Comme il l’avait conduite, dans le cœur de la ville, jusqu’à une pompe afin qu’elle pût ôter de sa blessure le sable qui s’y était collé, puis lui avait expliqué qu’il avait déjà tenté plusieurs fois de partir, que de menues ou graves circonstances imprévues l’avaient toujours empêché de réussir (ainsi, la veille, le délabrement de la barque l’avait fait renoncer) mais qu’il avait maintenant un savoir suffisant de ces occurrences pour espérer les contrer ou les esquiver ou les accepter sans peur et qu’elles ne pouvaient être innombrables et qu’il pensait les avoir toutes expérimentées ou pénétrées par l’esprit, Khady reconnut tout simplement qu’il était au courant de choses qu’elle ne pouvait pas même se représenter et qu’en demeurant avec lui elle profiterait et s’emplirait de ces connaissances, au lieu de parcourir par ses propres moyens l’inconcevable chemin jusqu’à celles-ci.
Combien remarquable était à ses propres yeux qu’elle ne se fût pas dit : Qu’est-ce que je peux faire d’autre, de toute façon, qu’aller avec ce gars ? mais qu’elle eût pensé tirer profit de cette association.
Éblouie de douleur, elle nettoya la déchirure de son mollet.
Les deux morceaux de chair étaient nettement séparés.
Elle déchira une lanière dans le tissu du pagne qui lui servait de baluchon puis l’enroula bien serrée autour de son mollet afin de fermer les deux bords de la plaie.
Tout au long des jours qui suivirent, statiques et lourds, l’air resta grisâtre, et la luminosité était intense cependant, comme si la mer aux tons de métal scintillant diffusait son éclat plombé.
Il semblait à Khady qu’il lui était accordé un suspens afin qu’elle pût s’imprégner d’une quantité d’informations telle qu’elle n’en avait encore jamais assimilé en vingt-cinq ans d’existence, et cela discrètement, sans avoir pratiquement l’air de rien apprendre, une prudence instinctive la retenant de montrer à Lamine l’étendue de son ignorance.
Il l’avait ramenée dans la cour d’où leur groupe était parti.
De nombreuses personnes s’y trouvaient de nouveau réunies et le garçon allait de l’une à l’autre en proposant de l’eau ou de la nourriture qu’il filait ensuite chercher dans la ville.
Ce qu’il rapportait pour Khady et pour lui, sandwiches à l’omelette, bananes, poisson grillé, il ne lui demanda jamais de le payer et Khady ne le proposa pas car elle avait pris le parti de ne parler de rien qui n’ait encore été mentionné, se contentant de réponses brèves à des questions tout aussi laconiques, et ainsi ne parlant pas d’argent comme Lamine n’en parlait pas, le questionnant en revanche avec une avidité contenue dès qu’il évoquait son voyage et les moyens de le réaliser, une insistance à laquelle elle tâchait de donner quelque chose de morne, de contraint, d’ennuyé, et elle sentait alors son visage se couvrir du voile de maussaderie impénétrable à l’abri duquel, dans la famille de son mari, elle avait déroulé ses non-pensées tièdes et blêmes.
Oh, son esprit travaillait vite, à présent !
Il lui arrivait, à son esprit, de s’embrouiller, comme grisé par ses propres compétences.
Il ne savait plus très bien alors si cette jeune figure fervente là devant était celle du mari de Khady ou d’un inconnu prénommé Lamine ni les raisons exactes pour lesquelles il lui fallait ne rien oublier de ce qui sortait de cette bouche à l’haleine chaude, presque fiévreuse, et une tentation le prenait de se vider, de retourner à l’état d’avant, quand rien d’autre ne lui était demandé que de ne se compromettre en nulle affaire de la vie réelle.
Mais il ne s’agissait que de très brefs moments.
Khady mémorisait puis, la nuit venue, allongée dans la cour, classait les nouvelles informations par rang d’importance.
Ce qu’il convenait de garder toujours présent à l’esprit : le voyage pouvait durer des mois, des années, ainsi que cela s’était passé pour un voisin de Lamine qui n’avait gagné l’Europe (ce que c’était exactement que cela, l’Europe, et où cela se trouvait, elle remettait à plus tard de l’apprendre) qu’au bout de cinq ans après son départ de la maison.
Ceci encore : il était impératif d’acheter un passeport, Lamine connaissait une filière sûre.
Et puis : le garçon se refusait maintenant à partir sur la mer depuis cette côte.
Le trajet serait plus long, beaucoup plus long, mais il passerait par le désert et arriverait à un certain endroit qu’il faudrait escalader pour se retrouver en Europe.
Et puis, et puis, avait dit Lamine à plusieurs reprises, son visage lisse et creux, luisant de sueur, soudain fermé, buté, il lui était indifférent de mourir s’il fallait même envisager de payer de ce prix la poursuite d’un tel but, mais vivre comme il avait vécu jusqu’à présent, il ne le voulait plus.
Bien que Khady exclût spontanément des données essentielles tout ce qui touchait à l’existence du garçon auparavant, bien qu’elle tâchât de ne plus l’écouter lorsqu’elle avait l’impression que cela ne lui serait pas utile, ne ferait que l’attrister ou l’embarrasser, voire, inexplicablement, l’emplir d’une douleur sourde comme s’il ravivait ainsi ses plus vieux souvenirs à elle plus encore que les siens, elle ne put empêcher sa mémoire de retenir qu’une belle-mère, nouvelle femme de son père après la mort de sa mère, avait battu Lamine à le rendre fou, des années durant.
Le garçon souleva son tee-shirt pour lui montrer dans son dos des traces rosâtres, légèrement boursouflées.
Il était allé au lycée, il avait échoué deux fois au bac.
Mais il avait, oh, de l’ambition pour ses études, il rêvait d’être ingénieur, qu’est-ce que cela voulait dire ? se demanda Khady malgré elle car elle ne voulait pas s’y intéresser.
Lorsqu’au bout de quelques jours elle entreprit de retirer le tissu qui protégeait son mollet, il collait si fortement à la plaie qu’elle dut l’arracher, provoquant dans tout le muscle une telle douleur qu’elle ne put retenir un cri.
Elle enroula serré une autre bande de tissu propre.
