I

Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable.

Il gardait les mains croisées sur son ventre et la tête inclinée sur le côté, et cette tête était grise et ce ventre saillant et mou sous la chemise blanche, au-dessus de la ceinture du pantalon crème.

Il était là, nimbé de brillance froide, tombé sans doute sur le seuil de sa maison arrogante depuis la branche de quelque flamboyant dont le jardin était planté car, se dit Norah, elle s’était approchée de la maison en fixant du regard la porte d’entrée à travers la grille et ne l’avait pas vue s’ouvrir pour livrer passage à son père — et voilà que, pourtant, il lui était apparu dans le jour finissant, cet homme irradiant et déchu dont un monstrueux coup de masse sur le crâne semblait avoir ravalé les proportions harmonieuses que Norah se rappelait à celles d’un gros homme sans cou, aux jambes lourdes et brèves.

Immobile il la regardait s’avancer et rien dans son regard hésitant, un peu perdu, ne révélait qu’il attendait sa venue ni qu’il lui avait demandé, l’avait instamment priée (pour autant, songeait-elle, qu’un tel homme fût capable d’implorer un quelconque secours) de lui rendre visite.

Il était simplement là, ayant quitté peut-être d’un coup d’aile la grosse branche du flamboyant qui ombrageait de jaune la maison, pour atterrir pesamment sur le seuil de béton fissuré, et c’était comme si seul le hasard portait les pas de Norah vers la grille à cet instant.

Et cet homme qui pouvait transformer toute adjuration de sa propre part en sollicitation à son égard la regarda pousser la grille et pénétrer dans le jardin avec l’air d’un hôte qui, légèrement importuné, s’efforce de le cacher, la main en visière au-dessus de ses yeux bien que le soir eût déjà noyé d’ombre le seuil qu’illuminait cependant son étrange personne rayonnante, électrique.

— Tiens, c’est toi, fit-il de sa voix sourde, faible, peu assurée en français malgré sa maîtrise excellente de la langue mais comme si l’orgueilleuse appréhension qu’il avait toujours eue de certaines fautes difficiles à éviter avait fini par faire trembloter sa voix même.

Norah ne répondit pas.

Elle l’étreignit brièvement, sans le presser contre elle, se rappelant qu’il détestait le contact physique à la façon presque imperceptible dont la chair flasque des bras de son père se rétractait sous ses doigts.

Il lui sembla percevoir un relent de moisi.

Odeur provenant de la floraison abondante, épuisée du gros flamboyant jaune qui poussait ses branches au-dessus du toit plat de la maison et parmi les feuilles duquel nichait peut-être cet homme secret et présomptueux, à l’affût, songeait Norah gênée, du moindre bruit de pas s’approchant de la grille pour prendre son essor et gauchement se poser sur le seuil de sa vaste demeure aux murs de béton brut, ou provenant, cette odeur, du corps même ou des vêtements de son père, de sa peau de vieux, plissée, couleur de cendre, elle ne le savait, elle n’aurait su le dire.

Tout au plus pouvait-elle affirmer qu’il portait ce jour-là, qu’il portait sans doute toujours maintenant, songeait-elle, une chemise froissée et tachée d’auréoles de sueur et que son pantalon était verdi et lustré aux genoux où il pochait vilainement, soit que, trop pesant volatile, il tombât chaque fois qu’il prenait contact avec le sol, soit, songeait Norah avec une pitié un peu lasse, qu’il fût lui aussi, après tout, devenu un vieil homme négligé, indifférent ou aveugle à la malpropreté bien que gardant les habitudes d’une conventionnelle élégance, s’habillant comme il l’avait toujours fait de blanc et de beurre frais et jamais n’apparaissant fût-ce au seuil de sa maison inachevée sans avoir remonté son nœud de cravate, de quelque salon poussiéreux qu’il pût être sorti, de quelque flamboyant exténué de fleurir qu’il pût s’être envolé.

Norah, qui arrivait de l’aéroport, avait pris un taxi puis marché longuement dans la chaleur car elle avait oublié l’adresse précise de son père et n’avait pu se retrouver qu’en reconnaissant la maison, se sentait collante et sale, diminuée.

Elle portait une robe vert tilleul, sans manches, semée de petites fleurs jaunes assez semblables à celles qui jonchaient le seuil tombées du flamboyant, et des sandales plates du même vert doux.

Et elle remarqua, ébranlée, que les pieds de son père étaient chaussés de tongs en plastique, lui qui avait toujours mis un point d’honneur, lui semblait-il, à ne jamais se montrer qu’avec des souliers cirés, beiges ou blanc cassé.

Était-ce parce que cet homme débraillé avait perdu toute légitimité pour porter sur elle un regard critique ou déçu ou sévère, ou parce que, forte de ses trente-huit ans, elle ne s’inquiétait plus avant toute chose du jugement provoqué par son apparence, elle se dit en tout cas qu’elle se serait sentie embarrassée, mortifiée de se présenter, quinze ans auparavant, suante et fatiguée devant son père dont le physique et l’allure n’étaient alors jamais affectés par le moindre signe de faiblesse ou de sensibilité à la canicule, tandis que cela lui était indifférent aujourd’hui et que, même, elle offrait à l’attention de son père, sans le détourner, un visage nu, luisant qu’elle n’avait pas pris la peine de poudrer dans le taxi, se disant, surprise : Comment ai-je pu accorder de l’importance à tout cela, se disant encore avec une gaieté un peu acide, un peu rancuneuse : Qu’il pense donc de moi ce qu’il veut, car elle se souvenait de remarques cruelles, offensantes, proférées avec désinvolture par cet homme supérieur lorsque adolescentes elle et sa sœur venaient le voir et qui toutes concernaient leur manque d’élégance ou l’absence de rouge sur leurs lèvres.

Elle aurait aimé lui dire maintenant : Tu te rends compte, tu nous parlais comme à des femmes et comme si nous avions un devoir de séduction, alors que nous étions des gamines et que nous étions tes filles.

Elle aurait aimé le lui dire avec une légèreté à peine grondeuse, comme si cela n’avait été qu’une forme de l’humour un peu rude de son père, et qu’ils en sourient ensemble, lui avec un rien de contrition.

Mais le voyant là debout dans ses tongs en plastique, sur le seuil de béton parsemé des fleurs pourrissantes qu’il faisait tomber peut-être lorsque, d’une aile lourde et lasse, il quittait le flamboyant, elle réalisa qu’il ne se souciait pas davantage de l’examiner et de formuler un jugement sur son allure qu’il n’eût entendu, compris la plus insistante allusion aux méchantes appréciations qu’il lançait autrefois.

Il avait l’œil creusé, le regard lointain, un peu fixe.

Elle se demanda alors s’il se souvenait vraiment de lui avoir écrit pour lui demander de venir.

— Si on entrait ? dit-elle en changeant d’épaule son sac de voyage.

— Masseck !

Il frappa dans ses mains.

La lueur glaciale, presque bleutée que dispensait son corps informe parut croître en intensité.

Un vieillard en bermuda et polo déchiré, pieds nus, sortit de la maison d’un pas vif.

— Prends le sac, ordonna le père de Norah.

Puis, s’adressant à elle :

— C’est Masseck, tu le reconnais ?

— Je peux porter mon sac, dit-elle, regrettant aussitôt ces mots qui ne pouvaient que froisser le serviteur habitué, malgré son âge, à soulever et transporter les charges les plus incommodes, le lui tendant alors avec une telle impétuosité que, non préparé, il chancela, avant de se rétablir et de jeter le sac sur son dos puis, courbé, de rentrer dans la maison. La dernière fois que je suis venue, c’était Mansour, dit-elle. Masseck, je ne le connais pas.

— Quel Mansour ? fit son père avec cet air soudain égaré, presque consterné qu’elle ne lui avait jamais vu autrefois.

— Je ne connais pas son nom de famille mais, ce Mansour, il a vécu ici des années et des années, dit Norah qui sentait peu à peu l’emprise d’une gêne poisseuse, étouffante.

— C’était peut-être le père de Masseck, alors.

— Oh non, murmura-t-elle, Masseck est bien trop âgé pour être le fils de Mansour.

Et comme son père avait l’air de plus en plus désorienté et semblait même tout près de se demander si elle ne se jouait pas de lui, elle ajouta rapidement :

— Mais vraiment ça n’a pas d’importance.

— Je n’ai jamais eu de Mansour à mon service, tu te trompes, dit-il avec un fin sourire arrogant, condescendant, qui, première manifestation de l’ancienne personnalité de son père et pour agaçant qu’eût toujours été ce petit sourire dédaigneux, réchauffa le cœur de Norah, comme s’il importait que cet homme suffisant continuât de s’entêter à avoir le dernier mot plus encore qu’il eût raison.

Car elle était certaine de la présence d’un Mansour, diligent, patient, efficace, aux côtés de son père des années durant, et si sa sœur et elle n’étaient venues depuis l’enfance, en fin de compte, guère plus de trois ou quatre fois dans cette maison, c’est Mansour qu’elles y avaient vu et jamais ce Masseck au visage inconnu.

À peine entrée, Norah sentit à quel point la maison était vide.

Il faisait nuit maintenant.

Le grand salon était obscur, silencieux.

Son père alluma un lampadaire, une pauvre lumière, de celles que propagent les ampoules de quarante watts, découvrit le milieu de la pièce avec sa longue table au plateau de verre.

Sur les murs au crépi rugueux Norah reconnut les photos encadrées du village de vacances que son père avait possédé et dirigé et qui avait fait sa fortune.

