Qu’aurait-elle pu faire ?

Voilà qu’elle se le demandait de nouveau, assise à l’arrière de la Mercedes noire conduite par Masseck et voyant encore dans le rétroviseur intérieur, comme la voiture s’éloignait lentement dans la rue déserte, son père immobile près de la grille, qui attendait peut-être d’être seul pour rejoindre d’une pesante envolée l’ombre du flamboyant et la grosse branche tout écorcée et polie par ses tongs — voilà qu’elle se le demandait de nouveau, triturant les papiers que lui avait remis son père, des feuillets administratifs parsemés de coups de tampon : n’avait-elle pas manqué gravement à Sony, par négligence ?

La Mercedes était sale, poussiéreuse et les sièges couverts de miettes.

Jamais son père n’aurait toléré autrefois autant de laisseraller.

Norah se pencha vers Masseck et lui demanda pourquoi Sony était en prison.

Il eut un claquement de langue, puis un petit rire, et Norah comprit que sa question l’indisposait affreusement et qu’il ne répondrait pas.

Elle se força à rire elle aussi, très gênée.

Comment avait-elle pu ?

Évidemment que ce n’est pas à lui de m’en parler.

Elle se sentait l’esprit confus, dérouté.

Juste avant de monter en voiture, elle avait essayé de joindre Jakob, sans succès, et le téléphone de l’appartement sonnait dans le vide également.

Il lui semblait peu probable que les enfants soient déjà parties pour l’école, peu probable aussi qu’ils fussent tous les trois encore si profondément endormis que la sonnerie, insistante, ne les avait pas réveillés.

Que se passait-il alors ?

Sa jambe tressautait nerveusement.

Elle aurait apprécié, à cet instant, de pouvoir se réfugier dans le clair-obscur doré parfumé du grand arbre !

Elle lissa ses cheveux en arrière, refit le chignon maigrelet qu’elle portait sur la nuque et, comme elle tendait le cou pour saisir son reflet dans le rétroviseur, elle songea que Sony la reconnaîtrait peut-être difficilement car elle n’avait pas encore, lorsqu’ils s’étaient vus huit ou neuf ans auparavant, ces deux sillons de chaque côté de la bouche ni ce menton un peu épais, grassouillet contre lequel elle se souvenait d’avoir lutté farouchement étant plus jeune, dans la conscience vague et coupable que les bourrelets révoltaient son père, puis qu’elle avait laissé s’installer sans plus de remords et avec, même, une provocante satisfaction à l’idée précisément qu’un tel menton offenserait chez cet homme délié son goût pour la minceur, dès lors qu’elle avait décidé d’être libre, de s’affranchir de tout souci de complaire à son père qui ne l’aimait pas.

Et voilà, lui, comme il était devenu, englouti dans la graisse.

Elle secouait la tête, perdue, effrayée.

La voiture traversait le centre de la ville et Masseck roulait au ralenti devant les grands hôtels dont il lui citait le nom sur un ton d’importance.

Norah reconnut celui où leur mère et son mari avaient passé quelques jours, du temps où Sony, excellent lycéen, paraissait voué à de grandes choses.

Elle n’avait jamais cherché à approfondir les raisons pour lesquelles Sony était rentré vivre chez leur père après avoir suivi des études de sciences politiques à Londres, et pourquoi surtout il n’avait, semblait-il, plus rien fait de sa vie ni de ses talents.

C’est qu’elle l’estimait à l’époque bien plus chanceux qu’elle, qui devait travailler comme serveuse dans un fastfood en même temps qu’elle étudiait, et ne jugeait pas qu’il était de son devoir de se préoccuper, en plus, de l’équilibre psychologique de son frère, ce jeune homme trop gâté.

Un démon s’était assis sur son ventre et ne l’avait plus quitté.

Il avait dû, en réalité, souffrir d’une profonde dépression — pauvre, pauvre garçon, songeait-elle.

C’est alors qu’elle aperçut, assis à la terrasse de l’hôtel où ils avaient tous autrefois déjeuné, Jakob, Grete et Lucie.

Elle ferma les yeux, l’échine glacée.

Quand elle les rouvrit, Masseck s’était engagé dans une autre rue.

Ils longeaient la corniche, l’odeur de la mer s’insinuait jusqu’à l’intérieur de la voiture.

Masseck ne disait plus rien et son visage, que Norah voyait de profil, avait pris un air buté, renfrogné, presque blessé comme si, en l’obligeant à rouler vers Reubeuss, on lui faisait personnellement offense.

Il se gara en face des hauts murs gris de la prison.

Elle fit la queue en compagnie d’un grand nombre de femmes, dans la chaleur sèche, ventée, et constatant que toutes avaient posé sur le trottoir les paquets et cabas qu’elles transportaient, elle fit de même avec le sac en plastique que lui avait remis Masseck en lui disant avec réticence, plein d’un dédain outragé, qu’il contenait de la nourriture et du café pour Sony.

Puis, devant l’attendre et contraint de laisser sa portière ouverte pour ne pas étouffer, il s’était installé sur son siège de telle façon qu’on ne voie pas sa figure.

Il n’y a pas tant de honte à avoir, avait-elle failli lui dire.

Elle s’était retenue pourtant, se disant : Est-ce bien certain ?

La nausée lui tordait l’estomac.

Qui étaient en réalité ces trois personnes qu’elle avait vues à la terrasse du grand hôtel ?

Elle-même, Norah, et sa sœur étant petites, accompagnées d’un étranger quelconque ?

Oh non, elle était sûre qu’il s’agissait de sa fille et de Grete avec Jakob, les deux enfants portaient d’ailleurs une petite robe rayée et un bob assorti qu’elle avait reconnus pour les avoir achetés l’été précédent avec, elle s’en souvenait, un accès de repentir dès sa sortie du magasin, car il s’agissait de tenues peut-être excessivement élégantes pour des fillettes, telles que sa sœur et elle n’en avaient jamais portées.

Quel démon s’était assis sur le ventre de sa sœur ?

Après une longue attente à l’extérieur, elle déposa dans un bureau son passeport et les papiers que son père lui avait remis et qui attestaient son droit à visiter Sony.

Elle confia aussi le sac de nourriture.

— Vous êtes l’avocate ? lui demanda un gardien dont l’uniforme était en guenilles.

Il avait les yeux rouges, luisants, les paupières secouées de tics.

Non, non, dit-elle, je suis sa sœur.

— Là-dessus, c’est marqué que vous êtes l’avocate.

Elle répondit avec circonspection :

— Je suis avocate mais, aujourd’hui, je viens seulement voir mon frère.

Il hésita, regarda attentivement les petites fleurs jaunes qui ornaient la robe verte de Norah.

Elle fut ensuite introduite dans une grande pièce aux murs bleuâtres, coupée en deux par un grillage, où se trouvaient déjà les femmes qui avaient attendu avec elle sur le trottoir.

Elle s’avança vers le grillage et vit alors entrer de l’autre côté de la pièce son frère Sony.