Elle marchait d’un coin à l’autre de la cour en boitillant et s’efforçait de s’habituer et de dresser son corps à cette entrave afin que cette nouvelle situation, le pas ralenti et la douleur continue, devînt une part d’elle-même qu’elle pourrait oublier ou négliger, reléguée parmi les circonstances, comme les histoires pénibles du passé de Lamine, qui, ne pouvant servir, risquaient seulement de freiner ou de dévier le développement encore jeune, incertain de ses pensées en y insinuant des éléments de trouble, d’incontrôlable souffrance.
De la même façon laissait-elle son regard glisser sur les visages des gens qui arrivaient chaque jour nombreux dans la cour — et son regard, elle le sentait, était neutre, froid, privé du moindre encouragement à lui adresser la parole, non qu’elle redoutât qu’on lui demande quelque chose (cela, elle ne le redoutait nullement) mais parce que son esprit s’affolait à la simple perspective qu’on pût lui raconter des existences douloureuses, compliquées, longues et difficiles à comprendre pour elle, Khady, qui manquait des principes que semblaient posséder naturellement les autres pour interpréter les choses de la vie.
Un jour le garçon l’emmena par les rues étroites, au sol sableux, dans l’échoppe d’un coiffeur à l’arrière de laquelle une femme prit des photos du visage de Khady.
Quelques jours encore après il revint avec un carnet bleu usé, plissé, qu’il donna à Khady en lui disant qu’elle s’appelait maintenant Bintou Thiam.
Les yeux du garçon avaient un air de fierté, de triomphe et d’assurance qui alerta légèrement Khady.
Elle se sentit fugacement redevenir faible, tributaire de la détermination et des connaissances d’autrui comme des intentions indécelables qu’on nourrissait à son propos, et la tentation l’effleura, par fatigue de vivre, de se résoudre à cette subordination, de ne plus réfléchir à rien, de laisser de nouveau sa conscience voguer dans le flux laiteux des songes.
Un peu écœurée, elle se reprit.
Elle remercia le garçon d’un hochement de tête.
Elle avait dans le mollet des élancements terribles qui la rendaient distraite.
Mais, bien qu’elle fût toujours décidée à ne pas parler d’argent avant lui, elle ne pouvait plus ignorer cette question, et que Lamine eût acheté pour elle un passeport, qu’il se comportât comme s’il était évident qu’elle n’avait pas d’argent ou que, d’une façon ou d’une autre, elle paierait plus tard, cela l’inquiétait au point qu’elle souhaitait parfois le voir disparaître, s’évaporer de sa vie.
Elle s’attachait cependant à son visage fervent, à sa voix adolescente.
Elle se surprenait à le regarder avec plaisir, presque un tendre amusement lorsque, sautillant dans la cour comme ces oiseaux légers aux longues pattes grêles qu’elle se rappelait avoir vus, enfant, sur la plage et dont elle pensait maintenant qu’elle ignorait le nom (car elle pouvait envisager maintenant que toute chose eût un nom et qu’elle l’ignorât, elle réalisait, gênée, avoir cru que ce qu’elle connaissait avait seul un nom), il passait d’un groupe à l’autre, œuvrant à ses affaires avec une fougue innocente, enfantine, qui inspirait confiance.
Il était habité d’une intuition particulière.
Elle commençait à trouver le temps long mais n’eût pas pensé un instant à s’en plaindre, quand il lui annonça qu’ils partaient le lendemain, et c’était comme si, songea-t-elle, il avait deviné l’ennui qu’elle s’était mis à éprouver sans trop s’en rendre compte et avait décidé qu’il s’agissait d’une mauvaise chose — mais pourquoi cela ?
Quelle importance cela pouvait-il avoir pour lui ?
Oh, certes, elle avait de l’amitié pour le garçon.
Ce soir-là, dans l’obscurité de la cour où ils étaient allongés, elle sentit qu’il se rapprochait d’elle, hésitant, incertain de sa réaction.
Elle ne le repoussa pas, elle l’encouragea en se tournant vers lui.
Elle souleva son pagne, fit glisser sa culotte en enroulant soigneusement les billets dans le tissu, la serra sous sa tête.
Voilà des années qu’elle n’avait pas fait l’amour, pas une fois depuis que son mari était mort.
Et tandis qu’elle caressait prudemment le dos bourrelé du garçon et s’étonnait dans le même temps de la légèreté extrême de son corps et de la douceur, de la délicatesse presque excessives (car elle sentait à peine qu’il était là) avec lesquelles il bougeait en elle, lui revenaient comme par réflexe, rappelées aussitôt par cette sensation d’un corps sur le sien et bien que celui-là fût si différent du corps dense et lourd de son mari, les prières d’enfantement qu’elle n’avait cessé de murmurer à l’époque et qui l’avaient tenue à l’écart de tout plaisir possible, qui l’avaient détournée de la concentration nécessaire à toute recherche de jouissance.
Elle les chassa farouchement.
Une sorte de bien-être, de confort physique l’envahit alors — rien de beaucoup plus vif que cela, rien qui ressemblât à ce dont parlaient entre elles, avec des soupirs et de petits rires, ses belles-sœurs, mais Khady en fut heureuse et reconnaissante au garçon.
Quand il se dégagea il heurta durement, par inadvertance, son mollet.
Une explosion de douleur ravagea la conscience de Khady.
Elle haletait, à demi évanouie.
Elle entendait les murmures inquiets de Lamine à son oreille, elle songeait, souffrant au point qu’elle en était presque détachée et comme surprise, étrangère à elle-même qui souffrait si violemment, elle songeait : Qui s’est jamais soucié de moi comme il le fait, ce garçon si jeune, j’ai de la chance, vraiment, de la chance…
Ils montèrent avant l’aube dans un camion au plateau découvert où s’entassait déjà tellement de monde qu’il parut impossible à Khady de trouver le moindre espace où se loger.
Elle se percha sur un tas de ballots, à l’arrière du camion, à grande hauteur au-dessus des roues.
Lamine lui recommanda de s’agripper fermement aux ficelles des paquetages afin de ne pas tomber.
Il était assis tout contre elle, à cheval sur une caisse, et Khady pouvait sentir l’odeur acide, légère de sa sueur qui s’unissait à la sienne par l’intermédiaire de leurs bras collés l’un à l’autre.
