Lorsque les parents de son mari et les sœurs de son mari lui dirent ce qu’ils attendaient d’elle, lui dirent ce qu’elle allait être obligée de faire, Khady le savait déjà.
Elle avait ignoré quelle forme prendrait leur volonté de se débarrasser d’elle mais, que le jour viendrait où on lui ordonnerait de s’en aller, elle l’avait su ou compris ou ressenti (c’est-à-dire que la compréhension silencieuse et les sentiments jamais dévoilés avaient fondé peu à peu savoir et certitude) dès les premiers mois de son installation dans la famille de son mari, après la mort de celuici.
Elle se souvenait des trois années de son mariage non comme d’une période sereine, car l’attente, le terrible désir de grossesse avaient fait de chaque nouveau mois une ascension éperdue vers une possible bénédiction puis, quand les règles survenaient, un effondrement suivi d’un morne découragement avant que l’espoir revienne et, avec lui, cette montée progressive, éblouie, pantelante le long des jours, tout au long du temps jusqu’à l’instant cruel où une imperceptible douleur dans le bas-ventre lui apprenait que cette fois ne serait pas encore la bonne — non, certes, cette époque n’avait été ni paisible ni heureuse, puisque Khady n’était jamais tombée enceinte.
Mais elle songeait à elle-même alors comme à une corde tendue à l’extrême, vibrante, solide, dans l’espace limité et ardent de cette attente.
Il lui semblait ne s’être préoccupée de rien d’autre, durant trois ans, que de soumettre son esprit au rythme de l’espoir et de la désillusion, afin qu’à cette dernière (le pincement au creux de l’aine) succédât très vite le regain obstiné, presque absurde de la confiance.
— Ce sera peut-être le mois prochain, disait-elle à son mari.
Et il répondait gentiment : « Oui, certainement », attentif à ne rien lui montrer de sa propre déception.
Car ce mari qu’elle avait eu avait été si gentil.
Il l’avait laissée, au sein de leur existence commune, devenir cette corde follement étirée que faisait trépider la moindre émotion, et il l’avait entourée de prévenances et de paroles prudentes, délicates, exactement comme si, occupée à créer, elle avait eu besoin pour l’accomplissement de son art, la mise en forme de son obsession, d’une atmosphère de muette déférence autour d’elle.
Jamais il n’avait protesté contre la présence envahissante dans leur vie de cette grossesse qui ne venait pas.
Il avait joué son rôle avec une certaine abnégation, se dirait-elle plus tard.
N’aurait-il pas été en droit de se plaindre du peu d’égards avec lequel, la nuit, elle l’attirait à elle ou le repoussait selon qu’elle pensait que la semence de son mari serait utile ou inutile à cette période, du peu de précautions qu’elle prenait pour lui signifier qu’elle ne voulait pas, si le moment était infécond, faire l’amour avec lui, comme si un tel déploiement de vaine énergie pouvait nuire au seul dessein qu’elle avait alors, comme si la semence de son mari constituait une réserve unique, précieuse, dont elle était la gardienne et dans laquelle il ne fallait en aucun cas puiser pour le plaisir, le seul plaisir ?
Son mari ne s’était jamais plaint.
Khady, alors, n’y avait vu nulle bravoure car elle n’aurait pas compris qu’il pût se plaindre ou simplement ne pas trouver légitime, obligatoire, exaltante l’ascèse à laquelle, dans un sens et bien que le nombre de leurs rapports sexuels fût élevé, les contraignait cette folie d’enfantement.
Non, assurément, elle n’aurait pas compris cela à l’époque.
Ce n’est qu’après la mort de son mari, de cet homme si bon, si pacifique qu’elle avait eu pour mari trois ans durant, qu’elle prit la mesure de la patience de cet homme, une fois que, arrachée à sa hantise, elle fut redevenue elle-même, celle qu’elle était avant son mariage et qui avait su précisément apprécier les qualités de vaillance et de dévouement de cet homme.
Elle en éprouva alors une très grande peine et du remords et presque une haine contre cette volonté hallucinée qui avait été la sienne de se trouver engrossée, qui l’avait rendue aveugle à tout ce qui, cette volonté, ne la servait pas, en particulier le mal dont son mari avait souffert.
Car n’avait-il pas fallu qu’il fût malade depuis un certain temps déjà pour mourir aussi brutalement, au petit matin d’une pâle journée de saison des pluies, à peine s’était-il levé comme d’habitude pour aller ouvrir la buvette qu’ils tenaient, Khady et lui, dans une ruelle de la médina ?
Il s’était levé puis, dans un soupir étranglé, presque un sanglot mais contenu, discret comme l’était cet homme, il s’était écroulé au pied du lit.
Tout juste éveillée et encore couchée, Khady n’avait pas imaginé d’abord, pas un instant, que son mari était mort.
Elle s’en voudrait longtemps d’une ombre de pensée qu’elle avait eue — oh, à dire vrai, elle s’en voulait encore plus d’un an après : quel désagrément s’il venait à être mal en point en ce moment précis, car les règles de Khady remontaient à deux bonnes semaines, elle sentait ses seins légèrement plus durs et sensibles et supposait donc que son ventre était fertile, mais si cet homme était indisposé au point de ne pouvoir ce soir-là faire l’amour avec elle, quel gâchis et quelle perte de temps, quelle affreuse déconvenue !