Les hommes qui entraient avec lui se précipitèrent vers le grillage et il y eut aussitôt un tel brouhaha de conversations qu’elle ne put entendre le bonjour de Sony.

— Sony, Sony ! cria-t-elle.

Elle eut un vertige, se raccrocha au grillage.

Elle s’approcha au plus près des mailles poussiéreuses, souillées, afin de voir distinctement cet homme de trente-cinq ans qui était son jeune frère et dont elle reconnaissait derrière la peau abîmée, marquée d’eczéma, le beau visage allongé et le regard doux, un peu vague, et lorsqu’il lui sourit c’était de cette façon éclatante et lointaine qu’elle lui avait toujours connue et qui, comme alors, lui serra la gorge, car elle avait pressenti et elle savait maintenant que ce sourire ne visait qu’à garder secrète et intouchée une misère qui ne se pouvait traduire.

Il avait les joues couvertes de barbe, les cheveux dressés sur la tête en mèches de diverses longueurs.

Ils étaient écrasés du côté où, probablement, Sony dormait.

Souriant, ne cessant de sourire, il lui parlait mais le bruit était tel qu’elle n’entendait rien.

— Sony ! Qu’est-ce que tu dis ? Parle plus fort ! criait-elle.

Il grattait sauvagement ses tempes, son front blanchis par l’eczéma.

— Tu as besoin d’une crème pour ça ? C’est ça que tu me dis ?

Il eut l’air indécis, puis il hocha la tête comme s’il lui importait peu qu’elle se fût méprise et que la crème valait aussi bien comme réponse.

Il cria quelque chose, un seul mot.

Norah entendit clairement cette fois le prénom de leur sœur.

Une panique fugace vida son esprit.

Car sur son ventre à elle aussi un démon s’était assis.

Il lui parut impossible de décrire maintenant à Sony, de lui hurler que leur sœur avait eu, ainsi qu’elle le disait elle-même, un problème avec l’alcool, un tel problème en vérité qu’elle n’avait trouvé d’autre issue que de se réfugier au sein d’une communauté mystique d’où elle envoyait parfois à Norah des lettres d’illuminée, exaltées et insipides, et parfois des photos qui la montraient, maigre à faire peur, les cheveux longs et gris et la lèvre inférieure rentrée dans la bouche, occupée à méditer sur un carré de mousse crasseux.

Pouvait-elle gueuler vers Sony : Tout ça, c’est parce que notre père t’a enlevé à nous quand tu avais cinq ans !

Non, elle ne le pouvait pas, elle ne pouvait rien dire à ce visage hagard, à ces yeux creux et morts au-dessus des lèvres sèches comme détachées de leur propre sourire.

La visite était terminée.

Les gardiens remmenaient les prisonniers.

Norah regarda sa montre, il ne s’était écoulé qu’une poignée de minutes depuis son entrée au parloir.

Elle agita la main vers Sony, lui cria : « Je vais revenir ! » tandis qu’il s’éloignait en traînant les pieds, long, famélique, vêtu d’un vieux pantalon coupé aux genoux et d’un tee-shirt sale.

Il tourna la tête et fit mine de porter une cuiller à sa bouche.

— Oui, oui, cria-t-elle encore, il y a à manger pour toi et aussi du café !

La chaleur était intolérable.

Norah se cramponnait au grillage, craignant de perdre conscience si elle le lâchait.

Elle sentit alors avec consternation qu’elle était en train d’uriner sans s’en rendre compte, c’est-à-dire que la sensation lui parvenait d’un liquide tiède le long de ses cuisses, de ses mollets, jusque dans ses sandales, mais il lui était impossible de le contrôler et la perception de la miction même lui échappait.

Horrifiée, elle s’écarta de la flaque.

Personne, dans la confusion du mouvement de reflux vers la sortie, ne semblait l’avoir remarquée.

Une onde de rage contre son père la traversa si violemment qu’elle en claqua des dents.

Qu’avait-il fait de Sony ?

Qu’avait-il fait d’eux tous ?

Il était chez lui partout, installé en chacun d’eux en toute impunité et, même mort, continuerait de leur nuire et de les tourmenter.

Elle demanda à Masseck de la laisser devant le grand hôtel.

— Tu pourras rentrer à la maison, dit-elle, je me débrouillerai, je prendrai un taxi.

À son grand embarras, la puanteur de l’urine emplit très vite l’intérieur de la Mercedes.

Masseck, sans rien dire, baissa les vitres à l’avant.

Elle constata, soulagée, que la terrasse de l’hôtel était vide.

Pourtant un reflet des fillettes et de Jakob persistait, une discrète mais sensible émanation de leur présence comploteuse et enjouée, au point qu’un souffle l’ayant frôlée elle leva les yeux mais ne vit au-dessus d’elle que la silhouette à contre-jour d’un gros oiseau au plumage clair, au vol lourd et malaisé, qui abattit soudain sur la terrasse le froid d’une ombre excessive, anormale.

Une pointe de colère la saisit derechef puis s’évanouit en même temps que passait l’oiseau.

Elle entra dans le hall de l’hôtel, chercha des yeux le bar.

— J’ai rendez-vous avec M. Jakob Ganzer, dit-elle à l’employé de la réception.

Il hocha la tête et Norah se dirigea vers le bar, foulant de ses sandales mouillées la moquette verte à ramages dorés qui était du même modèle que vingt ans auparavant.

Elle commanda un thé puis alla aux toilettes nettoyer ses jambes et ses pieds.

Elle ôta sa culotte, la rinça dans le lavabo, l’essora et la tint un long moment sous le séchoir électrique.

Elle redoutait ce qui l’attendait dans le bar, où elle avait remarqué qu’on pouvait utiliser un ordinateur relié à l’Internet.

Buvant son thé avec lenteur pour retarder l’instant de se mettre aux recherches nécessaires et regardant machinalement depuis sa table le barman qui suivait un match de foot sur le grand écran suspendu au-dessus du comptoir, elle songeait qu’il n’y avait pas eu de pire sort pour les enfants de son père, de cet homme dangereux, que d’être aimé de lui.

Car Sony était bien celui qui avait payé le plus chèrement d’être né d’un tel homme.

Quant à elle, oh, certes rien n’était achevé encore, il était possible qu’elle n’eût pas encore compris ce qui lui était réservé, à elle ou à Lucie, possible aussi que, le démon sur son propre ventre, elle n’eût pas encore réalisé qu’il était là, assis, guettant son heure.

Elle acheta trente minutes de connexion et trouva bientôt, dans les archives du journal Le Soleil, un long article qui concernait Sony.

Elle le lut et le relut et son sentiment d’horreur croissait à mesure qu’elle repassait par les mêmes mots.

Elle balbutiait, tenant sa tête entre ses mains : Mon Dieu, Sony, mon Dieu, Sony, d’abord incapable de reconnaître son frère dans une telle abomination puis s’accrochant presque malgré elle à des précisions, date de naissance, description physique, qui interdisaient d’espérer qu’il pût s’agir d’un homonyme.

Et quel autre aurait eu le père dont il était question dans l’article ?