— Si tu tombes, le chauffeur ne s’arrête pas et tu meurs dans le désert, lui souffla le garçon.
Il lui avait confié une gourde de cuir remplie d’eau tiède.
Khady l’avait vu donner tout un paquet de billets au chauffeur en expliquant qu’il payait pour elle également, puis il l’avait aidée à grimper dans le camion, incapable qu’elle était, avec sa jambe qui lui semblait être devenue si lourde, de se hisser toute seule.
L’exaltation réprimée, dissimulée sous des gestes pointilleusement précis (comme celui de vérifier de multiples fois si le bouchon de la gourde était bien serré) et des recommandations répétées, rabâchées d’une voix basse et lente (Accroche-toi, si tu tombes, le chauffeur ne s’arrête pas et tu meurs dans le désert), qu’elle devinait pourtant à d’infimes tressaillements sur le visage de Lamine, cette ardeur légèrement enivrée l’avait gagnée, de telle sorte qu’elle n’était pas effrayée ni humiliée de se voir assistée par le garçon dans les gestes les plus simples et que ce soutien qu’il lui apportait, ces deux mains qu’il avait entrecroisées afin qu’elle y posât le pied puis qu’il avait élevées vigoureusement pour lui faire atteindre le haut du camion, ne remettait nullement en cause l’idée qu’elle avait maintenant de sa propre indépendance, de son affranchissement d’une quelconque volonté d’autrui la concernant, de même qu’elle s’attachait à ne voir dans l’argent que Lamine donnait pour elle au chauffeur rien qui fût en rapport avec sa propre responsabilité.
Cela ne devait avoir, pour Khady Demba, aucune conséquence.
S’il plaisait à Lamine de jouer un rôle crucial dans l’avènement de sa liberté, elle lui en avait de la gratitude — oui, son affection pour le garçon était grande et sincère mais ne la rendait comptable de rien.
La tête lui tournait un peu.
L’intense douleur, qui ne s’apaisait jamais à présent, se mêlait à la joie, et c’était comme si cette dernière l’élançait violemment elle aussi.
Quand le camion s’ébranla, la secousse lui fit perdre l’équilibre.
Lamine la retint de justesse.
— Tiens bon, tiens bon, lui cria-t-il à l’oreille, et elle pouvait voir de près sa figure maigre et creuse rosie par la lumière de l’aube, ses lèvres pâles, gercées qu’il humectait d’innombrables coups de langue, ses yeux un peu fous, un peu hagards, pareils, songea-t-elle, à ceux qu’elle avait vus un jour, sombres et affolés, d’un grand chien jaunâtre que des femmes du marché avaient acculé contre un mur et auquel, armées de bâtons, elles s’apprêtaient à faire payer le vol d’un poulet — pareils à ces yeux de chien emplis d’une terreur innocente qui avaient croisé le regard de Khady et avaient alors atteint son cœur refroidi, engourdi, un instant l’avaient fait vibrer de sympathie et de honte.
Était-ce pour elle que Lamine avait eu si grand-peur ?
Elle s’écarta très légèrement de ce visage enflammé, oh, elle en sentait la chaleur presque insupportable sur sa peau.
Cramponnée aux ficelles, elle regarda s’espacer puis disparaître les dernières maisons le long de la route.
Était-ce pour elle qu’il avait eu si grand-peur ?
Elle devait se rappeler, sans amertume, avec une sèche tristesse, les attentions que Lamine avait eues à son égard.
Tout cela, elle se le rappellerait sans jamais penser néanmoins qu’il avait cherché à la tromper, et cette tristesse distante qu’elle éprouverait en resongeant à l’inquiétude qu’il avait eue pour elle le concernerait lui bien plus qu’elle — c’est la destinée du garçon qui l’affecterait jusqu’à tirer de ses yeux deux larmes parcimonieuses et froides, tandis qu’elle jugerait de son propre sort avec neutralité, presque détachement, comme si, elle, Khady Demba, n’ayant jamais misé sur la vie la même somme d’espoir que Lamine, n’avait pas lieu de se plaindre d’avoir tout perdu.
Elle n’avait pas perdu grand-chose, penserait-elle — et pensant également, avec cette impondérable fierté, cette assurance discrète et inébranlable : Je suis moi, Khady Demba, alors que, les muscles des cuisses endoloris, la vulve gonflée et douloureuse et le vagin brûlant, irrité, elle se relèverait maintes fois par jour de l’espèce de matelas, morceau de mousse grisâtre et puant qui serait pour de si longs mois son lieu de travail.
Elle n’avait pas perdu grand-chose, penserait-elle.
Car jamais, au plus fort de l’affliction et de l’épuisement, elle ne regretterait la période de sa vie où son esprit divaguait dans l’espace restreint, brumeux, protecteur et annihilant des songes immobiles, au temps où elle vivait dans sa belle-famille.
Elle ne regretterait pas davantage l’époque de son mariage, quand chaque pensée n’était faite que de l’attente d’une grossesse.
Au vrai, elle ne regretterait rien, immergée tout entière dans la réalité d’un présent atroce mais qu’elle pouvait se représenter avec clarté, auquel elle appliquait une réflexion pleine à la fois de pragmatisme et d’orgueil (elle n’éprouverait jamais de vaine honte, elle n’oublierait jamais la valeur de l’être humain qu’elle était, Khady Demba, honnête et vaillante) et que, surtout, elle imaginait transitoire, persuadée que ce temps de souffrance aurait une fin et qu’elle n’en serait certainement pas récompensée (elle ne pouvait penser qu’on lui devait quoi que ce fût pour avoir souffert) mais qu’elle passerait simplement à autre chose qu’elle ignorait encore mais qu’elle avait la curiosité de connaître.
Quant à l’enchaînement des situations qui les avait amenés là, elle et Lamine, elle l’avait en tête précisément et s’efforçait, calmement, froidement, de le comprendre.
Après une journée et une nuit de route, le camion s’était arrêté à une frontière.
Tous les voyageurs étaient descendus, s’étaient rangés en file et avaient présenté leur passeport à des militaires qui criaient un mot, un seul, que Khady avait compris bien qu’il ne fût pas de sa langue.
Argent.