Un grand nombre de personnes avaient toujours vécu chez cet homme orgueilleux de sa réussite, non pas tant généreux, avait toujours pensé Norah, que fier de montrer qu’il était capable de loger et d’entretenir frères et sœurs, neveux et nièces, parents divers, de sorte que Norah n’avait jamais vu le grand salon dépeuplé, quel que fût le moment de la journée où elle s’y était trouvée.

Toujours des enfants se vautraient sur les canapés, ventre en l’air comme des chats repus, des hommes buvaient le thé en regardant la télévision, des femmes allaient et venaient depuis la cuisine ou les chambres.

Ce soir-là, déserte, la pièce dévoilait crûment la dureté de ses matériaux, carrelage brillant, murs de ciment, étroit bandeau de fenêtres.

— Ta femme n’est pas là ? demanda Norah.

Il écarta deux chaises de la grande table, les approcha l’une de l’autre, puis se ravisa, les remit à leur place.

Il alluma la télévision et l’éteignit avant même que la moindre image eût eu le temps d’apparaître.

Il se déplaçait en raclant ses tongs sur le carrelage, sans soulever les pieds.

Ses lèvres tremblaient légèrement.

— Elle est partie en voyage, laissa-t-il tomber enfin.

Oh, se dit Norah avec inquiétude, il n’ose pas avouer qu’elle l’a quitté probablement.

— Et Sony ? Où est Sony ?

— Pareil, dit-il dans un souffle.

— Sony est parti en voyage ?

Et que son père qui avait eu tant de femmes et tant d’enfants, que cet homme sans beauté particulière mais brillant, astucieux, impitoyable et rapide et qui, sorti de la misère, avait toujours vécu entouré de toute une petite société reconnaissante et soumise une fois sa fortune établie, que cet homme gâté se retrouvât seul et peut-être abandonné flattait chez Norah, à son corps défendant, une vieille et vague rancune.

Il lui semblait que son père recevait enfin la leçon que la vie aurait dû lui faire entrer dans le cœur bien plus tôt.

Mais de quelle sorte était cette leçon ?

Elle se sentait, songeant ainsi, mesquine et vile.

Car si son père avait abrité des gens intéressés, si son père n’avait jamais eu d’amis véritables ni de femmes sincères (à l’exception, pensait Norah, de sa mère à elle) et pas même d’enfants aimants, et si, âgé, amoindri, sans doute moins florissant, il traînait solitaire dans sa maison lugubre, en quoi une respectable, une absolue morale s’en trouvait-elle confortée et pourquoi Norah s’en féliciterait-elle, du haut de sa vertu de fille jalouse enfin vengée de n’avoir jamais appartenu au cercle des proches de son père ?

Et se sentant mesquine et vile elle avait honte maintenant de sa peau échauffée, humide, de sa robe froissée.

Comme pour rattraper ses mauvaises pensées, comme pour s’assurer qu’il ne resterait pas trop longtemps seul, elle demanda :

— Sony va rentrer bientôt ?

— Il te le dira lui-même, murmura son père.

— Comment cela, s’il est absent ?

— Masseck ! cria-t-il en frappant ses mains l’une contre l’autre.

De petites fleurs jaunes de flamboyant voletèrent de ses épaules ou de sa nuque sur le carrelage et du bout d’une de ses tongs, d’un mouvement preste, il les écrasa.

Norah eut alors l’impression qu’il piétinait sa robe semée de fleurs semblables.

Masseck arriva en poussant un chariot chargé de plats, d’assiettes et de couverts et entreprit de disposer le tout sur la table de verre.

— Assieds-toi, dit le père, on va manger.

— Je vais me laver les mains avant.

Elle retrouvait dans son propre ton cette volubilité tranchante dont elle n’usait jamais avec qui que ce fût d’autre que son père et qui avait pour intention de prévenir toute tentative de la part de celui-ci pour faire exécuter par Masseck, par Mansour autrefois, ce qu’elle s’apprêtait à effectuer, sachant qu’il détestait tellement voir ses hôtes s’acquitter chez lui de la moindre tâche et paraître ainsi douter de la compétence de ses serviteurs qu’il était capable de lui dire : Masseck se lavera les mains pour toi, et de ne pas imaginer qu’elle n’obéirait pas comme lui avaient toujours obéi jeunes ou vieux autour de lui.

Mais son père l’avait à peine entendue.

Il s’était assis, il suivait d’un œil absent les gestes de Masseck.

Elle lui trouva la peau noirâtre, moins foncée qu’avant, sans éclat.

Il bâilla comme un chien, silencieux, la bouche très grande ouverte.

Elle fut certaine alors que la douce senteur fétide qu’elle avait remarquée sur le seuil venait à la fois du flamboyant et du corps de son père car l’homme tout entier baignait dans la lente corruption des fleurs jaune orangé — cet homme, se dit-elle, qui avait pris si grand soin de la pureté de son apparence, qui ne s’était parfumé qu’aux essences les plus chics, cet homme altier et inquiet qui jamais n’avait voulu exhaler sa véritable odeur !

Pauvre de lui, qui aurait pensé qu’il deviendrait un vieil oiseau épais, à la volée malhabile et aux fortes émanations ?

Elle prit la direction de la cuisine, suivit un long couloir de béton qu’une ampoule tout obscurcie par les chiures de mouches éclairait à peine.

La cuisine était la plus petite pièce et la plus malcommode de cette maison disproportionnée et cela aussi, Norah s’en souvenait, elle l’avait inscrit dans l’inépuisable colonne des griefs à l’encontre de son père, sachant bien qu’elle ne lui ferait part ni des graves ni des bénins, sachant bien qu’elle ne pourrait jamais rappeler dans la réalité du face-à-face avec cet homme insondable l’audace dont elle ne manquait pas au loin pour l’accabler de reproches, et de ce fait mécontente, déçue par elle-même et plus fâchée encore contre lui de plier le genou, de n’oser rien lui dire.

Son père se moquait bien de faire travailler ses serviteurs dans un endroit pénible et fatigant, puisque lui-même ni ses invités n’y mettaient jamais les pieds.

Une telle réflexion, il ne pourrait pas la comprendre et, se disait-elle avec une rancœur excédée, il la mettrait au compte d’une sensiblerie typique et de son sexe et du monde dans lequel elle vivait et dont la culture n’était pas la sienne.

Nous n’avons pas le même pays, les sociétés sont différentes, dirait-il à peu près, docte, condescendant, convoquant peut-être Masseck pour lui demander devant elle si la cuisine lui convenait, à quoi Masseck répondrait par l’affirmative et son père, sans même jeter à Norah un regard triomphant car cela donnerait de l’importance à un sujet qui ne pouvait en avoir, considérerait simplement le sujet clos.

Cela n’a ni sens ni intérêt d’avoir pour père un homme avec lequel on ne peut littéralement pas s’entendre et dont l’affection a toujours été improbable, songeait-elle une fois de plus, calmement néanmoins, sans plus frémir maintenant de ce sentiment d’impuissance, de colère et de découragement qui la ravageait autrefois lorsque les circonstances lui faisaient cogner du front contre les irrémédiables différences d’éducation, de point de vue, de perception du monde entre cet homme aux passions froides, qui n’avait passé en France que quelques années, et elle-même qui y vivait depuis toujours et dont le cœur était ardent et vulnérable.

Elle était pourtant là, dans la maison de son père, elle était pourtant venue quand il l’avait appelée.

Et cette émotivité qu’il méprisait sans retenue, méprisant avec elle sa propre fille et tout l’Occident avachi et féminisé, si elle en avait été un peu moins pourvue elle aurait trouvé n’importe quel prétexte pour s’éviter un tel voyage — … et tu me ferais honneur et un plaisir insigne en voulant bien, si tes forces te le permettent, te séparer pour un temps plus ou moins long de ta famille pour venir chez moi, ton père, car j’ai à te parler de choses importantes et graves…

Oh, comme elle regrettait déjà d’avoir fléchi, comme elle aspirait à rentrer chez elle, à s’occuper de sa propre vie.

Une mince jeune fille en débardeur et pagne élimé lavait des marmites dans le petit évier de la cuisine.

La table était couverte des plats qui attendaient, comprit Norah, de leur être servis à elle et à son père.

Abasourdie, elle aperçut du poulet rôti, du couscous, du riz au safran, une viande sombre dans une sauce à l’arachide, d’autres mets encore qu’elle devinait sous les couvercles transparents et embués, surabondance qui lui coupa les jambes et se mit déjà à peser sur son estomac.

Elle se glissa entre la table et l’évier et attendit que la jeune fille eût fini, avec peine, de rincer un grand faittout.

L’évier était si étroit que les parois du récipient ne cessaient de heurter les bords ou le robinet, et comme il était dépourvu de paillasse la jeune fille devait s’accroupir pour poser à terre, sur un torchon étalé, la vaisselle à égoutter.

Encore une fois, la preuve du médiocre souci qu’avait son père du confort de ses domestiques exaspéra Norah.

Elle se lava les mains rapidement tout en adressant à la jeune fille sourires et petits signes de tête.

Et quand elle lui eut demandé son nom et que la jeune fille, après un temps de silence (comme, songea Norah, pour enchâsser sa réponse dans une monture d’importance), eut déclaré : Khady Demba, la tranquille fierté de sa voix ferme, de son regard direct étonna Norah, l’apaisa, chassa un peu l’irritation de son cœur, la fatigue inquiète et le ressentiment.

La voix de son père résonnait depuis le fond du couloir.

Il l’appelait avec impatience.