Quel autre aurait eu, au cœur de pareille épouvante, cette infinie gentillesse que l’article mentionnait telle une singularité particulièrement abjecte ?

Il lui monta aux lèvres cette plainte : Mon pauvre, pauvre Sony, qu’elle ravala cependant comme un épais crachat car une femme était morte et Norah avait l’habitude de défendre les cas de femmes mortes de cette façon et non pas de prendre en pitié leurs bourreaux, fussent-ils souriants et doux, fussent-ils de malheureux garçons sur le ventre desquels un démon s’était assis quand ils avaient cinq ans.

Elle ferma soigneusement le site du journal et s’éloigna de l’ordinateur, désireuse maintenant de retrouver au plus vite la maison de son père afin d’interroger ce dernier, redoutant presque, si elle tardait, qu’il se fût envolé à jamais.

Elle traversait la terrasse quand elle les vit attablés au même endroit que tout à l’heure — Jakob, Grete et Lucie qui se faisaient servir des jus de bissap.

Ils ne l’avaient pas aperçue encore.

Les deux petites filles, vêtues de ces robes à rayures rouges et blanches, courtes manches ballons et smocks sur la poitrine qu’elle avait, après coup, regretté d’avoir achetées (n’avait-elle pas songé que son père aurait approuvé ce choix, ce vague désir de transformer les fillettes en poupées coûteuses ?) et coiffées d’un bob assorti, bavardaient gaiement, lançant parfois à Jakob une remarque à laquelle il répondait sur le même ton calme et allègre.

Et ce fut ce que Norah observa tout d’abord et qui l’enveloppa d’un étrange vague à l’âme : la tranquille animation de leur badinage.

Se pouvait-il que l’excitation malsaine qu’elle soupçonnait Jakob de provoquer et d’entretenir fût déclenchée par sa seule présence à elle, Norah, et que finalement tout se passât mieux quand elle n’était pas là ?

Il lui semblait n’avoir jamais su entourer les enfants de la sérénité qu’elle voyait, là, baignant le petit groupe.

L’ombre rose du parasol donnait à leur peau une même carnation fraîche, innocente.

Oh, se dit-elle, cette mauvaise fébrilité, ne l’avait-elle pas inventée peut-être ?

Elle s’approcha de la table, tira une chaise, s’assit entre Grete et Lucie.

— Tiens, bonjour, maman, dit Lucie en se haussant pour l’embrasser sur la joue.

Tandis que Grete disait :

— Bonjour, Norah.

Elles reprirent leur conversation, qui concernait un personnage du dessin animé qu’elles avaient vu le matin dans leur chambre.

— Goûte un peu ça, c’est délicieux, dit Jakob en poussant vers elle son jus de bissap.

Elle le trouva déjà bronzé et c’était comme si, même, le soleil avait encore éclairci sa chevelure pâle, qu’il portait longue dans le cou et sur le front.

— Montez préparer vos affaires, dit-il aux fillettes.

Elles quittèrent la table et rentrèrent dans l’hôtel en se tenant par l’épaule, l’une blonde, l’autre brune, dans une complicité que Norah n’avait jamais crue entièrement possible car, tout en s’entendant très bien, elles rivalisaient sourdement pour la première place dans l’affection de Norah et de Jakob.

— Tu sais, mon frère, Sony, s’empressa de dire Norah.

— Oui ?

Elle inspira brusquement mais ne put s’empêcher de fondre en larmes, de gros bouillons de pleurs que ses mains étaient impuissantes à essuyer.

Jakob lui sécha les joues avec une serviette en papier. Il la pressa contre lui, tapota son dos.

Elle se demanda soudain pourquoi elle avait toujours eu l’impression indéfinissable, quand ils faisaient l’amour, qu’il se forçait un peu, qu’il payait son dû, leur couvert et leur logis, à lui et sa fille.

Car, en cet instant, elle sentait en lui une grande tendresse.

Elle le serra avec force.

— Sony est en prison, dit-elle d’une voix rapide, hachée.

S’assurant d’un coup d’œil que les enfants n’étaient pas encore de retour, elle lui raconta que Sony, quatre mois auparavant, avait étranglé sa belle-mère, cette femme que leur père avait épousée il y avait quelques années de cela et que Norah n’avait jamais rencontrée.

Elle se rappelait que Sony l’avait informée, à l’époque, de ce remariage, puis de la naissance des jumelles, car leur père n’avait pas jugé bon de la mettre au courant.

Mais Sony ne lui avait pas dit qu’il avait entamé une liaison avec sa belle-mère ni qu’ils avaient tous deux projeté, selon l’article du Soleil, de partir ensemble, jamais il ne lui avait dit qu’il était tombé follement amoureux de cette femme qui avait son âge à peu près ni qu’elle s’était désavouée, qu’elle avait rompu et souhaité le voir partir de la maison.

Il l’avait attendue dans sa chambre, où elle dormait seule.

Je sais pourquoi mon père n’y était pas, dit Norah, je sais où il va la nuit.

Il l’avait attendue dans la pénombre, debout près de la porte, pendant qu’elle couchait ses enfants dans une autre pièce.

Elle était entrée et il s’était jeté sur elle par-derrière, et il lui avait passé autour du cou un morceau de fil à linge plastifié qu’il avait serré jusqu’à l’asphyxie.

Il avait ensuite couché sur le drap, avec précaution, le corps de la femme, puis il avait regagné sa propre chambre où il avait dormi jusqu’au matin.

Tout cela, il l’avait décrit lui-même, de bonne grâce, avec cette éclatante affabilité sur laquelle l’article insistait de manière réprobatrice.

Jakob écoutait attentivement en secouant doucement les glaçons restés au fond de son verre.

Il portait un jean et une chemisette bleu pâle d’où s’exhalait une saine odeur de lessive.

Norah se tut, prise de peur à l’idée qu’elle allait peut-être de nouveau uriner sans s’en rendre compte.

Le sentiment de scandale, d’incompréhension indignée qu’elle avait éprouvé à la lecture de l’article lui revenait, brûlant, suffocant, éludant obstinément pourtant la figure de Sony — leur père seul n’était-il pas coupable, qui avait eu l’habitude de remplacer une femme par une autre, de faire vivre près de son corps vieillissant, de son âme altérée, une épouse trop jeune et, d’une manière ou d’une autre, achetée ?

De quel droit prenait-il aux hommes de trente ans l’amour qui leur revenait, de quel droit puisait-il dans cette réserve d’amour ardent, cet homme dont les tongs avaient lustré la plus grosse branche du flamboyant à force de s’y percher ?

Grete et Lucie ressortaient de l’hôtel chacune chargée d’un sac à dos.

Elles se plantèrent près de la table, attendant, prêtes à partir.

Norah contemplait le visage de Lucie intensément, douloureusement, et il lui apparaissait soudain que ce visage chéri ne lui disait plus rien.

C’était lui, ses traits délicats, sa peau mate, son nez petit, les boucles sur son front, mais son affection ne le remettait pas.