À ceux qui levaient leurs mains, paumes en l’air, pour signifier qu’ils n’avaient rien ou qui sortaient trop peu de leur poche, ils assenaient de tels coups de matraque que certains tombaient à terre où ils demeuraient, inconscients, parfois rossés encore par un soldat que ses efforts pour cogner, le travail que cela lui demandait, semblaient étourdir de fureur.
Khady s’était mise à trembler de toute sa chair.
Lamine, debout près d’elle, lui avait pressé la main.
Elle pouvait voir la mâchoire du garçon tressauter comme si ses dents claquaient derrière ses lèvres serrées.
Il avait tendu son passeport au militaire et quelques billets roulés en montrant Khady, puis lui-même.
L’homme avait pris les billets du bout des doigts, avec mépris.
Il les avait jetés à terre.
Il avait lancé un ordre et un soldat avait frappé Lamine dans le ventre.
Plié en deux, le garçon était tombé à genoux, sans un mot, sans un geignement.
Le soldat avait sorti un couteau, soulevé l’un des pieds de Lamine et d’un coup de lame avait fendu la semelle du garçon.
Il avait passé un doigt dans la fente, puis il avait fait de même avec l’autre chaussure.
Et quand Lamine, presque aussitôt, comme si le danger était plus grand de rester prostré que de faire face à son ennemi, s’était remis debout, chancelant, ses genoux osseux cognant l’un contre l’autre, Khady avait pu voir deux filets de sang couler de sous ses chaussures, aussitôt bus par la poussière.
Celui des militaires qui commandait aux autres s’était alors approché d’elle.
Khady avait tendu le passeport que Lamine avait fait faire pour elle.
L’esprit limpide quoiqu’elle ne pût empêcher son corps entier de grelotter, elle avait glissé la main dans la ceinture de son pagne, avait tiré la maigre liasse de billets qui, serrée par l’élastique de sa culotte, détrempée de sueur, ressemblait à un bout de chiffon verdâtre, l’avait posée délicatement, respectueusement dans la main de l’homme tout en collant son épaule à celle de Lamine pour bien montrer qu’ils étaient ensemble.
Cela faisait maintenant plusieurs semaines, elle ne savait au juste combien, qu’ils étaient échoués dans cette ville du désert, non pas celle où le soldat avait entaillé la plante des pieds de Lamine mais une autre, plus éloignée de leur point de départ, où les avait conduits le camion une fois passé ce premier contrôle.
Ceux des voyageurs qui avaient encore de l’argent, qu’ils l’eussent dissimulé très habilement ou que, pour d’obscures raisons, ils n’eussent pas été fouillés ni battus, avaient pu continuer la route en payant une nouvelle fois le chauffeur.
Mais elle, Khady Demba, Lamine et quelques autres, avaient dû s’arrêter là, dans cette ville envahie par le sable, aux maisons basses couleur de sable, aux rues et aux jardins de sable.
Affamés, épuisés, ils s’étaient allongés pour dormir devant l’espèce de gare routière où les avait abandonnés le camion.
D’autres camions attendaient, prêts à repartir avec leur chargement de passagers.
Quand ils s’étaient réveillés à l’aube, tout engourdis de froid, le sable les avait recouverts entièrement et le mollet de Khady lui causait une telle souffrance qu’il lui semblait, par flashes, que cela ne pouvait être réel, soit qu’elle fût en train de se débattre dans le plus cruel cauchemar de son existence, soit qu’elle fût déjà morte et dût comprendre que c’était cela, sa mort, une insoutenable et pourtant durable, permanente douleur physique.
Le tissu dont elle avait bandé son mollet plusieurs jours auparavant s’était comme incrusté dans la plaie.
Il était humide sous les grains de sable, imprégné d’un suintement rougeâtre, nauséabond.
Elle n’eut pas la force de l’enlever bien qu’elle sût qu’elle aurait dû le faire — tout juste trouva-t-elle assez de courage pour bouger doucement sa jambe raidie, parcourue de fourmillements.
Elle finit par se lever, secoua le sable de ses cheveux, de ses vêtements.
Elle fit quelques pas en claudiquant.
Des formes couvertes de sable remuaient sur le sol.
Elle revint vers Lamine qui s’était assis et qui, déchaussé, le visage inexpressif, regardait la plante de ses pieds que le couteau du soldat avait fendue en même temps que les semelles.
Une croûte de sang séché traçait une ligne sombre sur la peau racornie, fendillée.
Elle savait que le garçon avait mal mais qu’il ne le montrerait pas ni ne parlerait jamais de ses blessures, elle savait aussi qu’à son regard interrogateur il ne répondrait que par une expression volontairement morne qui masquerait son humiliation (oh, comme il était humilié, comme elle en était désolée pour lui et navrée de ne pouvoir à sa place endosser l’humiliation, elle qui savait supporter cela, qui en était profondément si peu affectée), car quelle explication convaincante pourrait-il lui donner sinon de cet échec, en tout cas d’un tel ralentissement, si tôt survenu, de leur périple, lui qui l’avait assurée tout connaître à présent des obstacles et des dangers de la route ?
Elle savait bien cela, elle le comprenait et l’acceptait — cette mortification qui vidait son regard, le rendait, lui, inaccessible, si différent du garçon intense et amical qu’il avait été.
Le comprenant, elle ne lui en tenait pas rigueur.
Ce qu’elle ignorait à ce moment-là, ce qu’elle n’avait pas encore les moyens d’envisager et qui se découvrirait peu à peu à son entendement, c’est que le garçon était grandement et doublement humilié, à la fois de ce qu’il s’était passé la veille et, a priori, de quelque chose qui n’était pas encore arrivé et dont l’esprit non pas naïf mais inexpérimenté de Khady n’avait pas encore l’intuition mais dont le garçon savait, lui, que cela arriverait, voilà pourquoi, comprendrait Khady plus tard, il avait eu honte devant elle, honte de savoir et qu’elle ne sût pas et honte de la chose elle-même, voilà pourquoi toute la personne du garçon s’était retirée loin d’elle, durcie dans l’épouvante et ne voulant avoir, avec l’innocence de Khady, nulle affaire.
Lui avait-il dit, par la suite, quoi que ce fût de précis ?
Elle ne s’en souviendrait pas exactement.
Il lui semblerait cependant que non.