Elle se hâta de le rejoindre et le trouva contrarié, pressé d’attaquer le taboulé aux crevettes et aux fruits que Masseck avait servi dans les deux assiettes qui se faisaient face.

À peine fut-elle assise qu’il se mit à manger goulûment, la figure presque au ras de la nourriture, et cette voracité entièrement dénuée de discours et de faux-semblants s’accordait si mal avec les anciennes manières de cet homme facilement affété que Norah faillit lui demander s’il avait jeûné, pensant qu’il était bien capable, pour peu que ses difficultés financières fussent telles qu’elle le supposait, d’avoir fait concentrer sur ce dîner, pour l’épater, les provisions des trois jours précédents.

Masseck apportait plat après plat à un rythme que Norah ne pouvait suivre.

Elle fut soulagée de voir que son père ne prêtait aucune attention à ce qu’elle mangeait.

Il ne levait la tête que pour scruter d’un œil à la fois soupçonneux et avide ce que Masseck venait de poser sur la table, et lorsqu’une fois il regarda furtivement vers l’assiette de Norah, ce fut avec un air d’appréhension si enfantin qu’elle comprit qu’il s’assurait simplement que Masseck ne l’avait pas servie plus copieusement que lui.

Elle en fut bouleversée.

Son père, cet homme loquace, volontiers phraseur, restait silencieux.

Seuls s’entendaient dans la maison désolée le bruit des couverts, le frottement des pieds de Masseck sur le carrelage, peut-être aussi le bruissement sur la toiture de tôle des plus hautes branches du flamboyant — appelait-il son père, se demanda-t-elle vaguement, l’appelait-il pour la nuit, cet arbre solitaire ?

Il continuait de manger, passant de l’agneau grillé au poulet en sauce, respirant à peine entre deux bouchées, se gavant sans joie.

Pour finir, Masseck lui présenta une mangue coupée en morceaux.

Il fourra un morceau dans sa bouche, puis un autre, et Norah le vit mastiquer avec difficulté et tenter d’avaler mais en vain.

Il cracha la bouillie de mangue dans son assiette.

Ses joues ruisselaient de larmes.

Une chaleur intense monta aux propres joues de Norah.

Elle se leva, s’entendant balbutier elle ne savait quoi, vint se placer derrière lui et ne sut alors que faire de ses mains, elle qui ne s’était jamais trouvée dans la situation ni de réconforter son père ni de lui témoigner davantage que des égards formels, contraints, entachés de rancœur.

Elle chercha Masseck du regard mais il avait quitté la pièce avec les derniers plats.

Son père pleurait toujours, muettement, le visage vide d’expression.

Elle s’assit près de lui, tendit son front au plus près de sa figure mouillée, ravinée.

Elle pouvait sentir, derrière l’odeur de la nourriture, des jus épicés, celle, doucereuse, des fleurs corrompues du grand arbre, elle pouvait voir le col malpropre de la chemise, comme son père gardait la tête un peu penchée.

Lui revint alors à l’esprit une nouvelle que lui avait donnée son frère Sony deux ou trois ans auparavant et que son père, lui, n’avait jamais jugé bon de leur divulguer, à elle et à sa sœur, ce dont Norah lui avait voulu avant d’oublier et l’information et l’amertume suscitée par ce silence, et les deux la traversèrent en même temps de nouveau et sa voix en fut un peu acerbe alors qu’elle ne voulait qu’être consolante.

— Où sont tes enfants, dis-moi ?

Elle se rappelait qu’il s’agissait de jumeaux mais de quel sexe, elle ne s’en souvenait pas.

Il la regarda d’un air désemparé.

— Mes enfants ?

— Les derniers, dit-elle, que tu as eus, enfin je crois. Est-ce que ta femme les a emmenés avec elle ?

— Les petites ? Oh, elles sont là, oui, murmura-t-il en se détournant, et c’était comme si, déçu, il avait espéré qu’elle lui parlait de quelque chose qu’il ignorait ou dont il n’avait pas saisi toutes les implications et qui, d’une étrange et merveilleuse façon, le sauverait.

Elle ne put retenir un petit frisson de triomphe malveillant, vengeur.

Sony était donc le seul fils de cet homme qui n’aimait ni n’estimait guère les filles.

Accablé, submergé d’inutiles et mortifiantes femelles pas même jolies, se disait tranquillement Norah en pensant à elle-même et à sa sœur qui avaient toujours eu, pour leur père, le défaut rédhibitoire d’être trop typées, c’est-à-dire de lui ressembler davantage qu’à leur mère, témoignant ainsi fâcheusement de l’inanité de son mariage avec une Française — car, cette histoire, qu’aurait-elle pu lui apporter de bon sinon des enfants presque blancs et des fils de bonne facture ?

Or cela avait échoué.

Elle posa doucement la main sur son épaule.

Troublée par ailleurs, elle se sentait pleine d’une ironique compassion.

— J’aimerais les rencontrer, dit-elle, ajoutant aussitôt pour ne pas l’entendre demander de qui il était question : Tes deux filles, les petites.

L’épaule grasse de son père se dégagea de sa main, mouvement involontaire pour signifier que nulle circonstance n’autorisait une telle familiarité.

Il se leva pesamment, essuya son visage sur la manche de sa chemise.

Il poussa au fond de la pièce une vilaine porte vitrée, alluma l’unique ampoule qui éclairait un nouveau couloir étroit et long, tout de béton gris, sur lequel, Norah s’en souvenait, ouvraient comme autant de cellules de petites chambres carrées qu’habitait autrefois la nombreuse parentèle de son père.

Elle était certaine, à la façon dont leurs pas, dont le souffle bruyant, irrégulier de son père résonnaient dans le silence, que ces pièces étaient vides aujourd’hui.

Il lui semblait marcher depuis de longues minutes déjà lorsque le couloir obliqua, puis encore une fois dans l’autre sens, devenant alors presque obscur et si étouffant que Norah faillit tourner les talons.

Son père s’arrêta devant une porte fermée.

Il saisit la poignée et demeura un instant immobile, l’oreille contre le battant, et Norah ne sut s’il tâchait d’entendre quelque bruit de l’intérieur ou s’il ramassait toutes ses forces mentales avant de se décider à ouvrir, mais l’attitude de cet homme à la fois méconnaissable et sempiternellement illusoire (oh, l’incorrigible croyance, quand elle ne l’avait pas vu pendant plusieurs années, que le temps l’aurait amendé et rapproché d’elle !) lui déplaisait et l’inquiétait plus encore qu’autrefois, quand on n’était jamais sûr qu’il n’allait pas, dans son impudence effrénée, sa gaieté arrogante, sans humour, lancer quelque remarque d’une inoubliable cruauté.

D’un mouvement brusque, comme pour surprendre et compromettre, il ouvrit la porte.

Il s’effaça aussitôt, avec effroi et répugnance, pour laisser entrer Norah.

La petite pièce était éclairée d’une lampe à abat-jour rose posée sur une table de nuit entre deux lits dont l’un, le plus étroit, était occupé par la jeune fille que Norah avait vue dans la cuisine et qui lui avait dit s’appeler Khady Demba et qui avait, observa Norah, le lobe de l’oreille droite coupé en deux.

Assise en tailleur sur le matelas, elle cousait une petite robe verte.

Elle jeta un coup d’œil à Norah, lui sourit brièvement.

Deux fillettes dormaient dans l’autre lit, tournées l’une vers l’autre, sous un drap blanc.

Avec un léger serrement de cœur, Norah songea que ces deux visages d’enfant étaient les plus beaux qu’elle eût jamais vus.

Peut-être éveillées par la touffeur qui parvenait du couloir dans la chambre climatisée ou par une imperceptible modification de la quiétude ambiante, les fillettes ouvrirent les yeux en même temps.

Elles les posèrent sur leur père, graves, impitoyables, sans chaleur aucune, sans plaisir de le voir, sans crainte non plus, tandis qu’il paraissait, observa Norah stupéfaite, se liquéfier sous ce regard, son crâne aux cheveux ras et sa figure et son cou dans l’échancrure de la chemise dégouttant soudain d’une sueur à l’odeur âcre et forte de fleurs piétinées.

Et cet homme qui avait su répandre autour de lui une atmosphère de peur sourde et que nul n’avait jamais intimidé semblait terrifié.

Que redoutait-il de la part de toutes petites filles, se demanda Norah, et si merveilleusement jolies, enfants miraculeuses de son grand âge, qu’elles devaient pouvoir faire oublier leur sexe mineur et le peu de beauté des deux premières filles, Norah et sa sœur — comment des enfants aussi enviables pouvaient-elles l’épouvanter ?

Elle s’approcha du lit, s’agenouilla, souriante, à hauteur des deux petites figures identiques, rondes, sombres, délicates comme des têtes de phoque posées sur le sable.

À cet instant les premières mesures de Mrs Robinson retentirent dans la pièce.

Tout le monde sursauta, même Norah qui avait pourtant reconnu la sonnerie de son portable et plongeait la main dans la poche de sa robe, prête à couper l’appareil puis, s’apercevant que l’appel venait de chez elle, le portant à son oreille avec gêne dans le silence de la chambre qui semblait avoir changé de nature et, de calme, lourd, léthargique, était devenu attentif, vaguement inamical.

Comme dans l’attente de paroles définitives et claires qui leur feraient choisir de me tenir à l’écart ou de m’accepter parmi eux.

— Maman, c’est moi ! cria la voix de Lucie.

— Bonjour, ma chérie. Tu peux parler moins fort, je t’entends bien, dit-elle le front brûlant de confusion. Que se passe-t-il ?