Elle se sentait à la fois vibrante et, en tant que mère, distraite, lointaine.

Elle avait pourtant aimé passionnément sa fille, alors quoi ?

Était-ce simplement qu’elle était humiliée de sentir que s’était nouée dans son dos, dans l’aubaine de son absence, une telle entente entre Jakob et les enfants ?

— Bien, dit Jakob, on peut y aller, j’ai déjà réglé la note.

— Aller où ? demanda Norah.

— On ne va pas rester à l’hôtel, c’est trop cher.

— Bien sûr.

— On peut aller chez ton père, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Norah d’une voix désinvolte.

Il demanda aux fillettes si elles avaient bien réparti ses propres affaires dans leurs deux sacs, sans rien oublier, et force fut à Norah de constater qu’il savait maintenant leur parler avec cette douce fermeté qu’elle avait tant désiré lui voir acquérir.

Et l’école ? lança-t-elle comme en passant.

— Les vacances de Pâques ont commencé, dit Jakob avec un peu d’étonnement.

— Je ne m’en souvenais pas.

Elle tremblotait, bouleversée.

Ces éléments avaient toujours été sous son contrôle.

Est-ce que Jakob lui mentait ?

— Mon père, dit-elle, n’a jamais beaucoup aimé les filles. En voilà deux autres d’un coup !

Elle eut un petit rire contraint, honteuse devant leur visage sérieux d’avoir un tel père et de trouver à plaisanter à son propos.

Car tout ce qui venait de cette maison n’était que ravage et déshonneur.

Elle eut quelque peine, dans le taxi, à indiquer précisément où se trouvait la propriété de son père.

Elle n’en connaissait que l’adresse approximative, le nom du quartier, Point E, et tant de résidences s’étaient bâties depuis vingt ans qu’elle ne s’y retrouvait plus, si bien qu’elle songea un instant, comme elle avait une nouvelle fois fourvoyé le chauffeur, que Jakob et les enfants allaient penser qu’elle avait inventé et l’existence de la maison et celle de son propriétaire.

Elle avait pris la main de Lucie dans la sienne, elle la pressait et la caressait tour à tour.

Elle sentait, bouleversée, que le véritable amour maternel se dérobait — elle n’en avait plus conscience, elle était froide, nerveuse, profondément désunie.

Quand ils s’arrêtèrent enfin devant la maison, elle se jeta hors du taxi et courut jusqu’au seuil où son père venait d’apparaître dans les mêmes vêtements fripés, les ongles longs et jaunes de ses pieds sortant des mêmes tongs marron.

Il scrutait, au-delà de Norah, d’un œil soupçonneux Jakob et les fillettes occupés à tirer leurs sacs du coffre.

Elle lui demanda, crispée, s’ils pouvaient séjourner dans la maison.

— La brunette, c’est ma fille, dit-elle.

— Ah bon, tu as une fille ?

— Oui, je te l’ai écrit quand elle est née.

— Et lui, c’est ton mari ?

— Oui.

— Vous êtes vraiment mariés ?

— Oui.

Elle mentait avec rage, sachant à quel point ces questions de convenance travaillaient son père.

Il sourit alors, rassuré, et tendit une main aimable à Jakob, puis à Grete et à Lucie qu’il complimenta pour la beauté de leur robe, sur ce ton mondain, enjôleur, traînant dont il usait quand il faisait faire aux touristes les plus importants le tour de son village de vacances.

Après le déjeuner, au cours duquel il se soumit de nouveau lui-même au supplice de la gloutonnerie, se renversant régulièrement sur sa chaise pour reprendre son souffle, bouche ouverte et les yeux clos, Norah l’entraîna dans la chambre de Sony.

Il répugnait visiblement à y pénétrer mais, gonflé de nourriture, ne put faire autrement que de s’abattre sur le lit.

Il respirait comme une bête à l’agonie.

Norah, debout, s’appuyait à la porte.

Il désigna un tiroir de la commode et Norah l’ouvrit et trouva sur les tee-shirts de Sony une photo encadrée montrant une très jeune femme aux joues rondes, au regard rieur, qui faisait tourner autour de ses belles jambes fines le tissu léger d’une robe blanche.

Elle s’écria, amère, étouffant de pitié pour cette femme :

— Pourquoi t’es-tu remarié ? Qu’est-ce qu’il te fallait encore ?

Il leva une main lasse et lente et murmura que les leçons de morale ne l’intéressaient pas.

Puis, peu à peu reprenant son souffle :

— Je t’ai demandé de venir parce qu’il faut que tu défendes Sony. Il n’a pas d’avocat. Je ne peux pas payer un avocat, moi.

— Il n’a pas encore d’avocat ?

— Non, je te dis. Je n’ai pas d’argent pour un bon avocat.

— Pas d’argent ! Et Dara Salam ?

Sa propre voix lui déplaisait, acariâtre, fielleuse, et cette impression qu’elle avait d’être en train de faire une scène à son père, cet homme funeste avec lequel elle s’était efforcée de n’avoir plus que des relations anodines.

— Je sais, dit-elle plus posément, où tu passes tes nuits.

Il la fixa, légèrement de côté, de son œil dur et rond, hostile, menaçant.

— Dara Salam a fait faillite, dit-il. Je n’ai plus rien làbas. Il faut que tu t’occupes de Sony.

— Mais ça ne peut pas aller, je suis sa sœur. Comment veux-tu que je le défende ?

— Ce n’est pas interdit, n’est-ce pas ?

— Non, mais ça ne se fait pas.

Et alors ? Sony a besoin d’un avocat, c’est tout ce qui compte.

— Tu aimes encore Sony ? s’écria-t-elle, ne pouvant comprendre.

Il roula sur lui-même, prit son visage entre ses mains.

— Ce garçon, chuchota-t-il, c’est toute ma vie.

Il était là, énorme et vieux, les genoux repliés vers son ventre, et Norah réalisa soudain qu’un jour il serait mort, lui dont elle avait souvent pensé avec dépit que rien d’humain ne pouvait l’atteindre.

Il s’assit au bord du lit, se leva malaisément.

Ses yeux allèrent du tas de ballons dans un coin de la chambre à la photo que Norah tenait encore.

— Cette femme, elle était mauvaise, c’est elle qui l’a appâté. Lui, il n’aurait pas osé poser les yeux sur la femme de son papa.

— En attendant, siffla Norah, c’est elle qui est morte.

— Sony, combien il va prendre ? Qu’est-ce que tu penses ? demanda-t-il sur le ton du plus complet désarroi. Il ne va quand même pas rester dix ans en prison. Si ?

— Elle est morte, il l’a étranglée, elle a dû beaucoup souffrir, murmura Norah. Les deux petites filles, les jumelles, qu’est-ce que tu leur as dit ?

— Je ne leur ai rien dit, je ne leur parle jamais. Elles ne sont plus là.

Il avait pris un air buté, mécontent.

— Comment ça, plus là ?

— Ce matin, je les ai envoyées dans le Nord, dans sa famille, dit-il en tendant le menton vers la photo de sa femme.