Elle s’était levée à son tour, s’était approchée de lui et lorsqu’elle avait compris qu’il ne respirait déjà plus, recroquevillé, les genoux presque au menton, un bras coincé sous sa tête et la main ouverte, paume en l’air innocente, vulnérable, et pareil alors, s’était-elle dit, à l’enfant qu’il avait dû être, menu et brave, jamais contrariant mais clair et droit, et solitaire et secret sous ses dehors liants, elle avait saisi cette paume candide, l’avait pressée contre ses lèvres, son front, ravagée par tant d’honnêteté — mais là encore la douleur stupéfaite le disputait en son cœur à l’exultation pas encore retombée, pas encore informée, qui l’enveloppait tout entière quand elle pensait être en période d’ovulation, et dans le même temps qu’elle courait chercher de l’aide, s’engouffrait chez une voisine, les joues ruisselant de pleurs qu’elle ne sentait pas, cette part d’elle-même qui ne songeait encore qu’à la grossesse commençait fébrilement à se demander quel homme pourrait, pour cette fois, remplacer son mari, éviter que fût perdue cette chance qu’elle avait peut-être, ce mois-ci, de se trouver enceinte, et interrompre l’exténuante cadence de l’espoir et du désespoir qu’elle se représentait déjà, comme elle allait criant que son mari était mort, si elle devait laisser passer cette occasion.
Et la raison frayait son chemin en elle et elle comprenait que ce mois fertile serait gaspillé et les mois à venir également, et une grande désillusion, le sentiment qu’elle avait supporté tout cela, espoir et désespoir, trois ans durant pour rien, adultéraient son chagrin que cet homme fût mort d’une aigreur presque rancuneuse.
N’aurait-il pu mourir après-demain, dans trois jours ?
De telles pensées, Khady se reprochait encore maintenant de les avoir eues.
Après la mort de son mari, le propriétaire de la buvette l’avait mise à la porte pour installer un autre couple et Khady n’avait eu de meilleur recours que d’aller vivre dans la famille de son mari.
Ses propres parents l’avaient fait élever par sa grand-mère, morte depuis longtemps, et Khady avait perdu toute trace d’eux, après ne les avoir vus que de loin en loin lorsqu’elle était enfant.
Et bien qu’elle fût devenue une haute et fine jeune femme aux os délicats, à la chair pleine, au visage ovale et lisse, bien qu’elle eût vécu trois ans avec cet homme qui n’avait jamais eu pour elle que de bonnes paroles et qu’elle eût su également, dans la buvette, se faire respecter par une attitude inconsciemment altière, prudente, un peu froide, qui décourageait par avance les allusions moqueuses ou arrogantes à l’absence de progéniture, son enfance inquiète et délaissée, puis les vains efforts pour tomber enceinte qui, même s’ils l’avaient maintenue dans un état d’émotion intense, presque fanatique, avaient porté des coups peu sensibles mais fatals à sa précaire assurance en société, tout cela l’avait préparée à ne pas juger anormal d’être humiliée.
De sorte que, lorsqu’elle se retrouva dans une belle-famille qui ne pouvait lui pardonner de n’avoir aucun appui, aucune dot et qui la méprisait ouvertement et avec rage de n’avoir jamais conçu, elle accepta de devenir une pauvre chose, de s’effacer, de ne plus nourrir que de vagues pensées impersonnelles, des rêves inconsistants et blanchâtres à l’abri desquels elle vaquait d’un pas traînant, mécanique, indifférente à elle-même et, croyait-elle, ne souffrant guère.
Elle vivait avec les parents de son mari, deux de ses bellessœurs et les jeunes enfants de l’une d’elles, dans les trois pièces d’une maison en mauvais état.
À l’arrière la maison s’ouvrait sur une cour de terre battue que se partageaient les habitants des maisons voisines.
Khady évitait de se montrer dans la cour car elle redoutait encore les paroles sarcastiques sur la nullité, l’absurdité de son existence de veuve sans biens ni enfants, et quand elle était obligée de s’y tenir pour éplucher les légumes ou préparer le poisson elle se rencognait si bien, ne laissant dépasser de sa mince silhouette accroupie dans son pagne, resserrée sur elle-même, que ses doigts rapides et, de son visage baissé, les hauts méplats de ses joues, qu’on cessait vite de lui prêter attention, qu’on l’oubliait, comme si ce bloc de silence et de désaffection ne valait plus l’effort d’une apostrophe, d’un quolibet.
Sans cesser de travailler elle glissait dans un état de stupeur mentale qui l’empêchait de comprendre ce qui se disait autour d’elle.
Elle se sentait alors presque bien.
Elle avait l’impression de dormir d’un sommeil blanc, léger, dépourvu de joie comme d’angoisse.
Tôt chaque matin elle quittait la maison en compagnie de ses deux belles-sœurs, toutes trois portant sur leur tête les bassines en plastique de tailles diverses qu’elles vendraient au marché.
Elles retrouvaient là leur emplacement habituel.