Simplement ils avaient erré, boitant l’un et l’autre de deux manières différentes (le garçon s’efforçant de ne poser sur le sol que la tranche extérieure de ses pieds, elle, Khady, évitant de prendre appui sur sa jambe malade et avançant par sautillements irréguliers) par les rues accablées d’une chaleur sèche et poussiéreuse, sous le ciel jaunâtre, couleur de sable, scintillant.
Les cheveux ras de Lamine, son visage et ses lèvres craquelées étaient encore couverts de sable.
Hébétés, et pour échapper à l’espace sans ombre, ils s’étaient réfugiés dans une gargote aux murs de terre, sans fenêtre, où, dans la demi-obscurité, ils avaient mangé des morceaux de chèvre grillés durs et filandreux et bu du coca, sachant tous les deux qu’ils n’avaient plus même pour payer cette austère nourriture le moindre argent et Lamine se retranchant dans ce détachement âpre, déchirant à l’abri duquel, seul avec son indignité, il pouvait, croyait-il peut-être, empêcher celle-ci de contaminer Khady, lui qui savait ce qu’il adviendrait et elle, croyait-il peut-être, l’ignorant encore — mais elle l’avait pressenti alors que, achevant de mastiquer un dernier morceau de viande qu’elle fit passer avec une dernière goulée de soda, et ses yeux croisant les yeux hostiles, à demi clos, de la femme qui les avait servis, qui, affalée sur une chaise dans le coin le plus obscur, les scrutait, elle et le garçon, en respirant bruyamment, elle s’était demandé comment ils allaient maintenant s’acquitter de ce qu’ils devaient et qu’à sa façon le regard appréciateur, inquisiteur, inamical de la femme lui avait répondu.
Elle s’attacherait férocement à cette conviction, pendant toute cette période, que la réalité de la seule douleur physique était à prendre en compte.
Car son corps souffrait en permanence.
La femme la faisait travailler dans une pièce minuscule qui donnait sur une cour à l’arrière de la gargote.
Sur le sol au dur carrelage, un matelas de mousse.
Khady s’y trouvait allongée la plupart du temps, vêtue d’une combinaison beige, quand la femme introduisait un client, généralement un homme jeune à l’allure misérable, lui aussi échoué dans cette ville où il survivait comme boy, et qui jetait souvent en entrant dans la pièce torride, étouffante, des coups d’œil effarés autour de lui, comme pris au piège de ce qui était à peine, songeait Khady, son propre désir mais les manœuvres de la tenancière qui tâchait d’amener là chaque client de sa gargote.
La femme s’en allait en fermant la porte à clé.
L’homme alors baissait son pantalon dans une hâte presque inquiète, comme s’il s’agissait d’en finir au plus vite avec quelque obligation pénible et vaguement menaçante, il s’allongeait sur Khady qui écartait le plus possible sa jambe malade, bandée de frais chaque jour par la femme, afin d’éviter tout heurt, et alors qu’il la pénétrait en laissant échapper souvent une plainte étonnée, car la récente démangeaison qui enflammait et desséchait le vagin de Khady échauffait aussitôt le sexe du client, elle rassemblait toutes ses forces mentales pour contrer les multiples attaques de la douleur qui assaillait son dos, son bas-ventre, son mollet, pensant : Il y a un moment où ça s’arrête, et sentant rouler sur son cou, sur sa poitrine à demi cachée par la bordure en dentelle de la combinaison, la sueur abondante de l’homme qui se mêlait à la sienne, pensant encore : Il y a un moment où ça s’arrête, jusqu’à ce que l’homme, laborieusement, eût terminé et, dans une exclamation de douleur et de déception, promptement se fût retiré d’elle.
Il cognait à la porte et ils entendaient tous deux les pas lents et lourds de la femme qui venait ouvrir.
Certains clients rouspétaient, protestant qu’ils avaient mal, que la fille n’était pas saine.
Et Khady songeait, surprise : La fille, c’est moi, presque amusée qu’on pût la dénommer ainsi, elle qui était Khady Demba dans toute sa singularité.
Elle demeurait étendue un moment encore après le départ des deux autres.
Les yeux grands ouverts, le souffle lent, elle détaillait, très calme, les fissures des murs rosâtres, le plafond de tôle, la chaise de plastique blanc sous laquelle elle avait rangé son ballot.
Parfaitement immobile, elle entendait battre sourdement, calmement, son propre sang à ses oreilles et, si elle remuait tant soit peu, le bruit de succion de son dos mouillé sur le matelas tout imbibé de sueur et l’infime clapotement dans sa vulve brûlante, et elle sentait refluer doucement la douleur et la vaincre la puissance juvénile, impétueuse de sa constitution solide et volontaire, et elle pensait, calme, presque sereine : Il y a un moment où ça s’arrête, si calme, si sereine que lorsque la femme revenait non pas seule comme elle le faisait habituellement, pour la laver, la soigner et lui donner à boire, mais en compagnie d’un autre client qu’elle faisait entrer avec une vague mimique de regret ou d’excuse en direction de Khady, elle n’en éprouvait qu’un brusque abattement, un instant de désorientation et de faiblesse, avant de penser, calmement : Il y a un moment où ça s’arrête.
La femme, après qu’elle avait imposé à Khady de ces rapports coup sur coup, s’occupait d’elle avec une sollicitude toute maternelle.
Elle arrivait avec un seau rempli d’eau fraîche et une serviette et baignait le bas-ventre de Khady avec douceur.
Le soir, elles s’asseyaient toutes deux dans la cour et Khady mangeait un bon repas de bouillie de maïs et de viande de chèvre en sauce arrosé de coca-cola, et elle en gardait une portion pour Lamine.
La femme ôtait le bandage de Khady, enduisait de graisse la blessure qui était gonflée et nauséabonde, la serrait de nouveau dans un tissu propre.
Et comme elles étaient là, paisiblement assises dans la tiédeur du soir, repues, et que, si Khady se tournait vers la femme, elle ne distinguait dans le crépuscule que les contours d’une face ronde et bienveillante, il lui semblait parfois être revenue au temps de son enfance qui, bien que brutale, enténébrée, confuse, avait connu de ces moments presque heureux, lorsque Khady s’asseyait aux pieds de sa grand-mère, le soir devant la maison, afin d’être coiffée.
Juste avant la nuit Lamine arrivait.