Norah, brusquement, ne supporta plus de le regarder.

Il lui semblait n’avoir aucune échappatoire, qu’il la tenait, qu’il les tenait tous en vérité depuis qu’il avait enlevé Sony, imprimant sur leur existence la marque de sa férocité.

Elle s’était élevée à la seule force de sa résolution et elle avait trouvé sa place dans un cabinet d’avocats, elle avait mis Lucie au monde et acheté un appartement, mais elle eût accepté de tout donner pour que cela ne fût pas arrivé, pour que Sony ne leur eût jamais été arraché lorsqu’il avait cinq ans.

— Tu as dit une fois, je m’en souviens, que tu ne laisserais jamais tomber Sony, déclara son père.

Quelques fleurs jaunes tachaient le drap, tombées de ses épaules et qu’il avait écrasées sous sa masse.

Combien pesant devait être aujourd’hui, songeait Norah, le démon assis sur le ventre de Sony.

Ce fut au cours du dîner, ce soir-là, alors que Jakob et son père discutaient en bonne intelligence, que Norah entendit, échappé des lèvres de ce dernier :

— Quand ma fille Norah habitait là…

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai jamais habité cette maison ! s’exclama-t-elle.

Il détacha un gros morceau de la cuisse de poulet rôti qu’il tenait entre ses doigts, prit le temps de mâcher, d’avaler, puis d’une voix posée :

— Non, je sais bien. Je voulais dire, quand tu vivais dans cette ville, à Grand-Yoff.

Il lui sembla alors qu’une bourre de coton gênait sa gorge, ses oreilles qui se mirent à vrombir doucement.

Les voix de Jakob et de son père, des fillettes qui devisaient avec une pondération exagérée, lui parurent s’éloigner d’elle, devenant presque inaudibles, feutrées.

— Allons, gronda-t-elle, je n’ai jamais vécu à Grand-Yoff ni nulle part dans ce pays.

Mais elle n’était pas certaine d’avoir parlé ou si, ayant parlé, que quiconque l’eût entendue.

Elle se racla la gorge et répéta plus fort :

— Je n’ai jamais vécu à Grand-Yoff.

Son père haussa les sourcils avec un étonnement amusé.

Le regard de Jakob allait, indécis, de Norah à son père et les fillettes elles-mêmes s’étaient arrêtées de manger, si bien que Norah se sentit obligée de dire encore, atterrée d’avoir l’air de supplier qu’on la croie :

— Je n’ai jamais vécu ailleurs qu’en France, tu devrais le savoir.

— Masseck ! appela son père.

Il lui lança quelques phrases brèves et Masseck s’en alla chercher une boîte à chaussures qu’il posa sur la table et dans laquelle le père de Norah entreprit de fouiller impatiemment.

Il en sortit une petite photo carrée qu’il tourna vers Norah.

Comme toutes les photos que prenait son père, l’image, intentionnellement ou non, en était un peu brouillée.

Il s’arrange pour que tout soit flou et pouvoir ainsi affirmer n’importe quoi.

La jeune femme aux formes rondes se tenait bien droite devant une petite maison aux murs roses, au toit de tôle peint en bleu.

Elle portait une robe vert tilleul semée d’impressions jaunes.

— Ce n’est pas moi, dit Norah avec soulagement. C’est ma sœur. Tu nous as toujours confondues bien qu’elle soit plus âgée que moi pourtant.

Sans répondre, il montra la photo à Jakob, puis à Grete et Lucie. Gênées, les fillettes ne lui jetèrent qu’un vague coup d’œil.

— J’aurais cru que c’était toi, moi aussi, dit Jakob avec un petit rire confus. Vous vous ressemblez beaucoup.

— Oh, pas tant que ça, murmura Norah. Cette photo n’est pas bonne, voilà tout.

Son père secouait la photo devant le visage baissé, un peu rouge, de Lucie.

— Alors, petite ! C’est maman ou ce n’est pas maman là-dessus ?

Lucie hocha vigoureusement la tête de haut en bas.

— Tu vois, dit son père à Norah, ta fille te reconnaît.

Et il la lorgnait, un peu de profil, de son petit œil intraitable et furtif.

— Tu ne savais pas que ta sœur avait vécu à Grand-Yoff ? demanda Jakob dans l’intention manifeste de lui venir en aide — mais elle n’avait besoin, songea Norah, d’aucun secours à ce propos.

Comme c’était absurde !

Elle était lasse, à présent.

— Non, je ne savais pas. Ma sœur me parle rarement de ce qu’elle fait ou des endroits où elle va pour la propagande de son espèce de communauté. Qu’est-ce qu’elle est venue faire ici ? demanda Norah à son père sans le regarder en face.

C’est toi qui étais là, pas ta sœur. Tu dois bien le savoir, ce que tu étais venue faire. Je sais quand même distinguer entre mes enfants.

Dans la nuit, laissant Jakob endormi, elle sortit de la maison oppressante, sachant cependant qu’elle ne trouverait pas la paix non plus dehors puisqu’il était là, guettant depuis les hauteurs du flamboyant.

Et elle l’entendait sans le voir dans la nuit profonde et les bruits que produisait sa gorge ou les menus déplacements de ses tongs sur la branche étaient infimes mais elle les entendait néanmoins et ils s’amplifiaient sous son crâne au point de l’assourdir.

Elle se tenait là, immobile sur le seuil, pieds nus sur le béton tiède et râpeux, consciente que ses bras, que ses jambes, que son visage moins sombres que la nuit devaient luire d’un éclat presque laiteux peut-être et que, sans doute, il la voyait comme elle le voyait, lui, à croupetons dans ses vêtements clairs, la figure effacée par sa propre obscurité.

En elle luttaient la satisfaction de l’avoir découvert et l’horreur de partager un secret avec cet homme.

Elle sentait maintenant qu’il lui en voudrait toujours d’avoir part à ce mystère, elle qu’il n’avait nullement choisie pour l’apprendre.

Était-ce la raison pour laquelle il avait cherché à l’embrouiller avec cette histoire de photo prise à Grand-Yoff ?

Elle ne se rappelait même pas être jamais allée dans ce quartier.

Le seul détail perturbant, elle le reconnaissait volontiers, était que sa sœur eût porté une robe si semblable à la sienne car, cette robe vert tilleul aux petites fleurs jaunes, la mère de Norah la lui avait confectionnée avec un coupon de tissu que Norah avait trouvé chez Bouchara.

Il n’était pas possible que leur mère eût sorti deux robes de cette pièce de coton.

Norah rentra dans la maison, longea le couloir jusqu’à la chambre des jumelles où Masseck avait installé Grete et Lucie.

Elle poussa doucement la porte et l’odeur tiède des cheveux d’enfant fit remonter d’un coup l’amour qui l’avait désertée.

Puis cela reflua et s’en alla, elle se sentit de nouveau distraite, endurcie, inaccessible, comme occupée par quelque chose qui ne voulait laisser la place à rien d’autre, qui avait pris, tranquillement, sans justification, possession d’elle.