Khady s’accroupissait un peu à l’écart des deux autres qui feignaient, elles, de ne pas s’apercevoir de sa présence, et elle demeurait ainsi des heures durant, répondant par trois ou quatre doigts levés quand on s’enquérait du prix des bassines, immobile dans la bruyante animation du marché qui, en l’étourdissant vaguement, l’aidait à retrouver cette sensation de torpeur parcourue de songeries laiteuses, inoffensives, plaisantes, pareilles à de longs voiles agités par le vent sur lesquels apparaissaient de temps en temps le visage flou de son mari qui lui souriait d’un éternel et charitable sourire ou, moins souvent, celui de l’aïeule qui l’avait élevée et protégée et qui avait su reconnaître, bien qu’elle l’eût traitée avec rudesse, qu’elle était une petite fille particulière nantie de ses propres attributs et non une enfant parmi d’autres.
De telle sorte qu’elle avait toujours eu conscience d’être unique en tant que personne et, d’une certaine façon indémontrable mais non contestable, qu’on ne pouvait la remplacer, elle Khady Demba, exactement, quand bien même ses parents n’avaient pas voulu d’elle auprès d’eux et sa grand-mère ne l’avait recueillie que par obligation — quand bien même nul être sur terre n’avait besoin ni envie qu’elle fût là.
Elle avait été satisfaite d’être Khady, il n’y avait eu nul interstice dubitatif entre elle et l’implacable réalité du personnage de Khady Demba.
Il lui était même arrivé de se sentir fière d’être Khady car, avait-elle songé souvent avec éblouissement, les enfants dont la vie semblait joyeuse, qui mangeaient chaque jour leur bonne part de poulet ou de poisson et qui portaient à l’école des vêtements sans taches ni déchirures, ces enfants-là n’étaient pas plus humains que Khady Demba qui n’avait pourtant, elle, qu’une infime portion de bonne vie.
À présent encore c’était quelque chose dont elle ne doutait pas — qu’elle était indivisible et précieuse, et qu’elle ne pouvait être qu’elle-même.
Elle se sentait seulement fatiguée d’exister et lasse des vexations, même si ces dernières ne lui causaient pas de réelle douleur.
Les deux sœurs de son mari ne lui adressaient pas la parole de tout le temps qu’elles passaient ensemble devant leur étal.
Sur le chemin du retour elles vibraient de l’excitation propre au marché, comme si toute la fébrilité et l’ardent brouhaha de la foule leur étaient entrés dans le corps et qu’elles devaient s’en soulager avant de rentrer, et elles ne cessaient d’asticoter Khady, de la bousculer ou de la pincer, agacées et émoustillées par la rigidité de sa chair insensible, la froideur renfrognée de son expression, sachant ou devinant qu’elle oblitérait toute faculté d’entendement dès lors qu’on la tourmentait, sachant ou devinant que les piques les plus acerbes se transformaient dans son esprit en voiles rougeâtres qui venaient partiellement mais fugacement embrouiller les autres, ses rêveries blêmes, bienfaitrices — le sachant, le devinant et s’en irritant sourdement.
Khady faisait parfois brusquement un pas de côté, ou bien elle se mettait à marcher avec une lenteur décourageante et les deux sœurs finissaient par se désintéresser d’elle.
— Qu’est-ce que tu as, la muette ? cria une fois l’une d’elles en se retournant et constatant l’écart qui grandissait entre leurs silhouettes et celle de Khady.
Et ce fut, là, un mot que Khady n’eut pas le temps d’empêcher son esprit de comprendre et ce mot la surprit en lui dévoilant ce qu’elle savait sans s’en rendre compte — qu’elle n’avait pas ouvert la bouche depuis très longtemps.
La rumeur qui ornait ses songes, vaguement composée de la voix de son mari, de la sienne, de quelques autres encore, anonymes, issues du passé, lui avait donné l’illusion qu’elle parlait de temps en temps.
Une brève mais vive frayeur s’empara d’elle.
Si elle oubliait comment se forment les mots et la façon dont on les sort de soi, sur quel avenir, même pénible, pourrait-elle compter ?
L’engourdissement et l’indifférence la reprirent.
Cependant elle n’essaya pas de prononcer quoi que ce fût, par peur de n’y pas réussir ou qu’un son inquiétant, étranger, parvînt à son oreille.
Quand ses beaux-parents, assistés de leurs deux filles qui, cette fois, se contentaient d’écouter en silence, annoncèrent à Khady qu’elle allait partir, ils n’attendaient d’elle aucune réponse puisque ce n’était pas une question qu’ils lui posaient mais un ordre qu’ils lui donnaient, et bien que l’inquiétude vînt de nouveau troubler son apathie, Khady ne parla pas, ne demanda rien, croyant peut-être se garder ainsi du risque que les intentions qu’on avait à son propos ne se précisent, que son départ ne devînt réel, comme si, se dirait-elle plus tard, les parents de son mari avaient eu le moindre besoin que ses mots répondent aux leurs pour les confirmer dans le bien-fondé ou la réalité de ce qu’ils disaient.
De cela, ils n’avaient aucunement besoin.
Khady savait qu’elle n’existait pas pour eux.