Il se coulait dans la cour pareil, songeait Khady avec un brin de pitié et de dégoût, à un chien qui redoute la bastonnade mais craint plus encore de trouver sa gamelle vide — à la fois voûté et véloce, furtif et âpre, et Khady comme la femme feignaient de ne l’avoir pas remarqué, elle par délicatesse, la femme par mépris, et Lamine ramassait l’assiette pleine et l’emportait dans la chambre de Khady où la femme l’autorisait, ou du moins ne le lui défendait pas, à passer la nuit, à la condition implicite qu’il eût dégagé dès l’aube.
Avant de rentrer dormir, la femme remettait à Khady une petite partie de l’argent gagné.
Khady se retirait à son tour, retrouvait la chambre rosâtre éclairée par une faible ampoule crasseuse suspendue à la tôle.
Elle avait alors l’impression, en voyant Lamine, auparavant si énergique, accroupi dans un coin et raclant l’assiette de sa cuiller, que toutes ses douleurs la rattrapaient.
Car à la honte sans remède du garçon que pouvait-elle opposer sinon l’évidence un peu lasse de son propre honneur à jamais sauvegardé, la conscience un peu lasse de son irrévocable dignité ?
Il eût préféré peut-être la voir humiliée, désespérée.
Mais il avait seul la charge de l’humiliation et du désespoir et Khady sentait qu’il lui en voulait sans s’en rendre compte, c’est pourquoi elle aurait aimé, le soir, qu’il ne fût pas là encombrant l’espace réduit de ses amertumes, de ses reproches muets, obscurs et injustes.
Elle savait aussi qu’il lui avait de la rancune qu’elle refusât maintenant de faire l’amour avec lui.
La raison qu’elle se donnait à elle-même et qu’elle avait dite au garçon était que son sexe boursouflé, ulcéré avait besoin de repos.
Mais, elle le pressentait, également ceci : Lamine avait honte d’elle et pour elle tout autant qu’il avait honte de lui.
Elle en était contrariée.
De quel droit l’incluait-il dans ce sentiment d’abjection qu’il éprouvait, lui, parce qu’il n’avait pas sa force d’âme ?
Aussi refusait-elle de se laisser toucher, peu désireuse d’avoir mal pour le contenter.
Elle s’écroulait sur le matelas, silencieuse, fatiguée.
Ce que faisait le garçon de ses journées solitaires dans la ville suffocante, desséchante, il ne lui importait pas de le savoir.
Elle sentait venir sur ses lèvres une moue renfrognée qui devait décourager toute velléité de discussion.
Cependant que, ses doigts se tendant machinalement vers le mur pour en caresser les crevasses et les bosses, et juste avant que le sommeil l’emporte, un sursaut de joie sauvage faisait trembler son corps rompu comme elle se rappelait soudain, feignant de l’avoir oublié, qu’elle était Khady Demba : Khady Demba.
Elle s’éveilla un matin et le garçon n’était plus là.
Curieusement elle comprit ce qu’il s’était passé avant même de constater l’absence de Lamine, elle le comprit dès son réveil et bondit vers le ballot défait, ouvert sous la chaise où elle l’avait laissé bien noué, elle en sortit le peu qu’il contenait, deux tee-shirts, un pagne, une bouteille de bière vide et propre, et, gémissant, dut constater ce qu’elle avait compris avant de s’apercevoir de quoi que ce fût, que tout son argent avait disparu.
Ce n’est qu’à cet instant qu’elle réalisa qu’elle était seule dans la pièce.
Elle se mit à pousser de petits cris de détresse.
La bouche grande ouverte, il lui semblait étouffer.
Pour s’être éveillée dans la certitude qu’une mauvaise action avait été commise à son encontre, avait-elle, durant la nuit, entendu quelque chose ou avait-elle fait de ces rêves qui coïncident exactement avec une réalité à venir ?
Elle sortit, traversa la cour en boitant si fort qu’elle manquait trébucher à chaque pas, se précipita dans la gargote où la femme buvait son premier café du matin.
— Il est parti, il m’a tout volé ! cria-t-elle.
Elle s’affala sur une chaise.
La femme la considérait d’un air froid, avisé, très lointainement apitoyé.
Elle finit son café avec une satisfaction un peu gâtée par l’irruption de Khady, fit claquer sa langue sur son palais puis, péniblement, se leva pour s’approcher de Khady, la prendre dans ses bras et, maladroite, la bercer en lui promettant qu’elle ne la laisserait pas tomber.
— Pas de risque, chuchota Khady, avec ce que je te rapporte.
Elle songeait dans un profond accablement que tout était à recommencer, que tout devrait être enduré de nouveau et davantage encore car sa chair était affreusement meurtrie, alors que la veille seulement elle avait calculé que deux ou trois mois de travail leur suffiraient, à elle et au garçon, pour continuer le voyage.
Le garçon, oh, elle l’avait déjà oublié.
Elle ne se rappellerait au bout de peu de temps ni son prénom ni son visage et le souvenir qu’elle garderait de cette trahison serait celui d’un coup du sort.
Quand elle repenserait à cette époque, elle arrondirait à une année le temps passé entre la gargote et la chambre rosâtre mais elle savait que cela avait probablement duré beaucoup plus et qu’elle s’était, elle aussi, ensablée dans la ville désertique, comme la plupart des hommes qui venaient la voir, qui erraient là depuis des années, ayant perdu le compte exact, venus de pays divers où leur famille devait les croire morts car ils n’osaient, honteux de leur situation, donner de leurs nouvelles, et dont le regard flottant, apathique passait sur toute chose sans paraître rien voir.
Il leur arrivait de rester allongés près de Khady, inertes et impénétrables, et ils semblaient alors avoir oublié pour quoi ils étaient venus ou le juger si dérisoire et exténuant qu’ils préféraient finalement demeurer ainsi, ni endormis ni véritablement vivants.
Mois après mois Khady maigrissait.
Elle avait de moins en moins de clients et passait une bonne partie de ses journées dans la pénombre de la gargote.
Et cependant son esprit était clair et vigilant et elle se sentait encore parfois inondée d’une joie chaude quand, seule dans la nuit, elle murmurait son nom et une fois de plus le trouvait en convenance exacte avec elle-même.
Mais elle maigrissait et s’affaiblissait et la blessure de son mollet tardait à guérir.