— Lucie, ma chérie, ma petite poule rousse, murmura-t-elle, et sa voix désincarnée lui fit penser au sourire de Sony ou de leur mère tant elle lui semblait non pas sortir de son corps mais flotter devant ses lèvres, pur produit de l’atmosphère, et plus rien de sensible n’habitait ces mots qu’elle avait dits si souvent.

Elle se trouvait de nouveau face à Sony, séparée de lui par le grillage auquel il leur fallait, chacun de son côté, coller la bouche pour espérer s’entendre.

Elle lui dit qu’elle lui avait apporté une pommade pour son eczéma, que le médicament lui serait remis à l’infirmerie après vérification et Sony pouffa, disant qu’il n’en verrait jamais la couleur, de cette voix affable qu’il avait quel que fût le propos.

Elle reconnaissait bien maintenant, malgré la maigreur, les croûtes de sang séché, la barbe folle, le visage de son frère, elle tâchait de lire sur ce visage qui était la bonté même, qui était un visage de saint, les signes du bouleversement, du remords, de la souffrance.

Il n’y avait rien de cela.

— Sony, je ne peux pas le croire, lui dit-elle.

Et elle songeait avec une pénible amertume qu’elle avait entendu bien souvent des parents de criminels s’exprimer ainsi, vainement, pitoyablement.

Mais Sony, lui, avait été véritablement une sorte de béat.

Il secouait la tête tout en se grattant.

— Je vais te défendre. Je vais être ton avocate. J’aurai le droit de venir te voir plus souvent.

Il secouait toujours la tête, doucement, quoique se grattant les joues et le front avec furie.

— Ce n’est pas moi, tu sais, dit-il tranquillement. Je ne pouvais pas lui faire de mal.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Ce n’est pas moi.

— Ce n’est pas toi qui l’as tuée ? Mon Dieu, Sony.

Ses dents heurtèrent le grillage, elle avait un goût de rouille sur les lèvres.

— Qui l’a tuée, Sony ?

Il haussa ses épaules squelettiques.

Il avait faim continuellement, lui avait-il dit, car certains détenus, sur la centaine qui vivait avec lui dans la même vaste cellule, lui volaient chaque jour une partie de sa ration.

Il ne faisait plus, lui avait-il dit en souriant, que des rêves de nourriture.

C’est lui, dit-il.

— Notre père ?

Il acquiesça, passant et repassant la langue sur ses lèvres desséchées.

Puis, sachant que les minutes de parloir touchaient à leur fin, il se mit à parler très vite :

— Tu te rappelles, Norah, quand j’étais petit et qu’on habitait encore ensemble, il y a ce jeu qu’on avait tous les deux, tu me soulevais dans tes bras, tu me balançais en disant à la une, à la deux, et à la trois tu me précipitais sur le lit en disant que c’était l’océan, et je devais nager pour rejoindre la rive, tu te rappelles ?

Il gloussa de bonheur, la tête rejetée en arrière, et Norah reconnut immédiatement, violemment, le petit garçon à la bouche grande ouverte qu’elle lançait sur son lit couvert d’une chenille bleue.

— Comment vont les jumelles ? demanda-t-il encore.

— Il les a envoyées dans la famille de leur mère, je crois.

Elle parlait avec difficulté, mâchoire rigide, langue épaisse.

Il s’éloignait derrière les autres détenus quand, se détournant, l’air grave, il lui jeta :

— Les petites, les jumelles, ce sont mes filles, pas les siennes. Il le savait, tu comprends.

Elle arpenta un long moment, sous le dur soleil de midi, le trottoir de la prison, ne se sentant pas la force de retrouver Masseck qui l’attendait dans la voiture.

Tout était en ordre, finalement, songeait-elle froidement exaltée.

Il lui semblait regarder enfin dans les yeux le démon qui s’était assis sur le ventre de son frère, elle pensait : Je vais lui faire rendre gorge, mais de quoi s’agissait-il et qui pourrait jamais restituer ce qui avait été pris pendant des années ?

De quoi s’agissait-il ?

Masseck emprunta un chemin différent du trajet habituel, ce qu’elle remarqua sans y prêter plus d’attention, mais lorsqu’il arrêta la voiture devant une petite maison aux murs roses et au toit de tôle bleu, coupa le contact et posa les mains sur ses genoux, elle résolut de ne lui poser aucune question, décidant qu’elle ne ferait pas le moindre pas vers un piège possible.

Elle se devait maintenant, pour Sony comme pour elle, d’être forte et fine manœuvrière.

L’insoupçonné n’aura plus raison de moi.

— Il m’a dit de te montrer cette maison, déclara Masseck, parce que c’est là que tu habitais.

— Il se trompe, c’était ma sœur, dit Norah.

Pourquoi se refusait-elle à regarder attentivement la maison ?

Confuse vis-à-vis d’elle-même, elle jeta un coup d’œil aux murs d’un rose passé, à la galerie étroite qui courait devant, aux modestes maisons voisines devant lesquelles jouaient des enfants.

Puisqu’elle avait vu la photo, elle ne pouvait plus empêcher, songeait-elle, son esprit de reconnaître les lieux.

Mais le souvenir ne venait-il pas de plus loin ?

N’y avait-il pas, derrière ces murs roses, deux petites pièces carrelées de bleu foncé et, sur l’arrière, une minuscule cuisine imprégnée de l’odeur du curry ?

Elle constata, pendant le dîner, que son père et Jakob prenaient plaisir à discuter et que, si son père ne pouvait feindre de s’intéresser aux enfants, il s’efforçait cependant d’adresser parfois à Lucie et Grete une grimace censée les amuser, accompagnée de bruits de bouche drolatiques.

Il était décontracté, presque gai, comme si, pensait Norah, elle l’avait déchargé de ce terrible poids qu’était l’emprisonnement de Sony et qu’il ne restait plus qu’à attendre qu’elle eût réglé la situation, comme si, la charge morale, elle l’avait endossée et qu’il en était délivré à jamais.

Elle sentait, dans l’attitude de son père vis-à-vis des fillettes, une flatterie à son égard.

— Masseck t’a montré la maison ? lui demanda-t-il abruptement.

— Oui, dit-elle, il m’a montré l’endroit où ma sœur aurait vécu.

Il ricana, compréhensif, désinvolte.

— Je sais, reprit-il, ce que tu étais venue faire à Grand-Yoff, j’ai réfléchi et je m’en suis souvenu.

Elle eut un vertige, elle se vit repousser sa chaise, s’enfuir dans le jardin.

Puis elle se ressaisit et, pensant à Sony, refoula peur et doutes, malaise et désenchantement.

Qu’importait ce qu’il pouvait dire, puisqu’elle lui ferait rendre gorge.

— Tu étais venue pour te rapprocher de moi, oui. Tu devais avoir, je ne sais pas très bien, vingt-huit ou vingt-neuf ans.

Il s’exprimait sur le ton le plus neutre.

Il semblait vouloir abolir entre eux toute apparence de lutte.