— Rien ! Là, on fait des crêpes avec Grete. On va aller au cinéma. On s’amuse bien.

— Formidable, souffla-t-elle, je t’embrasse, je te rappellerai.

Elle ferma l’appareil d’un coup sec, le fit glisser dans sa poche.

Les deux fillettes faisaient mine de dormir, paupières frémissantes, lèvres scellées.

Déçue, Norah leur caressa la joue, puis elle se releva, salua Khady, sortit de la chambre avec son père qui referma soigneusement la porte.

Elle pensa avec mauvaise humeur qu’il semblait, une fois de plus, avoir échoué à nouer avec ses enfants une relation tendre et simple, elle pensa qu’un homme qui se faisait accueillir par un regard aussi implacable ne méritait pas les belles petites filles de sa vieillesse, elle pensa encore que rien ni personne ne pouvait réformer un tel homme car il aurait fallu rien moins que lui arracher le cœur.

Mais cependant qu’elle le suivait en sens inverse dans le couloir lugubre et qu’elle sentait, maintenant, le poids léger de son portable qui battait sur sa cuisse, elle s’avouait, maussade, contrariée, que cette irritation contre son père s’amplifiait de ce qu’elle avait cru deviner d’excitation outrancière dans la voix de Lucie et que les remarques acrimonieuses qu’elle ne pouvait ou n’osait adresser à Jakob, l’homme avec lequel elle vivait depuis un an, allaient se ficher droit dans le dos de son père qui la précédait, innocent, voûté, adipeux, dans le couloir lugubre.

Car elle voyait en esprit son cher appartement de Paris, emblème intime et modeste de sa persévérance, de sa discrète réussite, où, après y avoir vécu quelques années seule avec Lucie, elle avait introduit Jakob et la propre fille de celui-ci, Grete, et fait entrer du coup le désordre et l’égarement, alors que dans l’achat (avec un crédit de trente ans) de ce trois-pièces de la Goutte d’Or avait prévalu le désir spirituel d’en finir précisément avec la confusion dont son père aux ailes repliées sous sa chemise, aujourd’hui âgé, usé, énorme et insolite dans le couloir lugubre, avait été sa vie durant l’angoissante incarnation.

Oh, elle l’avait bien senti à la voix de Lucie : trop haute, rapide, haletante — l’appartement devait être en ce moment même le théâtre de ces démonstrations d’enthousiasme paternel qu’elle détestait, qui se distinguait par le refus ostentatoire chez Jakob d’imposer la moindre contrainte, d’exercer la moindre autorité sur les deux filles de sept ans, et par le lancement abondamment commenté, joyeux à grands frais, d’une préparation culinaire qu’il n’avait souvent pas les capacités ni le goût ni la patience de mener à son terme, de telle sorte que les pâtes à crêpes ou à gâteaux n’étaient jamais mises à cuire et qu’il avait entre-temps proposé une autre activité ou une sortie, de sa voix elle-même soudain trop haute, rapide, haletante que les fillettes imitaient et qui les banderillait si bien qu’elles finissaient souvent par s’écrouler en pleurs, rompues d’énervement et aussi, pensait Norah, du sentiment obscur que la journée, malgré les rires et les clameurs, avait été vaine, fausse, bizarre.

Oh, elle l’avait bien senti à la voix de Lucie — et Norah s’inquiétait déjà de ne pas être là-bas, ou plutôt l’inquiétude qui avait tenté de poindre à mesure qu’approchait le jour de son départ et qu’elle avait fermement muselée, elle lui donnait libre cours, non qu’il y eût quoi que ce fût d’objectivement dangereux à laisser les filles à la garde de Jakob mais l’idée l’oppressait que les valeurs de discipline, de frugalité, d’altière morale qu’il lui semblait avoir réunies dans son petit appartement, qui devaient représenter et orner sa vie même et fonder l’enfance de Lucie, soient dévastées en son absence, avec une allégresse froide, méthodique, par un homme que rien ne l’avait obligée à introduire chez elle, sinon l’amour et l’espoir.

Elle n’arrivait plus aujourd’hui à reconnaître l’amour sous la déception, elle n’avait plus l’espoir d’une vie de famille ordonnée, sobre, harmonieuse.

Elle avait ouvert sa porte et le mal était entré, souriant et doux et obstiné.

Après des années de méfiance, lorsqu’elle avait quitté le père de Lucie puis acheté cet appartement, après des années d’austère édification d’une existence honorable, elle avait ouvert sa porte à l’anéantissement de cette existence.

Honte à elle.

Elle ne pouvait le dire à personne.

Rien ne lui semblait exprimable ni compréhensible dans l’erreur qu’elle avait commise — cette faute, ce crime à l’encontre de ses propres efforts.

Ni sa mère ni sa sœur ni ses quelques amis ne pouvaient concevoir comment Jakob et sa fille Grete, tous deux prévenants et tendres, séduisants et bien élevés, travaillaient subtilement à détruire le bel aplomb qu’avait enfin trouvé la vie de Norah et Lucie ensemble, avant que Norah ouvrît complaisamment, comme si trop de défiance avait fini par l’aveugler, sa porte au mal charmant.

Comme elle se sentait seule !

Comme elle se sentait stupide et captive !

Honte à elle.

Mais quels mots pouvait-elle trouver, assez précis pour leur faire comprendre le malaise, l’indignation qu’elle avait éprouvés deux ou trois jours auparavant, lors d’une de ces scènes domestiques où s’illustraient si bien à ses yeux la vicieuse déloyauté de Jakob et la médiocrité de pensée dans laquelle elle-même était tombée, alors qu’elle avait tant aspiré à la délicatesse, à la simplicité, alors qu’elle avait si grand-peur des esprits tordus et qu’elle les avait fuis au moindre indice quand elle vivait seule avec Lucie, résolue à ne jamais exposer la petite fille à l’extravagance, à la perversité ?

Mais elle avait ignoré que le mal pouvait avoir un regard gentil, qu’il pouvait être accompagné d’une fillette exquise et prodiguer de l’amour — oh, c’est que l’amour de Jakob, impersonnel, inépuisable et vague, ne lui coûtait rien, elle le savait maintenant.

Norah s’était levée la première comme chaque matin, elle avait fait manger Grete et Lucie et les avait préparées pour l’école, et c’est alors que Jakob était sorti de la chambre pendant que Norah finissait de se coiffer dans la salle de bains, lui qui habituellement ne se réveillait que bien après leur départ à toutes trois.

Et les filles étaient en train d’attacher leurs chaussures et voilà qu’il s’était mis à les taquiner, tirant sur la boucle d’un lacet pour le défaire, chipant l’une des chaussures et courant la cacher sous le canapé avec de grands rires d’enfant moqueur, indifférent à l’heure comme au désarroi des enfants qui, d’abord amusées, lui couraient après dans l’appartement en le suppliant d’arrêter ses niches, au bord des larmes et s’efforçant pourtant de sourire car la situation était censément légère et cocasse, et il avait fallu que Norah intervienne et lui ordonne comme à un chien, de cette voix faussement douce, vibrante de colère rentrée dont elle n’usait qu’avec Jakob, de rapporter immédiatement les chaussures, ce à quoi il s’était rendu avec une telle grâce que Norah et les fillettes elles-mêmes avaient soudain eu l’air de tristes, de mesquines bonnes femmes qu’un sympathique lutin avait tenté sans succès d’égayer.

Norah savait qu’il lui faudrait maintenant se dépêcher pour ne pas être en retard au premier rendez-vous de sa journée, aussi avait-elle sèchement protesté quand Jakob avait manifesté le désir soudain de les accompagner mais les filles l’avaient soutenu et encouragé, lui, alors Norah avait baissé les bras, tout d’un coup lasse, démoralisée, et elles avaient dû attendre, avec leurs manteaux, leurs chaussures, leurs écharpes, plantées silencieuses dans l’entrée, qu’il se fût habillé, les eût rejointes, frivole et gai mais d’une manière qui semblait à Norah forcée, presque menaçante, et leurs regards s’étaient croisés à l’instant où elle jetait un coup d’œil anxieux à sa montre et elle n’avait vu dans celui de Jakob que malice cruelle et presque de la dureté sous l’éclat opiniâtrement pétillant.

Quelle sorte d’homme ai-je fait entrer chez moi ? s’était-elle demandé, prise de vertige.

Il l’avait alors entourée de son bras, l’avait serrée contre lui plus tendrement que personne ne l’avait jamais fait, et elle s’était dit encore, misérable : Qui ayant connu une fois la tendresse peut de soi-même y renoncer ?

Ils avaient ensuite pataugé dans les résidus de neige boueuse sur le trottoir, s’étaient engouffrés dans la petite voiture de Norah, glaciale, inconfortable.

Jakob s’était installé à l’arrière avec les filles ainsi qu’il en avait, pensait Norah, l’agaçante habitude (sa place d’adulte n’était-elle pas à l’avant auprès d’elle ?) et tandis qu’elle faisait chauffer le moteur elle l’avait entendu souffler aux enfants qu’elles n’avaient pas besoin d’attacher leur ceinture de sécurité.

— Tiens, pourquoi ? avait demandé Lucie avec étonnement, interrompue dans son geste.

— Parce qu’on ne va pas loin, avait-il répondu de sa voix excitée, absurde.

Les mains de Norah sur le volant s’étaient mises à trembler.

Elle avait commandé aux filles d’attacher leur ceinture immédiatement et la fureur qu’elle éprouvait contre Jakob avait durci son ton et semblé s’adresser à elles, injustice que Grete et Lucie avaient ressentie car elles avaient regardé Jakob d’un air blessé.