Il arriva pourtant un jour où son pécule lui parut suffisant pour qu’elle tentât de repartir.
Pour la première fois depuis des mois elle sortit dans la rue, claudiqua dans la fournaise, retrouva le parking d’où partaient les camions.
Elle revint chaque jour, obstinée, cherchant à comprendre avec qui elle devait se lier, parmi les hommes nombreux qui hantaient l’endroit, pour réussir à monter dans l’un des camions.
Et elle n’était plus surprise de l’écho âpre, combatif de sa propre voix dure et asexuée qui questionnait avec les quelques mots d’anglais qu’elle avait appris dans la gargote, non plus que ne la surprit le reflet, dans le rétroviseur d’un camion, du visage hâve, gris, surmonté d’une étoupe de cheveux roussâtres, du visage aux lèvres étrécies et à la peau desséchée qui se trouvait donc être le sien maintenant et qu’on n’aurait pu dire avec certitude, songea-t-elle, être celui d’une femme, et de son corps squelettique on n’aurait pu l’affirmer non plus et néanmoins elle restait Khady Demba, unique et nécessaire au bon ordonnancement des choses dans le monde bien qu’elle ressemblât maintenant de plus en plus à ces êtres égarés, faméliques, aux gestes lents qui vaguaient dans la ville, qu’elle leur ressemblât au point de songer : Entre eux et moi, quelle différence essentielle ? après quoi elle riait intérieurement, ravie de s’être fait à elle-même une bonne plaisanterie, et se disait : C’est que je suis, moi, Khady Demba !
Non, plus rien ne la surprenait, plus rien ne l’effrayait, pas même cette immense fatigue qui l’assommait à toute heure, lui rendant d’un coup si lourds ses membres grêles qu’elle peinait à mettre un pied devant l’autre, à porter la nourriture à sa bouche.
À cela aussi elle s’était accoutumée.
Elle considérait maintenant cet épuisement comme la condition naturelle de son organisme.
Des semaines plus tard, cet état de grande faiblesse l’empêcherait de quitter la tente de plastique et de feuillage sous laquelle elle demeurait étendue, dans une forêt dont elle avait oublié le nom et dont les arbres lui étaient inconnus.
Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était arrivée là ni comment il se pouvait que la lumière du soleil qui traversait difficilement le plastique bleu dévoile à son regard ses bras et ses jambes et ses pieds si lointains et si maigres alors qu’elle se sentait peser si massivement sur la terre, dans laquelle il lui semblait, dès qu’elle fermait les yeux, s’enfoncer sous l’effet de son poids.
Et elle, Khady Demba, qui n’avait honte de rien, mourait de honte à se voir ainsi, énorme, encombrante, inamovible.
Une main moite, à l’odeur puissante, lui soulevait la tête et tentait d’introduire quelque chose dans sa bouche.
Elle voulait s’en défendre car l’odeur de cette chose comme celle de la main la dégoûtaient, mais elle avait si peu de force que ses lèvres s’entrouvraient malgré elle et qu’elle laissait descendre jusque dans son ventre une sorte de pâte gluante et fade.
Elle avait tout le temps froid, d’un froid profond et terrible dont ne pouvait la soulager ni le tissu dont elle était couverte ni la chaleur des mains qui, parfois, la massaient.
Et alors qu’elle espérait trouver dans la terre qui s’ouvrait et se creusait sous la poussée de son corps gigantesque la chaleur qui, songeait-elle, aurait suffi à la remettre sur pied, elle ne rencontrait dès qu’elle fermait les yeux qu’un froid plus grand encore, contre lequel ne pouvait rien le soleil bleuâtre qui filtrait à travers le plastique ni même l’air humide, confiné, chaud sans doute, puisqu’elle se sentait transpirer abondamment, de la tente sous les arbres.
Oh, certes, elle avait froid et mal dans chaque parcelle de son corps, mais elle réfléchissait avec une telle intensité qu’elle pouvait oublier le froid et la douleur, de sorte que lorsqu’elle revoyait les visages de sa grand-mère et de son mari, deux êtres qui s’étaient montrés bons pour elle et l’avaient confortée dans l’idée que sa vie, sa personne n’avaient pas moins de sens ni de prix que les leurs, et qu’elle se demandait si l’enfant qu’elle avait tant souhaité d’avoir aurait pu l’empêcher de tomber dans une telle misère de situation, ce n’était là que pensées et non regrets car aussi bien elle ne déplorait pas son état présent, ne désirait à celui-ci substituer nul autre et se trouvait même d’une certaine façon ravie, non de souffrir mais de sa seule condition d’être humain traversant aussi bravement que possible des périls de toute nature.
Elle se rétablit.
Elle put s’asseoir, elle put boire et manger normalement.
Un homme et une femme qui semblaient vivre ensemble sous la tente lui donnaient un peu de pain ou de la bouillie de blé qu’ils faisaient cuire à l’extérieur, sur un feu de bois, dans une vieille casserole sans manche.
Khady se rappelait qu’elle avait voyagé à leurs côtés dans le camion.
Ils étaient tous deux taciturnes et Khady n’avait de langue en commun avec eux qu’un anglais dérisoire, mais elle finit par comprendre qu’ils essayaient depuis des années de passer en Europe où l’homme avait réussi à vivre quelque temps, autrefois, avant d’en être expulsé.
Chacun avait des enfants quelque part, qu’il n’avait pas vus depuis longtemps.
La tente faisait partie d’un vaste campement de cabanes ou de bâches soutenues par des pieux, et des hommes en haillons se déplaçaient entre les arbres, transportant des bidons ou des branchages.
Khady s’était aperçue qu’elle n’avait plus rien, ni ballot ni passeport ni argent.
L’homme et la femme passaient leurs journées à fabriquer des échelles, chacun la sienne, et Khady fut quelque temps à les observer et à comprendre la façon dont ils procédaient, puis elle se mit en quête de branches et travailla à son tour à construire une échelle, recherchant méthodiquement dans ses souvenirs celui du récit que lui avait fait un garçon sans prénom ni visage de son ascension manquée d’un grillage séparant l’Afrique de l’Europe et interrogeant de sa nouvelle voix brusque et rauque l’homme et la femme, et l’un ou l’autre lui répondait de quelques mots qu’elle ne connaissait pas toujours mais qui, reliés à ceux qu’elle avait appris ou sommairement traduits par un dessin dans la terre, finirent par représenter assez bien ce que le garçon lui avait expliqué, et ils lançaient vers elle des bouts de la ficelle qu’ils utilisaient pour fixer chaque barreau aux montants de l’échelle, avec réticence, contrariété, comme si, songeait Khady calmement, l’ayant dépouillée de toutes ses possessions ainsi qu’elle pensait qu’ils l’avaient fait, ils ne pouvaient se retenir de l’aider malgré le déplaisir qu’ils en éprouvaient.