Jakob et les enfants écoutaient avec application et Norah sentait que le comportement affable de son père, l’autorité de son âge et des vestiges de son aisance lui assuraient de la part des trois autres un crédit qu’elle n’avait plus.

Ils étaient maintenant enclins à le croire et à douter d’elle.

N’avaient-ils pas raison ?

Et n’était-ce pas tous ses principes d’éducation qui étaient contestés, dans leur rigueur, leur éclat, leur âpreté ?

Car s’ils devaient penser qu’elle avait menti ou dissimulé ou bizarrement oublié, elle apparaîtrait d’autant plus coupable d’avoir exigé et prôné, dans la vie qu’ils menaient ensemble, une telle rectitude.

Mais n’avaient-ils pas raison ?

Une chaleur humide glissait sur ses cuisses, s’insinuait entre ses fesses et la chaise.

Elle toucha vivement sa robe.

Désespérée, elle essuya ses doigts mouillés sur sa serviette.

— Tu avais envie de savoir ce que c’était que de vivre près de Sony et moi, continuait son père de sa voix bienveillante, alors tu as loué cette maison à Grand-Yoff, je suppose que tu voulais ton indépendance parce que, bien sûr, je n’aurais jamais refusé de t’accueillir. Tu n’es pas restée très longtemps, n’est-ce pas ? Tu avais imaginé peut-être, je ne sais pas, des relations comme on en a chez vous aujourd’hui, où on n’arrête pas de blablater et de se confier, de se repentir, de s’inventer toutes sortes de problèmes et de se dire à tout bout de champ qu’on s’aime, mais moi j’avais mon travail à Dara Salam et puis ce n’est pas mon genre, ces épanchements. Non, tu n’es pas restée longtemps, tu devais être déçue. Je ne sais pas trop. Et Sony n’était pas au mieux de sa forme à cette époque-là et peut-être qu’il t’a déçue lui aussi.

Elle ne bougeait pas, attentive à ne rien laisser deviner de sa misère.

Elle tenait ses pieds soulevés au-dessus de la petite mare sous sa chaise.

Son visage était enflammé, sa nuque brûlante.

Elle ne dit rien, garda les yeux baissés et resta assise jusqu’à ce que chacun eût quitté la table, après quoi elle alla chercher une serpillière dans la cuisine.

Ce soir-là, elle sortit sur le seuil de la maison avant que la nuit se fût installée, sachant qu’elle y trouverait son père, debout, figé dans l’attente patiente, immuable du moment de son élan.

Il rayonnait comme jamais dans sa chemise crasseuse.

Il avisa la robe beige qu’elle avait passée, fit la moue et dit, presque gentiment :

— Tu t’en es pissé dessus, tout à l’heure. Il n’y avait pas de quoi, tu sais.

— Sony m’a dit que tu as étranglé ta femme, dit Norah, indifférente à ce qu’il venait de proférer.

Il n’eut pas un tressaillement, pas un coup d’œil oblique, un peu absent déjà, absorbé sans doute par la conscience de la nuit qui venait et sa propre hâte de retrouver le sombre asile du flamboyant.

— Sony affirme que c’est lui, dit-il enfin, comme rappelé à un présent ennuyeux. Il n’a jamais dit et ne dira jamais autre chose. Je le connais. J’ai confiance en lui.

— Mais pourquoi tout ça ? s’écria-t-elle sourdement.

— Je suis vieux, ma fille. Tu me vois à Reubeuss ? Allons, allons. D’ailleurs, tu n’étais pas là, que je sache. Qu’est-ce que tu sais de qui a fait quoi ? Rien du tout. Sony s’est accusé, ils ont bouclé l’enquête, et voilà.

Sa voix se faisait de plus en plus faible, ténue, rêveuse.

— Mon pauvre cher garçon, chuchota-t-il.

Dans la chambre transformée en bureau provisoire, elle relisait pour la énième fois le dossier d’instruction de l’affaire de Sony.

Jakob et les fillettes étaient rentrés à Paris tandis qu’elle-même s’installait dans la petite maison aux murs roses et au toit de tôle bleu, après s’être entendue avec les collègues de son cabinet pour assurer la défense de Sony.

Et elle levait parfois les yeux du dossier et considérait avec plaisir la petite pièce blanche et nue et elle acceptait l’idée qu’elle avait peut-être, dix ans auparavant, dormi dans cette même chambre, car il était maintenant plus simple pour elle d’admettre, le cœur ouvert, une telle éventualité, que de la rejeter avec effroi et colère, de sorte qu’elle laissait sans crainte l’envahir une impression de déjà-vu qui pouvait aussi bien provenir de ce qu’elle avait traversé en rêve ce qu’elle vivait à présent.

Elle était là, seule dans l’intense clarté d’une maison étrangère, assise sur une chaise dure et fraîche de métal poli, et son corps tout entier était au repos et son esprit était au repos pareillement.

Elle comprenait ce qui s’était passé dans la maison de son père, elle comprenait les uns et les autres comme si elle s’était assise simultanément sur le ventre de chacun d’eux.

Car Sony avait dit au juge : « Je me suis caché dans la chambre de ma belle-mère, dans l’angle formé par l’armoire et le mur et je serrais dans ma poche un morceau de cordelette que j’avais pris dans le placard sous l’évier de la cuisine, un morceau qui restait du fil à linge tendu dans le jardin. Je savais que ma belle-mère entrerait seule dans la chambre après avoir couché les petites car c’est ainsi qu’elle faisait chaque soir, et je savais que mon père n’y entrerait pas car il avait cessé de coucher dans cette chambre, je ne peux pas dire où il couche, je le sais mais je ne peux pas le dire. Cela signifie que j’avais parfaitement prémédité mon geste, je savais que ma belle-mère avancerait vers l’armoire et qu’il me serait facile de lui passer la cordelette autour du cou. Elle était assez grande mais plutôt gracile et pas très forte, ses bras étaient minces et faibles, elle se débattrait peu, je le savais. Je l’avais assez souvent serrée contre moi dans cette même chambre pour savoir que ma force était énorme à côté de la sienne, je l’avais assez souvent entourée de mes deux bras. Elle était si fine que je pouvais presque attraper mes épaules quand je la serrais contre moi. Alors tout s’est passé comme je l’avais prévu. Elle est entrée, elle a refermé la porte derrière elle, elle a marché vers l’armoire et je me suis tendu vers elle et je l’ai fait. Sa gorge a gargouillé, elle a tenté de saisir la cordelette autour de son cou mais elle était trop faible déjà. Elle s’est affaissée à moitié, je l’ai soulevée et déposée sur le lit. Je suis sorti, j’ai fermé la porte, je suis allé dans ma chambre. J’ai regonflé tous mes ballons de basket car je pensais que personne n’allait les gonfler avant longtemps et je me sens mieux quand ils sont gonflés correctement. Je me suis couché et j’ai bien dormi, jusqu’à six heures. Les petites criaient et je me suis réveillé. Elles étaient allées voir leur mère, ce sont leurs cris qui m’ont réveillé. Un peu plus tard, la police est arrivée et je leur ai raconté tout ça comme je vous le raconte aujourd’hui. Mes raisons : ma belle-mère et moi, nous avions une histoire d’amour ensemble depuis trois ans. Elle avait mon âge et c’était la première fois que j’étais amoureux de quelqu’un. Je l’aimais plus que tout, plus que personne d’autre au monde. Quand mon père s’est marié et l’a ramenée à la maison, je l’ai aimée aussitôt. C’était très dur, je me sentais coupable et sale. Mais elle était amoureuse de moi aussi et nous avons commencé à faire l’amour. Pour moi, c’était la première fois, j’avais attendu jusqu’à ce moment, je n’avais jamais osé avant. Je la trouvais belle et gaie, j’étais très heureux. Elle est tombée enceinte et j’étais sûr que c’était de moi, je me suis beaucoup attaché aux petites, j’étais heureux comme ça car mon père ne souffrait de rien, je n’avais plus peur de lui et lui ne s’occupait pas de mes affaires. Mais elle, elle commençait à se fatiguer de moi. Elle n’était pas capable de m’aimer pour le reste de sa vie comme moi je l’étais. Elle était mécontente, elle a commencé à me prendre en grippe. Elle me disait que je devais quitter la maison, que je devais aller faire ma vie ailleurs. Mais où aurais-je pu aller et pour faire quoi et avec qui à aimer ? J’étais chez moi dans la maison de mon père et j’étais, d’une manière irrévocable, marié à la femme de mon père et les enfants de mon père étaient les miens. Du coup, les secrets de mon père étaient aussi mes secrets, c’est pourquoi je ne peux pas parler de lui bien que je n’ignore rien à son sujet. »

