime que toi dans cette vie, tout doit redevenir comme avant !
— Bon, à ce soir, dit-il.
Il raccrocha, exténué, abattu, presque sonné comme si, émergeant d’un long rêve mélancolique, blessant, il lui fallait adapter sa conscience à la réalité environnante, elle-même n’étant parfois pour lui, pensait-il, qu’un interminable rêve immobile et froid, et il lui semblait passer d’un songe à l’autre sans trouver jamais l’issue de l’éveil qu’il se représentait modestement comme une mise en ordre, une claire organisation des éléments disloqués de son existence.
Il sortit de la cabine.
C’était, déjà, l’heure torride de la matinée.
Un coup d’œil machinal à sa montre lui confirma qu’il allait être en retard plus qu’il ne l’avait jamais été.
Quelle importance, se dit-il, contrarié de se sentir pourtant légèrement inquiet à l’idée de se retrouver face à Manille.
Si Manille avait pu n’éprouver pour lui, Rudy Descas, nulle ombre de compassion, uniquement de l’irritation et de l’impatience, tout aurait été plus simple.
Lui-même, Rudy, n’aurait-il pas dû haïr Manille ?
N’était-il pas regrettable et indigne que ce qu’il lisait dans les yeux de son patron de charitable et de miséricordieux ainsi que, malgré tout, mais si imperceptiblement, d’arrogant, l’empêchât de ressentir la haine qu’un homme normal aurait formée en son cœur, se disait-il, envers celui qui…
Il secouait doucement la tête, encore éberlué quoique toute l’histoire remontât à deux ans maintenant. Ou la vindicte qu’un homme normal aurait formée en son coeur — oh, mais il savait qu’il n’était pas là, chez Manille, à attendre son heure, qu’il ne guettait pas du tout l’instant d’abattre enfin sur Manille un bras vengeur, et Manille le savait parfaitement de son côté, de sorte qu’il ne craignait pas Rudy, qu’il ne l’avait jamais craint.
Était-ce bien, cela ? se demandait Rudy.
Était-ce admirable ou vil, comment le savoir ?
Il secouait doucement la tête, perplexe, dans la chaleur dense, l’air immobile, parfumé.
Il croyait sentir les chênes verts au loin.
Sans doute n’était-ce que le souvenir de l’odeur aigrelette des petites feuilles satinées, cependant il croyait pouvoir les sentir en inspirant avec délicatesse et il en était réconforté et presque heureux à s’imaginer là-bas, au château, ouvrant ses volets sur un matin limpide et humant l’odeur de ses chênes verts, l’odeur aigrelette des petites feuilles satinées dont chacune serait à lui, Rudy Descas — mais il n’aurait jamais, lui, ratiboisé ces pauvres vieux arbres comme avaient osé le faire ces Américains ou ces Australiens qui avaient l’outrecuidance, selon maman, de se sentir assez Français pour se croire capables de produire le même excellent vin que…
La pensée de maman, de sa figure amère et blanche, éteignit son plaisir.
Il fut tenté de rentrer dans la cabine, de rappeler Fanta, non pour vérifier qu’elle était bien à la maison (encore que, songea-t-il dans le même temps, soudain inquiet et mal à l’aise), mais pour lui promettre que tout allait s’arranger.
Là, dans la chaleur emplie de l’odeur des chênes verts, l’amour et la pitié l’exaltaient.
Tout s’arrangerait ?
Sur la foi de cette vision de lui-même poussant les volets de leur chambre, au premier étage du château ?
Qu’importait, il aurait voulu lui parler, lui insuffler cette confiance dont il se sentait gonflé à cet instant, comme si, pour une fois, la réalité de l’existence coïncidait exactement, ou était sur le point de le faire, avec ses rêveries.
Il esquissa un pas en arrière vers la cabine téléphonique.
La perspective de retrouver l’habitacle étouffant de la Nevada, avec sa vague puanteur de chien (il lui semblait parfois que le précédent propriétaire de la voiture avait utilisé celle-ci comme niche pour son animal dont une quantité de poils restaient pris dans la feutrine des sièges), le désolait.
Il renonça pourtant à rappeler Fanta.
Il n’en avait plus le temps, n’est-ce pas ?
Et si, une fois encore, elle ne répondait pas, quelles conclusions devrait-il en tirer et où cela le mènerait-il ?
Et puis, il n’avait vraiment plus le temps.
Mais elle ne fuirait pas la maison sans prendre Djibril avec elle et l’enfant, pas vrai, était hors de sa portée pour le moment ?
Il se maudissait de combiner ainsi.
Il lui prenait presque l’envie alors de défendre Fanta contre lui-même et ses méchants calculs.
Oh, que pouvait-il faire puisqu’il l’aimait ?
Que puis-je faire d’autre, mon Dieu, brave petit père, bon et brave petit dieu de maman ?
Il était convaincu que la frêle, si frêle et instable armature de son existence ne tenait à peu près debout que parce que Fanta, malgré tout, était là, et qu’elle fût là davantage comme une poulette aux ailes rognées pour que la moindre clôture lui soit infranchissable, que comme l’être humain indépendant et crâne qu’il avait rencontré au lycée Mermoz, il en supportait l’idée, avec grande difficulté et grande honte, uniquement parce que cette triste situation était provisoire à ses yeux.