Elle sortit de la forêt avec la femme, elles longèrent une route bitumée jusqu’aux portes d’une ville.
Elle boitait fortement et son mollet abîmé se voyait sous le bord de son vieux pagne.
Elles mendièrent dans les rues.
Khady tendit la main comme cette femme le faisait.
Des gens leur lancèrent dans une langue incompréhensible ce qui devait être des insultes et certains crachèrent à leurs pieds, d’autres leur donnèrent du pain.
Khady mordit dans le pain avec violence tant elle avait faim.
Ses mains tremblaient.
Elle laissa sur le pain des traces sanglantes, ses gencives saignaient.
Mais son cœur battait lentement, paisiblement et elle-même se sentait ainsi, lente, paisible, hors d’atteinte, à l’abri de son inaltérable humanité.
Peu après l’aube des cris, des aboiements, des bruits de course retentirent dans le camp.
Des militaires détruisaient les cabanes, arrachaient les bâches, dispersaient les pierres des foyers.
L’un d’eux s’empara de Khady, lui arracha son pagne.
Elle le vit hésiter et comprit qu’il était rebuté par l’aspect de son corps, par sa maigreur, par les taches noirâtres qui parsemaient sa peau.
Il la frappa au visage et la jeta à terre, la bouche plissée de colère, de dégoût.
Plus tard, beaucoup plus tard, des semaines et des mois peut-être, alors que chaque nuit devenait plus froide que la précédente et que le soleil semblait chaque jour plus bas et plus pâle dans la forêt, les hommes qui s’étaient proclamés ou avaient été désignés chefs du camp annoncèrent l’attaque du grillage pour le surlendemain.
Ils s’ébranlèrent à la nuit, des dizaines et des dizaines d’hommes et de femmes parmi lesquels Khady se sentait particulièrement ténue, presque impalpable, un souffle.
Elle portait comme les autres son échelle et celle-ci, quoique légère, lui paraissait plus lourde qu’elle-même, absurdement comme se font lourdes parfois les choses rêvées, et cependant elle avançait claudicante et non moins rapide que ses compagnons, sentant cogner son cœur énorme dans la minuscule cage d’os de sa poitrine fragile, brûlante.
Ils marchèrent longtemps, silencieux, à travers la forêt puis des terrains empierrés où Khady plusieurs fois tituba et tomba, et elle se releva et reprit sa place dans le groupe, elle qui se sentait n’être qu’un infime déplacement d’air, qu’une subtilité glaciale de l’atmosphère — elle avait si froid, elle était tout entière si froide.
Ils arrivèrent enfin dans une zone déserte éclairée de lumières blanches comme un éclat lunaire porté à incandescence, et Khady aperçut le grillage dont ils parlaient tous.
Et des chiens se mirent à gueuler comme ils progressaient toujours et des claquements rebondirent dans le ciel et Khady entendit : Ils tirent en l’air, énoncé d’une voix que l’anxiété rendait stridente, inégale, puis la même voix peut-être lança le cri convenu, une seule interjection, et tout le monde se mit à courir vers l’avant.
Elle courait aussi, la bouche ouverte mais incapable d’inspirer, les yeux fixes, la gorge bloquée, et déjà le grillage était là et elle y appuyait son échelle, et la voilà qui montait barreau après barreau jusqu’à ce que, le dernier degré atteint, elle agrippât le grillage.
Et elle pouvait entendre autour d’elle les balles claquer et des cris de douleur et d’effroi, ne sachant pas si elle criait également ou si c’était les martèlements du sang dans son crâne qui l’enveloppaient de cette plainte continue, et elle voulait monter encore et se rappelait qu’un garçon lui avait dit qu’il ne fallait jamais, jamais s’arrêter de monter avant d’avoir gagné le haut du grillage, mais les barbelés arrachaient la peau de ses mains et de ses pieds et elle pouvait maintenant s’entendre hurler et sentir le sang couler sur ses bras, ses épaules, se disant jamais s’arrêter de monter, jamais, répétant les mots sans plus les comprendre et puis abandonnant, lâchant prise, tombant en arrière avec douceur et pensant alors que le propre de Khady Demba, moins qu’un souffle, à peine un mouvement de l’air, était certainement de ne pas toucher terre, de flotter éternelle, inestimable, trop volatile pour s’écraser jamais, dans la clarté aveuglante et glaciale des projecteurs.
C’est moi, Khady Demba, songeait-elle encore à l’instant où son crâne heurta le sol et où, les yeux grands ouverts, elle voyait planer lentement par-dessus le grillage un oiseau aux longues ailes grises — c’est moi, Khady Demba, songea-t-elle dans l’éblouissement de cette révélation, sachant qu’elle était cet oiseau et que l’oiseau le savait.
contrepoint
Chaque fois qu’on donnait de l’argent à Lamine en échange de son travail, que ce fût dans l’arrière-cuisine du restaurant, Au Bec fin, où il lavait la vaisselle le soir, dans l’entrepôt où il déballait les marchandises d’un supermarché, sur un chantier, dans le métro, partout où il allait pour louer ses bras, chaque fois que les euros passaient de mains étrangères aux siennes il pensait à la fille, il l’implorait muettement de lui pardonner et de ne pas le poursuivre d’exécrations ou de songes empoisonnés. Dans la chambre qu’il partageait avec d’autres, il dormait sur son argent et rêvait de la fille. Elle le protégeait ou, au contraire, le vouait au pire. Et quand, à certaines heures ensoleillées, il levait son visage, l’offrait à la chaleur, il n’était pas rare qu’un demi-jour tombât soudain inexplicable, et alors il parlait à la fille et doucement lui racontait ce qu’il advenait de lui, il lui rendait grâce, un oiseau disparaissait au loin.