Parce que leur fils unique l’avait épousée en dépit de leurs objections, parce qu’elle n’avait pas enfanté et qu’elle ne jouissait d’aucune protection, ils l’avaient tacitement, naturellement, sans haine ni arrière-pensée, écartée de la communauté humaine, et leurs yeux durs, étrécis, leurs yeux de vieilles gens qui se posaient sur elle ne distinguaient pas entre cette forme nommée Khady et celles, innombrables, des bêtes et des choses qui se trouvent aussi habiter le monde.
Khady savait qu’ils avaient tort mais qu’elle n’avait aucun moyen de le leur montrer, autre que d’être là dans l’évidence de sa ressemblance avec eux, et sachant que cela n’était pas suffisant elle avait cessé de se soucier de leur prouver son humanité.
Elle écouta donc sans rien dire, détaillant alternativement les jupes imprimées de ses deux belles-sœurs assises sur le vieux canapé de part et d’autre de leurs parents et dont les mains reposaient entre les cuisses paumes en l’air, empreintes d’une ingénuité, d’une fragilité qui n’étaient pas dans le caractère de ces femmes mais qui dénonçaient soudain pour Khady celles de leur mort, qui anticipaient et dévoilaient la vulnérabilité innocente de leur figure lorsqu’elles seraient mortes, et ces mains sans défense ressemblaient tant à celles de son mari, le frère de ces deux femmes, quand la vie d’un coup l’avait quitté, que Khady en eut la gorge serrée.
La voix de sa belle-mère continuait de dérouler, sèche, menaçante, monocorde, ce qui devait être, pensait Khady de loin, de déplaisantes recommandations, mais elle ne faisait plus l’effort de comprendre.
À peine avait-elle entendu le nom de Fanta, une cousine qui avait épousé un Blanc et qui vivait maintenant en France.
Elle ouvrait de nouveau son esprit aux pâles chimères qui lui tenaient lieu de pensées depuis qu’elle habitait chez ces gens, oubliant, incapable même de se rappeler qu’elle l’avait éprouvée, la peur violente qui l’avait traversée quelques minutes plus tôt à l’idée qu’il lui faudrait s’en aller, non qu’elle eût le moindre désir de rester (elle ne désirait rien) mais parce qu’elle avait senti que ces rêveries ne survivraient pas à un tel changement de sa situation, qu’elle aurait à réfléchir, à entreprendre, à décider ne serait-ce que de la direction où porter ses pas et que, dans l’état de langueur qui était le sien, rien n’était plus terrifiant que cette perspective.
Les serpents se mordant la queue, gris sur fond jaune, et les gais visages féminins, bruns sur fond rouge, surmontant l’inscription « Année de la Femme Africaine », qui ornaient les tissus dont ses belles-sœurs s’étaient fait des jupes, serpents et visages multipliés par dizaines, monstrueusement écrasés là où le tissu plissait, dansaient une ronde mauvaise dans son esprit, supplantant la bonne et nébuleuse figure de son mari.
Il lui sembla que les deux sœurs, qu’elle évitait habituellement de regarder, la fixaient d’un air moqueur.
L’une d’elles rajusta sa jupe sur ses cuisses sans quitter Khady des yeux, et ses mains qui lissaient le tissu avec insistance parurent à Khady aussi dangereuses, provocantes, indéchiffrables qu’elles les avaient trouvées auparavant, lorsqu’elles reposaient oisives et retournées, désarmées, ingénues.
Profond fut son soulagement quand sa belle-mère, balayant l’air de ses doigts, lui signifia qu’elle en avait fini et que Khady pouvait quitter la pièce.
Elle n’avait aucune idée de ce qui venait de lui être dit au sujet des conditions de son départ — quand s’en irait-elle, vers quelle destination, dans quel but, par quel moyen ? — et comme, les jours qui suivirent, nul ne lui parla de nouveau, qu’elle se rendit au marché comme d’habitude et qu’on ne prêta aucune attention à sa personne, l’inquiétante possibilité d’un bouleversement de son existence se mêla dans son souvenir aux serpents et aux visages imprimés, en emprunta le caractère fantasmagorique et absurde, sombra dans l’oubli où disparaissent les rêves ineptes.
Un soir, la belle-mère lui donna une bourrade dans les reins.
— Prépare tes affaires, dit-elle.
Puis, comme par crainte que Khady n’emportât ce qui ne lui appartenait pas, elle déploya elle-même sur le sol de la chambre commune l’un des pagnes de Khady, posa dessus l’autre pagne que celle-ci possédait et un vieux teeshirt bleu délavé et un morceau de pain emballé dans une feuille de journal.
Elle referma soigneusement le pagne, en noua les quatre bouts ensemble.
Elle tira ensuite de son soutien-gorge, lentement, dans une solennité pleine de regret et de dépit, un rouleau de billets qu’elle glissa (sachant que Khady n’avait pas de soutien-gorge ?) dans le haut de la culotte de Khady, passant brutalement ses doigts dans la ceinture du pagne et coinçant les billets entre la peau, qu’elle griffa de ses ongles jaunes, et l’élastique de la culotte.
Elle ajouta un bout de papier plié en quatre qui renfermait, dit-elle, l’adresse de la cousine.