Et la jeune Khady Demba, dix-huit ans, avait dit : « J’étais dans la cuisine et j’ai entendu les deux petites crier fortement. J’ai quitté la cuisine et je suis allée jusqu’à la chambre où les petites criaient. Elles étaient près du lit, debout, et leur mère était allongée, j’ai vu ses yeux ouverts et la couleur de son visage qui n’était pas comme d’habitude. »

Et leur père avait dit : « Je suis un homme qui s’est fait seul et je crois que j’ai le droit d’en tirer une certaine fierté. Mes parents n’avaient rien, personne autour de moi n’avait rien, on survivait par la débrouille et l’ingéniosité mais le profit de chaque jour ne valait pas les efforts d’intelligence chaque jour déployés. J’ai étudié en France car j’étais un garçon brillant puis je suis rentré avec mon fils Sony, qui avait cinq ans, et je me suis lancé dans les affaires. J’ai racheté un village de vacances à moitié construit à Dara Salam et j’ai réussi à en faire un lieu fréquenté et rentable mais la chance a tourné et j’ai dû me séparer de Dara Salam et, tel que je suis aujourd’hui, je dois me contenter de très peu, cela m’indiffère et je n’ai plus beaucoup d’orgueil, plus beaucoup. Je suis entré dans ma maison et j’ai été accueilli par tous ces cris. Si mon fils Sony affirme être l’auteur de cet acte, je m’incline et je lui pardonne, car je l’aime depuis toujours en tant que fils et en tant que ce qu’il est, lui, bien qu’on me dise parfois : Ton fils n’a rien fait de son intelligence, mais il en fait ce qu’il a pu ou voulu et ce n’est pas mon problème. Je reconnais ce qu’il dit et je m’incline. Ma femme m’a trahi mais pas lui. C’est mon fils et j’admets et comprends ce qu’il a fait, car je me reconnais en lui. Mon fils Sony est meilleur que moi, il surpasse en grandeur d’âme tous les êtres que j’ai connus, cependant je me reconnais en lui et je lui pardonne. Je m’incline devant ce qu’il affirme, je ne dis rien d’autre, rien de différent, et si ses propos venaient à changer j’y acquiescerais de la même façon. C’est mon fils et je l’ai élevé, voilà tout. Ma femme, je ne l’avais pas élevée. Je ne la connais pas et je ne peux pas lui pardonner et ma haine ne se tarira jamais à l’encontre de cette femme car elle m’a bafoué dans ma propre maison et ne s’est pas souciée de moi. »

À la fin de l’après-midi, quand l’ombre eut adouci la rue, Norah s’en alla voir Sony.

Elle sortait chaque jour à la même heure, mesurait la vélocité de son pas pour éviter de transpirer abondamment.

Et elle préparait mentalement les questions qu’elle poserait à Sony, sachant déjà qu’il lui répondrait de son seul sourire et que, sur sa résolution de protéger leur père, il ne reviendrait pas, mais voulant lui montrer qu’elle était déterminée, elle, à le sauver et ainsi à l’affronter loyalement.

Elle marchait avec joie dans la rue familière et son esprit était en paix et son organisme ne la surprenait plus.

Elle saluait une voisine assise devant sa porte, elle songeait : Quels bons voisins j’ai là, et si l’un ou l’autre, si le boulanger libanais ou la vieille femme qui vendait des sodas dans la rue lui parlaient d’elle-même telle qu’ils prétendaient l’avoir connue dix ans auparavant, elle n’en était pas affectée.

Elle y consentait, humblement, déraisonnablement, comme à un mystère.

Pareillement elle avait cessé de se demander pourquoi elle ne doutait pas que renaîtrait en elle l’amour pour son enfant dès lors qu’elle serait allée au bout de ce qu’elle pouvait faire pour Sony, dès lors qu’elle les aurait délivrés, Sony et elle, des démons qui s’étaient assis sur leur ventre quand elle avait huit ans et Sony cinq.

Car c’était ainsi.

Et elle pouvait songer avec calme et gratitude à Jakob prenant soin des enfants à sa façon qui, peut-être, valait la sienne, elle pouvait penser sans inquiétude à Lucie.

Elle pouvait penser au visage radieux de son frère Sony quand, autrefois, elle jouait à le lancer sur le lit, elle pouvait penser à cela et n’en être pas ravagée.

Car c’était ainsi.

Elle veillerait sur Sony, elle le ramènerait à la maison.

C’était ainsi.

contrepoint

Il percevait près de lui un autre souffle que le sien, une autre présence dans les branches. Depuis quelques semaines il savait qu’il n’était plus seul dans son repaire et il attendait sans hâte ni courroux que l’étranger se révélât bien qu’il sût déjà de qui il s’agissait, parce que ce ne pouvait être nul autre. Il n’en éprouvait pas d’irritation car dans l’obscure quiétude du flamboyant son cœur battait alangui et son esprit était indolent. Mais il n’en éprouvait pas d’irritation : sa fille Norah était là, près de lui, perchée parmi les branches défleuries dans l’odeur sure des petites feuilles, elle était là sombre dans sa robe vert tilleul, à distance prudente de la phosphorescence de son père, et pourquoi serait-elle venue se nicher dans le flamboyant si ce n’était pour établir une concorde définitive ? Son cœur était alangui, son esprit indolent. Il entendait le souffle de sa fille et n’en éprouvait pas d’irritation.