— On ne va vraiment pas loin, avait-il dit. Moi, en tout cas, je ne m’attache pas.

Norah avait démarré.

Elle était assurément en retard à présent, elle qui s’appliquait à ne jamais l’être.

Elle était au bord des larmes.

Elle était une femme perdue, lamentable.

Après hésitation, Grete et Lucie avaient renoncé à attacher leur ceinture et Norah n’avait rien dit, excédée qu’il cherchât toujours à lui attribuer le rôle de l’ennuyeuse ou de la méchante et cependant dégoûtée d’elle-même, se trouvant lâche, indigne.

Elle avait eu envie de jeter la voiture contre un autobus afin de lui montrer qu’il n’était pas inutile de s’attacher — mais il le savait, n’est-ce pas ?

Là n’était pas la question — où était-elle alors, et que voulait d’elle cet homme au regard clair et doux, accroché à son dos avec le poids supplémentaire de son enfant adorable, que voulait d’elle cet homme qui avait planté dans son flanc ses petites griffes indolores et dont elle ne pouvait plus, malgré ses ruades, se débarrasser ?

Voilà ce qu’elle ne pouvait ni n’osait expliquer à sa mère, à sa sœur, aux quelques amis qu’il lui restait — la trivialité de telles situations, l’étroitesse de ses réflexions, la nullité d’une pareille vie sous l’apparence accomplie à laquelle se faisaient facilement prendre mère, sœur ou amis, car terrible était le pouvoir d’enchantement de Jakob et de sa fille.

Le père de Norah s’arrêta devant l’une des cellules qui se succédaient tout au long du couloir.

Il en ouvrit la porte prudemment, se rejeta aussitôt en arrière.

— Tu vas dormir ici, dit-il.

Avec un geste vers les profondeurs du couloir, et comme si Norah avait exprimé une quelconque réticence devant cette chambre-ci :

Dans les autres, il n’y a plus de lit.

Norah alluma le plafonnier.

Des posters de joueurs de basket étaient punaisés sur chacun des murs.

— La chambre de Sony, murmura-t-elle.

Son père hocha la tête sans répondre.

Il respirait plus fort, la bouche ouverte, le dos plaqué au mur du couloir.

— Comment s’appellent les petites ? demanda Norah.

Il regarda de côté, faisant mine de réfléchir.

Il haussa les épaules.

Elle eut un petit rire choqué.

— Tu ne t’en souviens pas ?

— C’est la mère qui a choisi, ce sont des prénoms bizarres, je n’ai jamais pu les retenir.

Il rit à son tour, sans joie.

Elle lui trouva soudain, très surprise, un air désespéré.

— Qu’est-ce qu’elles font dans la journée, quand leur mère n’est pas là ?

— Elles restent dans leur chambre, dit-il abruptement.

— Toute la journée ?

— Elles ont tout ce qu’il leur faut. Elles ne manquent de rien. La fille, là, elle s’en occupe bien.

Norah voulut alors lui demander pour quelle raison il l’avait fait venir.

Mais, bien qu’elle connût assez son père pour savoir que ce ne pouvait être pour le simple plaisir de la revoir après tant d’années et qu’il devait attendre d’elle quelque chose de précis, il lui parut en cet instant si vieux, si vulnérable qu’elle retint sa question, se disant qu’il lui parlerait lorsqu’il serait prêt à le faire.

Elle ne put s’empêcher pourtant de lui dire :

— Je ne pourrai rester que quelques jours.

Et elle songeait à Jakob et aux deux filles survoltées et son ventre se contractait.

— Ah mais non, dit-il, brusquement agité, il faudra que tu restes bien plus longtemps, c’est absolument indispensable ! Bon, à demain.

Il s’esquiva dans le couloir en trottinant, claquant ses tongs sur le béton, ses hanches lourdes roulant sous le fin tissu de son pantalon.

En même temps que lui disparut l’odeur douce-amère de fleurs pourrissantes, de fleurs épanouies écrasées sous une semelle indifférente ou amèrement piétinées, et lorsque Norah enleva sa robe ce soir-là elle mit un soin particulier à l’étendre sur le lit de Sony afin que les fleurs jaunes semées avec un très léger relief sur le coton vert demeurent intactes et fraîches à l’œil et ne ressemblent en rien aux fleurs gâtées du flamboyant dont son père transportait l’odeur coupable et triste.

Elle trouva au pied du lit son sac de voyage.

Assise en chemise de nuit sur le lit de son frère recouvert d’un drap aux emblèmes de clubs de basket américains, elle promenait un regard navré sur la petite commode encombrée de babioles poussiéreuses, le bureau d’enfant au plateau bas, les ballons de basket entassés dans un coin, la plupart dégonflés ou crevés.

Elle reconnaissait chaque meuble, chaque objet, chaque poster.

Son frère avait trente-cinq ans, il s’appelait Sony et Norah ne l’avait pas vu depuis un grand nombre d’années, bien qu’il fût resté cher à son cœur.

La chambre de Sony n’avait pas le moindrement changé depuis son adolescence.

Comment était-il possible de vivre ainsi ?

Elle en frissonnait malgré la chaleur.

La nuit était très noire, parfaitement silencieuse derrière la vitre de la petite fenêtre carrée.

De l’intérieur de la maison ni de l’extérieur ne lui parvenait aucun bruit, sinon, peut-être, mais elle n’était pas sûre qu’il s’agît de cela, de temps à autre le grattement des branches de flamboyant sur le toit de tôle.

Elle attrapa son portable et composa le numéro de son appartement.

Personne.

Elle se rappela alors que Lucie avait parlé d’une sortie au cinéma, ce qui la contrariait maintenant car on était lundi et que les filles devaient se lever tôt pour aller à l’école, et elle dut se défendre contre ce pressentiment de catastrophe ou de terrible désordre qui la visitait chaque fois qu’elle n’était pas là pour voir, seulement voir car elle ne pouvait toujours intervenir, ce qui se passait.

Elle portait ces appréhensions au compte de ses défauts, non de ses faiblesses.

Car c’était trop d’orgueil que de considérer qu’elle seule savait organiser correctement la vie de Lucie et de Grete, qu’elle seule pouvait, grâce à la puissance de sa raison, de son anxiété, empêcher le désastre de franchir son seuil.

N’avait-elle pas déjà ouvert sa porte au mal souriant et débonnaire ?

L’unique moyen de compenser les effets de cette grave erreur consistait en sa présence constante, vigilante, inquiète.

Or voilà que, répondant à l’appel de son père, elle était partie.

Assise sur le lit de Sony, elle se le reprochait.

Que lui était son père, ce vieillard égoïste, comparé à sa fille ?

Qu’importait maintenant l’existence de son père quand l’équilibre de la sienne était si fragile ?

Bien qu’elle sût que c’était inutile s’il se trouvait en cet instant dans une salle de cinéma, elle composa le numéro du portable de Jakob.

Elle laissa un message faussement enjoué.

Elle voyait son visage affable, son œil clair à l’expression neutre, prudente, la ligne un peu molle de ses lèvres et la gentillesse générale de cette figure bien dessinée et elle comprenait encore assurément que tant d’aménité lui eût inspiré confiance au point qu’elle ne s’était pas attardée sur les éléments gênants de la vie de cet homme venu de Hambourg avec sa fille, sur les versions quelque peu différentes qu’il avait données des raisons de son départ pour la France, sur la brume dont il entourait son manque d’assiduité à la faculté de droit ou le fait que Grete ne voyait ni ne parlait jamais de sa mère demeurée, prétendait-il, en Allemagne.

Elle savait maintenant que Jakob ne deviendrait jamais avocat ni quoi que ce fût d’autre, qu’il ne contribuerait jamais vraiment aux frais de leur maisonnée même s’il recevait de temps à autre, de ses parents disait-il, quelques centaines d’euros qu’il dépensait aussitôt, avec ostentation, en nourriture coûteuse et vêtements superflus pour les enfants, et elle savait aussi, elle s’avouait enfin qu’elle avait tout simplement établi chez elle un homme et une fillette qu’elle devait entretenir, qu’elle ne pouvait chasser, qui l’avaient acculée.

C’était ainsi.

Elle rêvait parfois qu’elle rentrait un soir chez elle et qu’il n’y avait plus que Lucie, paisiblement gaie comme elle l’était autrefois, sans cette fièvre creuse que Jakob suscitait, et que Lucie lui annonçait tranquillement que les deux autres étaient partis pour toujours.

Car, c’était ainsi, Norah savait qu’elle n’aurait jamais la force de les mettre dehors.

Où iraient-ils, comment se débrouilleraient-ils ?

On ne pouvait faire une chose pareille.

Seul un miracle la débarrasserait d’eux, les délivrerait, songeait-elle parfois, elle et Lucie de la cohabitation avec ce couple gracieux et subtilement malfaisant.

Oh, c’était ainsi, elle était coincée.

Elle se leva, tira de son sac une trousse de toilette, sortit dans le couloir.

Si profond était le silence qu’il lui semblait l’entendre vibrer.

Elle ouvrit une porte qu’elle se rappelait pouvoir être celle de la salle de bains.

Mais c’était la chambre de son père, elle était vide, le grand lit non défait et certaine qualité d’inertie de l’air et de toute chose qui lui fit penser que la pièce n’était plus utilisée.

Elle longea le couloir jusqu’au salon, traversa celui-ci en tâtonnant.

La porte d’entrée n’était pas verrouillée.