— Quand tu seras là-bas, chez Fanta, tu nous enverras de l’argent. Fanta, elle doit être riche maintenant, elle est professeur.
Khady se coucha sur le matelas qu’elle partageait avec les enfants de sa belle-sœur.
Son effroi était si grand qu’elle en avait des nausées.
Elle ferma les yeux et tenta d’appeler à elle les songes crayeux et ondoyants qui la gardaient de l’intolérable contact avec la réalité dont elle-même faisait partie avec son cœur affligé, anxieux, empli de remords et de doute, elle tenta désespérément de se détacher de sa propre personne peureuse et faible mais les rêveries ce soir-là n’étaient pas de taille à lutter contre les intrusions de l’existence et Khady demeura avec son épouvante dans un tête-à-tête dont nul travail d’indifférence ne put la libérer.
La belle-mère vint la chercher dès l’aurore, lui intima muettement de se lever.
Khady enjamba les corps de ses belles-sœurs étendues sur un second matelas, et bien qu’elle ne souhaitât pas entendre leurs voix railleuses et dures ni voir briller dans l’aube grisâtre leurs yeux sans pitié, que les deux femmes fissent semblant de dormir à l’instant où elle s’en allait vers l’inconnu lui apparut comme un message fatal.
Était-ce parce qu’elles étaient certaines de ne jamais revoir Khady qu’elles préféraient s’éviter la peine de la saluer, de lui lancer un coup d’œil, de lever la main vers elle et de tourner de son côté une paume angélique et brave ?
Sans doute, c’était cela — Khady marchant vers sa mort, elles préféraient dès maintenant ne plus avoir affaire avec elle, mues par l’appréhension bien compréhensible de se trouver unies si peu que ce fût à son sort funeste.
Khady étouffa un gémissement.
Dans la rue un homme attendait.
Il était vêtu à l’occidentale, d’un jean et d’une chemisette à carreaux, et portait des lunettes de soleil miroitantes bien que le jour vînt à peine de se lever, de sorte que lorsque Khady parut devant lui, poussée par la belle-mère d’une main impatiente, agacée, nerveuse, elle ne put déchiffrer s’il la regardait, elle, menue et tourmentée, son ballot serré sur sa poitrine ainsi qu’elle pouvait se voir dans les deux miroirs de ses verres.
Elle remarqua sa façon de se mordiller la lèvre inférieure, si bien que le bas de son visage, comme la mâchoire d’un rongeur, était toujours en mouvement.
La belle-mère lui tendit rapidement quelques billets de banque.
Il les fourra dans sa poche sans même les regarder.
— Tu ne dois pas revenir ici, marmonna-t-elle près de l’oreille de Khady. Tu dois nous envoyer de l’argent dès que tu seras là-bas. Si tu n’y arrives pas, tu ne dois pas revenir.
Khady esquissa le geste de s’accrocher au bras de la vieille femme mais celle-ci fila prestement à l’intérieur de la maison et referma la porte derrière elle.
— Viens, c’est par là, dit l’homme d’une voix neutre, basse.
Il se mit à descendre la rue sans prendre la peine de s’assurer que Khady le suivait bien, comme si, se dit-elle en lui emboîtant le pas, malhabile et trébuchante dans ses tongs de plastique rose tandis qu’il semblait rebondir sur les semelles épaisses et légères de ses chaussures de sport, il ne pouvait douter une seconde de l’intérêt qu’elle avait à l’accompagner, ou comme si, ayant été payé une fois pour toutes, il se moquait de savoir ce qu’elle décidait de faire.
Cette nonchalance vis-à-vis d’elle rassura un peu Khady.
Aussitôt ses pensées prirent congé de la réflexion et, tout en s’attachant à ne pas se laisser distancer et à ne pas perdre en route l’une de ses tongs, elle sentit que son esprit se laissait envahir par la brume familière non plus traversée pourtant des visages morts du mari ou de l’aïeule mais des images qu’attrapaient ses yeux au cours du trajet, dans les rues où l’entraînait cet homme et où elle n’avait pas souvenir d’être jamais allée, encore que, se dit-elle soudain, elle avait pu les parcourir dans son état habituel d’hébétude, de prostration mentale, et ne pas se le rappeler — tandis qu’il lui semblait que, ce matin, les plus modestes scènes qui s’égrenaient au long du chemin insistaient délicatement pour se fixer en transparence derrière l’écran de ses songes.
S’agissait-il qu’elle fût malgré elle protégée, arrachée à la somnolence dangereuse maintenant qu’elle se trouvait livrée à l’inconnu ?
Plus encore la surprit l’espèce de douleur, de pincement qu’elle éprouva en passant devant une femme enceinte qui, assise au pied d’un manguier, donnait à manger d’une bouillie de riz à un petit enfant.
Cette grande désolation de n’avoir pas de bébé, cette peine immense et amère, hors tout réflexe de honte vis-à-vis de l’entourage, elle ne l’avait pas ressentie depuis bien longtemps, depuis que, hébergée par sa belle-famille, tout s’était figé et glacé en elle.
Et voilà qu’elle regardait cette femme au lieu de laisser simplement ses yeux passer sur elle, qu’elle regardait son ventre gonflé et les lèvres barbouillées du petit garçon, et voilà qu’elle pensait avec tristesse : Je n’aurai donc pas d’enfant, moi, Khady ? cependant moins triste encore qu’étonnée de se trouver triste, d’identifier ce sentiment qui remuait de façon trouble et presque douce une partie d’elle-même qui s’était accoutumée à n’être plus que léthargique ou terrifiée.
Elle hâta le pas car l’homme devant elle marchait vite.
Une jeune femme qui aurait pu être elle, Khady, dans sa vie d’autrefois, sortait sur le trottoir et retirait le panneau de bois qui fermait l’unique fenêtre de sa buvette, et en voyant ce corps long et fin, aussi étroit aux hanches qu’aux épaules et la taille à peine marquée mais aussi dense et vigoureux dans sa minceur que le corps d’un serpent, elle reconnut une silhouette du même genre que la sienne et elle prit conscience du travail de ses muscles qui la faisaient aller d’un si bon pas, de leur vigueur, de leur indéfectible présence qu’elle avait oubliée, de tout son jeune corps solide auquel elle ne prêtait plus la moindre attention et dont elle se ressouvenait, qu’elle retrouvait dans l’allure de cette inconnue qui, maintenant, alignait sur le comptoir extérieur de la buvette les bouteilles de soda qu’elle proposait à la vente et qui, avec son air concentré, paisible, réservé, aurait pu être elle, Khady, dans sa vie d’autrefois.
L’homme lui faisait maintenant longer l’avenue de l’Indépendance.
Des écoliers en short bleu et chemisette blanche avançaient lentement sur le trottoir, tenant entre leurs doigts un morceau de baguette dans lequel ils mordaient de temps à autre, laissant tomber une pluie de miettes.
Presque sur leurs talons des corbeaux les suivaient.
Khady se pressa, rattrapa son guide et se mit à trottiner pour rester à sa hauteur, faisant claquer si fort ses tongs sur le bitume que les corbeaux, méfiants, s’envolèrent.
— On est presque arrivés, dit l’homme de sa voix neutre, moins pour rassurer ou encourager Khady que pour anticiper une éventuelle question.
Elle se demanda alors s’il était gêné qu’on la vît marcher à ses côtés, cette femme au pagne défraîchi, aux cheveux sans ornement, coupés court, aux pieds blancs de poussière, près de lui qui prenait, avec sa chemisette bien ajustée, ses lunettes, ses chaussures de sport vertes, un soin évident de son aspect et de l’opinion que celui-ci donnait, le concernant, à tous ceux qui posaient les yeux sur lui.
Il traversa l’avenue, obliqua sur le boulevard de la République en direction de la mer.
Dans le ciel d’un bleu clair et doux Khady voyait voler choucas et mouettes, consciente de les voir voler et surprise, presque apeurée de cette conscience, se disant, non pas nettement, encore confusément et mollement, sa pensée encore entravée par les brumes de ses rêveries, se disant : Il y a longtemps que je n’étais pas allée par là — vers le bord de mer où sa grand-mère l’envoyait, enfant, acheter du poisson aux pêcheurs tout juste débarqués.
Et elle ressentit alors si pleinement le fait indiscutable que la maigre fillette farouche et valeureuse qui discutait âprement le prix du mulet, et la femme qu’elle était maintenant, qui suivait un étranger vers un rivage semblable, constituaient une seule et même personne au destin cohérent et unique, qu’elle en fut émue, satisfaite, comblée, et que ses yeux la picotèrent, et qu’elle en oublia l’incertitude de sa situation ou plutôt que cette précarité cessa de lui paraître aussi grave rapportée à l’éclat exaltant d’une telle vérité.
Elle sentit sur ses lèvres l’ombre, le souvenir d’un sourire.
Hello, Khady, se dit-elle.
Elle se rappelait combien, petite fille, elle avait apprécié sa propre compagnie et que, lorsqu’elle souffrait d’isolement, ce n’était jamais seule avec elle-même mais au milieu d’autres enfants ou dans les nombreuses familles chez lesquelles elle avait travaillé comme domestique.
Elle se rappelait aussi que son mari, avec son caractère bon et taciturne, placide et légèrement en retrait du monde, lui avait donné l’impression rassurante qu’elle n’avait rien à sacrifier de sa solitude, qu’il ne lui demandait rien de tel et n’imaginait pas davantage qu’elle pût chercher à le tirer hors de lui.
Et pour la première fois peut-être depuis quelques années qu’il était mort, alors qu’elle courait à demi sur le boulevard, haletante, les orteils recroquevillés au bout de ses tongs pour les garder aux pieds, alors qu’elle sentait sur son front la chaleur encore clémente du ciel bleu, qu’elle entendait crier les choucas dans leur colère d’éternels affamés et qu’elle distinguait en bordure de son champ de vision les points sombres, innombrables, de leurs rondes saccadées, pour la première fois depuis si longtemps qu’il était mort son mari lui manqua, lui, cet homme-là précisément pour ce qu’il avait été.
Elle en eut la poitrine oppressée.
Car c’était pour elle un sentiment si nouveau.