Serrant sa trousse contre sa poitrine et sentant au creux de ses genoux le frôlement de sa chemise, elle sortit sur le seuil de la maison, ses pieds nus sur le ciment tiède foulant les fleurs invisibles tombées du grand flamboyant vers lequel elle osa enfin lever les yeux dans le vain espoir de n’y rien discerner, de n’y pas découvrir dans l’entrelacs des branches noires la tache claire, la froide luminescence du corps recroquevillé de son père dont elle croyait entendre la respiration douloureuse et forte, le souffle désolé et même les pleurs étouffés, les petits gémissements de détresse.

Brisée d’émotion, elle voulut l’appeler.

Mais par quel mot ?

Elle ne s’était jamais servie avec aisance de « papa » et ne pouvait s’imaginer criant son prénom, qu’elle connaissait à peine.

L’envie de le héler lui resta dans la gorge.

Elle le regarda un long moment osciller très faiblement au-dessus d’elle, ne pouvant distinguer son visage mais reconnaissant, agrippées à la plus grosse branche, les vieilles tongs de plastique.

Son père, cet homme fini, brillait de mille feux livides.

Quel mauvais présage !

Elle voulait fuir au plus vite cette maison funèbre, elle avait l’impression cependant qu’en ayant accepté d’y revenir et su repérer l’arbre où perchait son père, elle avait engagé sa responsabilité trop avant pour détourner le regard et rentrer chez elle.

Elle rejoignit la chambre de Sony, renonça à trouver la salle de bains tant elle craignait maintenant d’ouvrir une porte sur quelque scène ou situation qui l’exposerait au remords.

De nouveau assise sur le lit de son frère, elle soupesait son portable, méditative.

Devait-elle essayer de rappeler chez elle, au risque de réveiller les enfants si elles étaient rentrées ?

Ou s’endormir dans la conscience coupable de n’avoir rien tenté pour prévenir quelque éventuel problème ?

Elle aurait aimé entendre une nouvelle fois la voix de Lucie.

Une monstrueuse pensée la traversa, si brièvement qu’elle en oublia les termes exacts mais en ressentit toute l’horreur : entendrait-elle jamais de nouveau la voix de sa fille ?

Et si, en accourant chez son père, elle avait choisi sans le savoir entre deux camps, deux formes de vie possibles pour elle mais dont l’une excluait l’autre fatalement, entre deux attachements férocement jaloux l’un de l’autre ?

Sans plus hésiter elle composa le numéro de l’appartement, puis, comme personne ne décrochait, celui du portable de Jakob, encore vainement.

Ayant peu et mal dormi elle se leva dès l’aube, enfila sa robe verte et ses sandales et partit à la recherche de la salle de bains qu’elle trouva, en fait, juste à côté de la chambre de Sony.

Elle retourna jusqu’à la chambre des deux petites filles.

Elle poussa la porte tout doucement.

La jeune fille dormait encore.

Les deux petites, réveillées, assises toutes droites sous le drap, fixèrent sur Norah le regard sévère de leurs yeux parfaitement semblables.

Norah leur sourit, leur murmura de loin les mots tendres qu’elle disait habituellement à Lucie.

Les petites froncèrent les sourcils.

L’une d’elles cracha dans la direction de Norah, un pauvre jet de salive qui retomba sur le drap.

L’autre gonfla les joues, se préparant à l’imiter.

Norah referma la porte, non pas froissée mais mal à l’aise.

Elle se demanda si elle devait faire quelque chose pour ces fillettes esseulées, et à quel titre, celui de demi-sœur, de mère en général, d’adulte moralement responsable de tout enfant qu’il rencontre ?

Et elle sentait de nouveau son cœur gonflé d’une colère stérile contre son père, cet homme inconséquent qui n’avait de cesse, après tant d’échecs, de reprendre femme et d’engendrer des enfants dont il n’avait que faire, ses aptitudes à l’amour et aux égards pour autrui, limitées, semblant avoir été toutes consommées dans sa jeunesse au profit de sa vieille mère, morte depuis longtemps, que Norah n’avait pas connue.

Il avait, certes, montré un peu d’affection pour Sony, son fils unique.

Mais qu’avait-il eu besoin d’une nouvelle famille, cet homme sans pitié, incomplet, détaché ?

Il mangeait déjà lorsqu’elle rejoignit la grande pièce, attablé comme la veille et dans la même tenue claire défraîchie et, le front bas sur l’assiette, se bourrant de porridge, de sorte qu’elle dut attendre qu’il eût fini sa ration, se fût renversé brutalement en arrière comme après un gros effort physique, soufflant et soupirant, pour lui demander, le regardant droit dans les yeux :

— Et maintenant, que se passe-t-il ?

Son père avait, ce matin-là, le regard plus fuyant encore que d’habitude.

Était-ce parce qu’il savait qu’elle l’avait vu dans le grand flamboyant ?

Mais en quoi cela pouvait-il l’embarrasser, cet homme cynique que des postures autrement déshonorantes n’avaient jamais fait ciller ?

— Masseck ! cria-t-il d’une voix enrouée.

Puis, à Norah :

— Qu’est-ce que tu bois ? Thé, café ?

Elle donna un léger coup de poing sur la table, tout en songeant, absente, préoccupée, qu’il était l’heure pour Lucie et Grete de se lever pour l’école et que Jakob, peut-être, oublierait de se réveiller, ce qui placerait la journée entière sous le signe de la négligence et de l’échec, mais n’était-elle pas elle-même excessivement vertueuse, ponctuelle, scrupuleuse, n’était-elle pas réellement la femme assommante dont elle reprochait à Jakob de vouloir lui faire endosser le rôle ?

— Café ? lui demandait Masseck en lui proposant une tasse pleine.

— Dis-moi enfin pourquoi je suis venue, déclara-t-elle tranquillement sans quitter son père des yeux.

Masseck repartit en toute hâte.

Son père se mit alors à respirer si violemment, si difficilement que Norah bondit de sa chaise et s’approcha de lui.

Elle se tint là, gauche, elle eût volontiers repris sa question si cela avait été possible.

— Il faut que tu voies Sony, murmura-t-il avec peine.

— Où est Sony ?

— À Reubeuss.

Qu’est-ce que c’est que ça, Reubeuss ?

Il ne répondit pas.

Il respirait moins douloureusement, affalé sur sa chaise, le ventre en avant et tout enveloppé de l’odeur sirupeuse des fleurs en plénitude.

Elle vit alors, très affectée, des larmes rouler sur ses joues grises.

— C’est la prison, dit-il.

Elle fit un pas en arrière, presque un saut.

Elle s’écria :

— Qu’est-ce que tu as fait de Sony ? Tu devais prendre soin de lui !

— C’est lui qui a commis l’acte, pas moi, chuchota-t-il, presque inaudible.

— Quel acte ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Oh, mon Dieu, tu devais t’occuper de lui, l’élever convenablement !

Elle revint vers sa chaise, s’y laissa tomber.

Elle avala d’un trait le café qui était âcre, tiède et sans goût.

Ses mains tremblaient tellement qu’elle échappa la tasse sur la table de verre.

— Voilà encore une tasse de cassée, dit son père. Je passe mon temps à racheter de la vaisselle dans cette maison.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

Il se leva, secouant la tête, sa vieille face flétrie ravagée par l’impossibilité de parler.

Il croassa :

— Masseck, il va te conduire à Reubeuss.

Il s’éloignait à reculons vers la porte du couloir, lentement, comme s’il essayait de fuir sans qu’elle s’en aperçût.

Les ongles de ses pieds étaient longs et jaunes.

— C’est pour ça, demanda-t-elle calmement, qu’il n’y a plus personne ici ? Que tout le monde a quitté ta maison ?

Le dos de son père heurta la porte, il l’ouvrit derrière lui, en tâtonnant, puis détala dans le couloir.

Elle avait vu autrefois dans un pré de Normandie un vieil âne délaissé dont la corne des sabots avait poussé démesurément, l’empêchant presque de marcher.

Son père, lui, pouvait encore trotter lorsqu’il le voulait !

Sa rancune immense éclairait, affûtait son esprit.

Rien ni personne ne pourrait jamais excuser leur père de n’avoir pas tenu Sony sur la voie de la bienséance et du sérieux.

Car lorsque, trente ans auparavant, désireux de quitter leur mère et la France où il piétinait dans un médiocre emploi de bureau, il était parti brusquement en emmenant Sony alors âgé de cinq ans, en enlevant Sony en vérité puisqu’il savait qu’il n’aurait jamais obtenu de leur mère son accord pour prendre le petit garçon, lorsqu’il avait ainsi plongé Norah, sa sœur et leur mère dans un désespoir dont celle-ci ne s’était jamais vraiment remise, il s’était engagé dans une lettre laissée sur la table de la cuisine à veiller sur l’enfant mieux encore que sur sa propre vie, que sur ses affaires et son ambition, et leur mère éperdue de chagrin s’était raccrochée à cette promesse, s’était persuadée que Sony aurait un brillant avenir, des chances qu’elle n’aurait peut-être pas réussi, elle, simple coiffeuse, à lui donner.

Norah ne pouvait toujours pas se souvenir sans suffoquer du jour où elle était rentrée de l’école et avait trouvé la lettre de son père.

Elle avait huit ans, sa sœur neuf, et dans la chambre que partageaient les trois enfants les affaires de Sony avaient disparu — ses vêtements dans le tiroir de la commode, son sac de Lego, son ours.

Sa première pensée avait été de dissimuler la lettre et, par quelque moyen miraculeux, la réalité du départ de Sony et de leur père, afin que sa mère ne s’aperçût de rien.