Très éloignée de la vertigineuse et rancuneuse désillusion où l’avaient jetée la certitude, à cause de cette mort inattendue, qu’elle n’aurait pas d’enfant de sitôt et l’amère évidence qu’elle y avait travaillé pour rien, très loin aussi du regret non moins amer d’avoir perdu une existence qui lui avait convenu en tout point, cette douleur de l’absence la prenait au dépourvu et l’embarrassait, et de sa main libre, l’autre soutenant son baluchon, elle se donna de petits coups entre les seins, comme pour se faire accroire qu’elle souffrait d’une gêne physique.
Mais, oh, c’était bien cela : elle aurait voulu que son mari fût là, près d’elle, ou simplement quelque part dans le vaste pays dont elle ne connaissait, elle, que cette ville, et qu’une partie encore de cette ville, et dont elle se représentait mal les limites, l’étendue, la forme, enfin qu’elle pût se rappeler la calme figure lisse et sombre de son mari et savoir que cette figure était inaltérée, chaude, animée et qu’elle ondoyait lourde fleur au bout de sa tige quelque part sur cette terre en même temps que la sienne, sa figure à elle, Khady, qu’elle tendait à présent machinalement vers celle de l’étranger (« C’est là qu’on va la prendre, la voiture, elle va arriver »), cette face inconnue et dédaigneuse, secouée de tics inquiétants, dont Khady devait bien reconnaître pourtant la présence vivante près de la sienne, dont elle pouvait sentir la chaleur près de sa propre joue et la légère odeur de sueur, tandis que, ce à quoi pouvait ressembler maintenant le visage de son mari, elle ne voulait pas l’imaginer, elle ne pouvait pas se le représenter.
Ce visage aimé, elle aurait accepté de ne plus jamais le revoir, si elle avait su qu’il était, même loin d’elle, intact, chaud, moite de sueur.
Mais que, à jamais, il n’existât plus que dans la mémoire d’une poignée de personnes, voilà ce qui, soudainement, l’accablait de chagrin et de pitié pour son mari, et bien qu’elle eût mal et se donnât encore des tapes sur la poitrine elle ne pouvait s’empêcher de se sentir chanceuse.
L’homme s’était arrêté au bas du boulevard, près d’un petit groupe de personnes chargées de paquets.
Khady avait posé son baluchon et s’était assise dessus.
Ses muscles se relâchaient, ses orteils s’ouvraient sur la mince semelle de plastique.
Elle avait remonté un peu son pagne, presque jusqu’aux genoux, afin de laisser le soleil frapper la peau sèche, poussiéreuse, craquelée, de ses tibias, de ses mollets.
Peu lui importait qu’elle ne comptât, elle, pour personne, que nul ne pensât jamais à elle.
Elle était tranquille et vivante et jeune encore, elle était elle-même et son corps en pleine santé savourait de toutes ses fibres l’indulgente chaleur du petit matin et ses narines mobiles humaient avec gratitude les odeurs douceâtres venues de la mer qu’elle ne pouvait apercevoir mais dont elle entendait la rumeur juste au bas du boulevard, dont elle distinguait comme un déferlement de luminosité glauque dans le jour matinal, comme un reflet de bronze sur le bleu tendre du ciel.
Elle ferma à demi les yeux, ne laissant à son regard qu’une fente par laquelle elle pouvait voir aller et venir d’un pas nerveux l’homme chargé de la conduire.
Vers quelle destination ?
Elle n’oserait jamais le lui demander, elle ne voulait d’ailleurs pas le savoir, pas encore, car que ferait, songeait-elle, son pauvre cerveau d’une telle information, lui qui connaissait si peu du monde, qui ne connaissait qu’une toute petite quantité de noms, et ces noms concernaient les choses dont on se sert chaque jour et nullement ce qu’on ne peut ni voir ni utiliser ni comprendre.
Lorsque des souvenirs de l’école où sa grand-mère l’avait envoyée quelque temps s’insinuaient dans ses songes, ce n’était que bruit, moqueries, bagarres et confusion et quelques vagues images d’une fille osseuse, méfiante, prompte à griffer pour se défendre et qui, recroquevillée sur le sol carrelé parce qu’il n’y avait pas assez de chaises, entendait sans pouvoir les séparer les uns des autres les mots rapides, secs, impatients, contrariés d’une institutrice qui, par chance, ne lui accordait pas la moindre attention, dont le regard perpétuellement outragé ou à l’affût de l’outrage effleurait la fille sans la voir, et si la fille préférait qu’on la laissât en paix elle n’avait pour autant pas la moindre peur de cette femme ni des autres enfants, si elle acceptait les humiliations elle n’avait pour autant peur de personne.
Khady sourit intérieurement.
La fille minuscule et teigneuse, c’était elle.
Elle toucha machinalement son oreille droite, sourit de nouveau en sentant sous ses doigts les deux morceaux disjoints du lobe : un enfant s’était jeté sur elle pendant la classe et lui avait arraché sa boucle d’oreille.
Oh non, elle n’avait jamais rien compris ni rien appris à l’école.