Puis, comprenant son impuissance, elle avait tourné dans le sombre petit appartement, éblouie de peine et d’appréhension, sidérée de constater que ce qui avait été accompli, que ce qui était souffert serait accompli et souffert pour toujours et que, cette heure terrible, plus rien ne pourrait faire qu’elle n’eût pas eu lieu.

Elle avait ensuite pris le métro pour se rendre jusqu’au salon de coiffure où travaillait sa mère.

Se rappeler exactement l’instant où elle lui disait ce qui avait été accompli, ce qui serait souffert encore, trente ans plus tard elle n’en avait toujours pas la force.

Tout au plus pouvait-elle s’approcher, avec précaution, du visage hagard de sa mère assise sur le lit de Sony, lissant frénétiquement du plat de la main le dessus-de-lit en chenille bleu pâle et répétant d’une voix grêle, d’une voix de clochette : Il est trop petit pour vivre sans moi, cinq ans, c’est beaucoup trop petit.

Leur père avait téléphoné dès le lendemain de son arrivée, triomphant, plein d’entrain, et leur mère s’était évertuée à répondre de façon conciliante et presque paisible, craignant par-dessus tout que cet homme qui détestait le conflit ouvert interrompît toute relation s’il la trouvait, elle, revendicative.

Il avait permis à Sony de parler au téléphone mais avait repris le combiné quand l’enfant, entendant la voix de sa mère, s’était mis à pleurer.

Le temps avait passé et la situation inacceptable, amère, déchirante s’était diluée dans la matière des jours, fondue dans la normalité de l’existence que troublait régulièrement une lettre malhabile et convenue de Sony à laquelle Norah et sa sœur devaient répondre de manière tout aussi formelle afin que, calculait leur mère, il apparût à leur père qu’il ne risquait rien à autoriser plus de contacts.

Combien accommodante et tristement rusée s’était montrée, dans sa détresse, cette femme douce, hébétée.

Elle avait continué d’acheter des vêtements pour Sony, qu’elle pliait soigneusement dans le tiroir de la commode qui avait été celui du garçon.

— Pour quand il reviendra, disait-elle.

Mais, que Sony ne reviendrait jamais, Norah et sa sœur l’avaient su dès le début, connaissant, elles, le cœur indifférent, le cœur inattentif de leur père et son penchant à soumettre son entourage à sa froide volonté.

S’il avait décidé que Sony lui revenait de droit, il oublierait tout ce qui pouvait freiner son désir d’avoir auprès de lui son unique fils.

La violence d’un tel exil pour Sony, il la tiendrait négligeable, la souffrance de sa mère, inévitable mais passagère.

Car leur père était ainsi, un homme implacable et terrible.

Norah et sa sœur savaient, à l’époque où leur mère attendait encore le retour de Sony, qu’elle n’avait pas pris la mesure de cette intransigeance.

Leur père refuserait toujours d’envoyer le garçon en France pour les vacances.

Car il était ainsi, un homme implacable, terrible.

Les années passaient et la douloureuse complaisance de leur mère ne fut récompensée que d’une invitation à venir visiter leur frère pour Norah et sa sœur.

— Pourquoi ne veux-tu pas qu’il vienne nous voir, lui ? cria leur mère au téléphone, le visage défiguré par les pleurs.

— Parce que je sais que tu ne le laisserais pas repartir, répondit probablement leur père, tranquille, sûr de lui, légèrement ennuyé peut-être car il n’aimait pas les larmes ni les cris.

— Mais si, je te le jure !

Mais il savait qu’elle mentait, elle le savait aussi et, suffocante, ne put rien ajouter.

Que leur père ne voudrait jamais s’embarrasser des deux filles, qu’il ne tenterait rien pour les retenir auprès de lui, c’était d’une telle évidence que la mère leur permit d’aller là-bas, envoyant Norah et sa sœur comme émissaires de son immense affliction, de son amour un peu désincarné pour un garçon dont le père lui envoyait de temps à autre une photo, mal prise, toujours floue, sur laquelle Sony ne manquait jamais de sourire et qui attestait également sa bonne santé, sa beauté étonnante, la magnificence de sa garde-robe.

Car le village de vacances que leur père avait racheté en cours de construction et entièrement, luxueusement aménagé était en train de le rendre très prospère.

À Paris, dans un mouvement symétrique et contraire et comme si elle devait expier son malheur par sa dégringolade, leur mère s’enfonçait dans les problèmes d’argent, les dettes, les interminables tractations avec les organismes de crédit.

Leur père envoyait un peu d’argent, irrégulièrement et des sommes différentes à chaque fois qui devaient laisser croire, sans doute, qu’il faisait ce qu’il pouvait.

Leur père était ainsi, implacable, terrible.

Il ignorait la compassion et le remords et, la faim l’ayant tourmenté chaque jour de son enfance, il était résolu maintenant à se gorger et à faire travailler sa vive intelligence au seul bénéfice de son confort et de sa puissance et il n’éprouvait pas le besoin de se dire : Je l’ai bien mérité, car nul doute ne l’effleurait jamais quant à la légitimité de ses privilèges, de sa richesse si vite acquise.

Leur mère, elle, scrupuleuse, hésitante, désespérée, s’enferrait dans les comptes qu’elle voulait exacts et positifs mais qui, vu la maigreur de ses revenus, ne pouvaient l’être.

Elle dut changer d’appartement, elles vécurent dans un deux-pièces sur cour rue des Pyrénées, le tiroir de Sony cessa peu à peu d’être alimenté en vêtements neufs.

Les deux filles de douze et treize ans qui débarquèrent pour la première fois dans l’énorme maison de leur père, accablées de chaleur, paralysées d’émotion, apportaient ainsi avec elles de cette tristesse austère, convenable, réprimée, dans laquelle elles vivaient et qui, transparaissant dans leur courte chevelure sans apprêt, leur robe en jean achetée trop grande afin de servir longtemps, leurs rudes sandales de missionnaires, provoqua chez leur père une irrémédiable répugnance, d’autant plus qu’elles n’étaient très jolies ni l’une ni l’autre, affligées toutes deux d’acné et de kilos inutiles qui disparaîtraient avec les années mais que leur père, d’une certaine façon, verrait toujours chez elles.

Car leur père était ainsi, un homme que la laideur choquait et dégoûtait profondément.

C’est pourquoi, songeait Norah, il avait aimé Sony autant qu’il en était capable.

Leur jeune frère parut sur le seuil de la maison, non pas tombé du flamboyant encore frêle et peu élevé mais descendu d’un poney sur le dos duquel il venait de faire à pas lents le tour du jardin.

Il se tenait là, un pied en avant, vêtu d’un costume d’équitation en lin crème, chaussé de vraies bottes de cheval, sa bombe sous le bras.

Nulle odeur de fleurs pourrissantes n’enveloppait sa mince silhouette flexible et gracieuse, nulle lumière insolite n’éclairait de l’intérieur sa poitrine étroite d’enfant de neuf ans.

Il était simplement là, bras tendus vers ses sœurs, souriant, heureux, splendide, aussi étincelant et léger qu’elles étaient ternes et graves.

Et tout au long de leur séjour, pendant lequel, effarées, réprobatrices, elles goûtèrent à un luxe qu’elles n’auraient jamais pu imaginer, Sony se montra d’une gentillesse et d’une simplicité extrêmes.

À toute remarque, à toute question, il opposait un sourire tendre et quelques mots peu engageants, puis il plaisantait de telle sorte qu’elles oubliaient que remarque ni question ne recevaient jamais de réponse précise.

Il restait muet lorsqu’elles évoquaient leur mère.

Son regard se perdait dans le vide, sa lèvre inférieure tremblait un peu.

Mais cela ne durait pas, il redevenait très vite le garçon joyeux, paisible, sans prétention, le garçon satiné, presque trop doux que leur père couvait d’un regard fier et comparait de toute évidence à ses deux lourdes filles aux yeux inquiets en se disant, supposait Norah, qu’il avait bien fait de ne pas laisser Sony derrière lui, de le soustraire à la morose influence de leur mère qui avait transformé deux aimables fillettes en petites nonnes boulottes, d’autant plus qu’il n’avait toujours pas d’enfant et n’en aurait jamais de la belle femme aux lèvres dédaigneuses, à l’œil un peu exorbité qu’il avait épousée deux ou trois ans auparavant et qui traînait dans la propriété les expressions lasses ou contrariées d’une mélancolie intimidante, sans paroles.

Quand Norah et sa sœur rentrèrent au bout de trois semaines, elles étaient soulagées d’échapper à un mode de vie que leur loyauté envers leur mère se devait de réprouver (« Maman a des problèmes d’argent », avaient-elles trouvé le courage de glisser à leur père en apprenant que Sony était inscrit dans une prestigieuse école privée, à quoi il avait répondu, soupirant : « Qui n’a pas de problème d’argent, mes pauvres petites ! ») et très affectées d’abandonner Sony.

Planté sur le seuil de la maison, un pied en avant et vêtu, cette fois, d’une tenue de basketteur complète, son ballon sous le bras, il leur avait dit au revoir en souriant avec effort, immuablement gentil, soyeux, impénétrable et soumis bien qu’un frémissement agitât sa lèvre inférieure.

Leur père était là aussi, élégant et droit, ses hanches minces un peu déjetées, sous le couvert chiche du jeune flamboyant.

Il avait posé sa main sur l’épaule de Sony qui avait paru alors se recroqueviller, tenter de se blottir en lui-même, et Norah, très surprise, avait songé : Il a peur de notre père, avant de monter dans la voiture conduite par Mansour puis de rejeter cette pensée qui ne s’accordait pas avec ce qu’elle avait vu pendant leur séjour.

Car leur père, cet homme terrible, intraitable, s’était toujours montré avec Sony d’une grande prévenance.

Il avait eu, même, quelques gestes tendres.

Cependant Norah avait tenté de s’imaginer le désarroi de son frère de cinq ans lorsqu’il s’était retrouvé sur cette terre inconnue seul à l’hôtel avec leur père, ensuite dans cette demeure louée en toute hâte et rapidement investie par une nombreuse parentèle, et que la certitude avait dû lui venir peu à peu que là commençait sa nouvelle existence et qu’il n’était plus question pour lui de vivre avec sa mère et ses sœurs, dans ce petit appartement du douzième arrondissement qui avait constitué jusqu’alors tout son univers.

Elle plaignait Sony infiniment et ne l’enviait plus d’être aimé de leur père et d’avoir un poney dans son jardin.

Et leur vie à toutes trois, âpre et sombre, frugale et méritante, lui paraissait soudain libre et désirable à côté de la vie de Sony, petit captif choyé.

Leur mère, avide de nouvelles, accueillit le récit précautionneux que lui firent les deux sœurs de leurs observations dans un silence accablé.

Puis elle fondit en larmes, répétant : Alors il est perdu pour moi, perdu ! comme si l’éducation et l’aisance dont profitait Sony allaient imposer entre elle et le garçon une distance infranchissable, quand bien même elle eût réussi à le revoir.

C’est à cette période que le comportement de leur mère se transforma.

Elle quitta le salon de coiffure où elle peinait depuis une vingtaine d’années et se mit à sortir le soir et bien qu’alors ni Norah ni sa sœur n’en eussent jamais le soupçon elles comprirent des années plus tard que leur mère avait dû travailler comme prostituée et que c’était là, malgré l’enjouement qu’elle affectait, la forme particulière que prenait sa désolation.

Norah et sa sœur retournèrent une fois ou deux en vacances chez leur père.

Jamais leur mère ne voulut plus rien savoir de ce qu’elles avaient vu là-bas.

Elle s’était composé un visage dur et résolu, lissé au fond de teint, une bouche au pli sarcastique, et s’était mise à dire à tout propos, en fouettant l’air de sa main : Oh, pour ce que ça m’intéresse !

Ce nouveau visage, cette amère détermination lui permirent de rencontrer exactement le type d’homme qu’elle recherchait et elle épousa ce directeur d’une succursale bancaire, lui aussi divorcé, qui était encore son mari aujourd’hui, un homme sympathique et sans complication aux revenus très corrects, qui montra une certaine bonté pour Norah et sa sœur et les accompagna même toutes les trois rendre visite, pour la première fois ensemble, à Sony, sur l’invitation de leur père.

Leur mère n’avait jamais revu le garçon depuis qu’il était parti.

Sony avait maintenant seize ans.

Apprenant le remariage de leur mère, leur père les avait aussitôt invités, elle et son nouveau mari, et leur avait réservé à ses frais plusieurs nuitées dans le meilleur hôtel de la ville et c’était comme si, avait songé Norah, il avait attendu que leur mère refasse sa vie pour cesser de craindre qu’elle veuille emmener Sony.

Et c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent tous, pareils à une grande famille harmonieusement recomposée, Norah et sa sœur, leur mère et son mari, Sony et leur père, dans la salle à manger de l’hôtel, attablés devant des plats délicats, leur père et le mari discutant non sans gêne mais posément de la situation internationale tandis que le garçon et sa mère, assis l’un près de l’autre, se lançaient des regards furtifs, embarrassés.

Sony était, comme toujours, superbement vêtu d’un costume de lin sombre, sa peau était fine et douce, ses cheveux taillés en afro courte.

Leur mère avait sa nouvelle figure figée, sa bouche un peu tordue, son casque de cheveux laqués blond-blanc et Norah voyait qu’elle prenait garde, en interrogeant Sony sur son collège et ses matières de prédilection, de ne pas faire de fautes de syntaxe ou de grammaire, car elle pensait Sony bien plus instruit qu’elle, plus raffiné, et elle en était humiliée et malheureuse.

Leur père les regardait avec un air de contentement soulagé, comme s’il avait enfin convaincu de se réconcilier deux ennemis de longue date.

Est-ce vraiment, se demandait Norah ébahie, hargneuse, ce qu’il pense à présent ?

Est-il parvenu à se persuader que c’est Sony et notre mère qui ont refusé de se rencontrer pendant toutes ces années ?

Leur père, longtemps auparavant, avait répondu un jour au téléphone à leur mère qui, anéantie de chagrin, lui disait qu’elle allait emprunter l’argent du billet d’avion et aller voir son fils chez lui, puisqu’il refusait d’envoyer Sony en vacances chez elle : Si je te vois débarquer, je lui tranche la gorge et la mienne après sous tes yeux.

Mais était-il homme à se trancher la gorge ?

Il était là maintenant, présidant la tablée, charmant, superbe, d’une exquise politesse, et ses yeux sombres et froids luisaient d’affection et d’orgueil quand il les posait sur l’adorable visage de Sony.

Norah remarqua que son frère ne considérait jamais personne directement.

Son regard affable, impersonnel allait d’un visage à l’autre sans s’arrêter sur aucun et il fixait avec attention, lorsqu’on lui parlait, quelque point invisible de l’espace, sans pour autant cesser de sourire ni de donner à ses traits une expression d’intérêt formel pour tout ce qu’on pouvait lui dire.

Il évitait particulièrement de se laisser surprendre, attraper, songeait Norah, par le regard de leur père.

Même ainsi, même quand leur père le contemplait et que Sony regardait ailleurs, il semblait se retirer, se lover dans les profondeurs de son être où là seulement il était à l’abri de tout jugement ou sentiment le concernant.

Il échangea quelques mots avec le mari de sa mère, puis encore avec celle-ci, péniblement car elle était arrivée au bout de ce qu’elle osait lui demander.

Le déjeuner fini, ils se séparèrent et bien qu’il restât quelques jours avant le départ, Sony et leur mère ne se revirent plus et leur mère n’évoqua plus jamais Sony.

Leur père avait organisé un fastueux programme touristique, engagé pour leur mère et son mari un guide et un chauffeur et même offert quelques nuits de plus dans l’un des bungalows de son village de vacances, à Dara Salam.

Mais leur mère refusa tout cela, elle renvoya le guide et la voiture et fit avancer la date de leur retour.

Elle ne quitta plus l’hôtel, passant de sa chambre à la piscine en souriant à la manière de Sony, machinale et lointaine, très calme, et Norah et sa sœur se chargèrent de promener le mari à qui tout faisait plaisir et qui ne se plaignait de rien, et, le dernier soir, ne sachant plus où aller, elles l’emmenèrent avec elles dîner chez leur père où les deux hommes bavardèrent jusqu’à deux heures du matin, se quittèrent avec regret, promirent de se revoir.

Norah en avait éprouvé une grande irritation.

— Il s’est bien moqué de toi, dit-elle au mari sur le chemin de l’hôtel, avec un petit ricanement entendu.

— Pourquoi ? Pas du tout, il est très sympa, ton père !

Et Norah s’était aussitôt reproché sa méchante réflexion, se disant qu’il était au vrai très possible que leur père eût sincèrement apprécié la compagnie du mari et qu’elle leur en voulait simplement à tous deux de paraître faire si peu de cas de l’immense affliction de sa mère, se disant qu’elle avait eu l’idée malséante d’amener le mari chez leur père dans l’obscur espoir sans doute d’un affrontement grandiose au terme duquel Sony et sa mère seraient vengés et leur père confondu, sa cruauté démasquée et par lui-même avouée, mais n’aurait-elle pas dû comprendre que ce mari idéal n’était pas l’homme d’une telle situation ?

Jusqu’à présent, leur mère n’avait plus jamais revu Sony, ne lui avait jamais écrit ni téléphoné, n’avait plus jamais prononcé son nom.

Elle s’était installée dans un pavillon de la grande banlieue avec son mari et il semblait à Norah, qui lui amenait de temps en temps Lucie, que leur mère n’avait pas cessé de sourire depuis ce voyage, de ce sourire lâche, comme éloigné de son visage, flottant légèrement devant elle, qu’elle avait ravi à Sony et qui protégeait sa peine.

Norah continuait de lui transmettre les quelques nouvelles qu’elle recevait de Sony ou de leur père — les études de Sony à Londres, son retour chez leur père quelques années plus tard —, mais elle avait souvent l’impression que sa mère, souriant toujours, hochant la tête, s’efforçait de ne pas l’entendre.

Norah lui parla alors de moins en moins de Sony, puis plus du tout lorsqu’il s’avéra que son frère, après des études brillantes, était allé s’échouer chez leur père où il menait une vie incompréhensible, oisive, passive, solitaire.

Oh, certes son cœur s’était serré bien des fois quand elle pensait à Sony.

N’aurait-elle pas dû aller le voir plus souvent ou l’obliger, lui, à venir ?

N’était-il pas, malgré l’argent et les facilités, un pauvre garçon ?

Norah, elle, s’était débrouillée seule pour devenir avocate, elle avait trimé dur et vécu difficilement.

Personne ne l’avait aidée et ni son père ni sa mère ne lui avaient signifié qu’ils étaient fiers d’elle.

Et cependant elle n’avait plus de ressentiment et se reprochait même de n’être pas allée, d’une manière ou d’une autre, au secours de Sony.

Et qu’aurait-elle pu faire ?

Un démon s’était assis sur le ventre du garçon de cinq ans et ne l’avait plus quitté depuis.