La litanie de mots indiscernables proférés d’une voix sans timbre par la femme au visage brutal, ennuyé, elle la laissait flotter au-dessus d’elle, n’ayant aucune idée de l’ordre de choses auquel ces mots se rattachaient, sachant bien qu’il s’agissait d’une langue, le français, qu’elle était en mesure de parler un peu et d’entendre mais incapable de la reconnaître dans ce débit pressé, coléreux, gardant toujours par ailleurs une partie de son esprit aux aguets, tournée vers le groupe des autres enfants d’où pouvait à tout instant provenir une attaque sournoise, coup de pied ou claque quand l’institutrice se tournait vers le tableau.
Voilà pourquoi, aujourd’hui, elle ne savait de l’existence que ce qu’elle en avait vécu.
Aussi préférait-elle que l’homme qu’on lui avait imposé comme guide ou compagnon ou gardien n’infligeât pas à son esprit le vain tourment d’un nom fatalement inconnu de lui (l’esprit ignorant de Khady), si elle lui demandait où ils allaient ainsi tous les deux, puisque, accueillant ce nom obscur, voire bizarre et impossible à mémoriser, elle ne pourrait cependant ignorer que son propre sort y était lié.
Ce n’était pas que de son sort elle se préoccupât outre mesure, non, mais à quoi bon altérer cette toute neuve et bienfaisante sensation de plaisir dans l’atmosphère tiède (légère odeur de fermentation ou de saine pourriture montant du trottoir, ses pieds reposés, bienheureux, tout son corps concentré et délassé dans l’état d’immobilité complète qu’il savait atteindre), pourquoi risquer de l’altérer inutilement ?
Les gens attendaient comme elle-même le faisait, assis sur de gros sacs de plastique écossais ou sur des boîtes en carton nouées de ficelles serrées, et bien que Khady regardât droit devant elle par la fente de ses paupières mi-closes, elle pouvait deviner à l’absence de vibrations, à certaine qualité stagnante de l’air autour d’elle, que l’homme, berger ou geôlier, protecteur ou secret artisan de maléfices, était seul à s’agiter, arpentant fébrile le bitume sableux et défoncé, et dansotant, rebondissant involontairement dans ses chaussures de sport vertes exactement, songeait Khady, comme sautillaient non loin les corbeaux noir et blanc, noirs au cou largement bordé de blanc, desquels il était peut-être, peut-être, le frère finement changé en homme le temps d’emporter Khady.
Un frisson d’angoisse troubla son impassibilité.
Plus tard, quand la chaleur était devenue telle que Khady s’était enveloppé la tête et le torse du pagne rangé la veille dans son paquet et que le petit groupe d’individus s’était transformé en une foule tumultueuse, l’homme la saisit par le bras, la dressa sur ses pieds et la poussa à l’arrière d’une voiture déjà occupée par plusieurs personnes, dans laquelle il se jeta à son tour en protestant bruyamment, avec indignation et mépris, et il sembla à Khady qu’il était furieux de trouver autant de monde dans la voiture et qu’on lui avait pourtant assuré qu’il n’en serait pas ainsi et qu’il avait même payé pour cela.
Elle cessa de l’écouter, mal à l’aise, sentant déjà contre son flanc la chaleur rageuse de cet homme, les tressaillements de ses muscles inquiets, exaspérés.
Cachait-il derrière ses verres miroirs les petits yeux ronds, durs et fixes des corbeaux, cachait-il sous sa chemisette à carreaux bizarrement fermée au cou cette zone de plumes blanchâtres qu’ils avaient tous sur le devant ?
Elle lui lança un regard de côté tandis que la voiture démarrait, quittait lourdement, péniblement, la place maintenant encombrée de minibus et d’autres grosses et pesantes voitures pareilles à la leur dans lesquelles montaient ou essayaient de monter de nombreuses personnes dont les propos et parfois les appels, les exclamations se mêlaient aux cris batailleurs des corbeaux noir et blanc volant bas au-dessus de la chaussée, elle regarda la bouche de l’homme qui ne cessait de se contracter et les frémissements fiévreux de son cou et elle pensa alors que les corbeaux ouvraient et fermaient semblablement, sans trêve, leur bec noir, qu’une même pulsation saccadée agitait leur gorge noir et blanc, noir ourlé de blanc, comme si la vie fragile devait signaler, prévenir de sa délicatesse, de sa vulnérabilité.
Pour rien au monde elle ne lui aurait demandé quoi que ce fût.
Car elle redoutait maintenant, non plus qu’il lui jetât à la figure un mot qui ne se rapporterait à rien du peu qu’elle connaissait mais que, au contraire, il évoquât ses frères corbeaux et le lieu ténébreux et lointain où il rentrait peut-être en l’emmenant avec lui, elle, Khady qui ne gagnait pas dans la famille de son mari ce qu’elle coûtait en nourriture et dont on se débarrassait par ce moyen, mais, oh, les billets coincés dans l’élastique de sa culotte serviraient-ils à payer son passage vers ce lieu certainement funeste, terrible ?
Son esprit s’affolait, revenant à la confusion évanescente dans laquelle il avait baigné mais sans la douceur et la lenteur qui l’avaient protégé.
Que devait-elle penser, que pouvait-elle comprendre ?
Comment interpréter les indices de la malchance ?
Elle se rappela très indistinctement une histoire de serpent racontée par sa grand-mère, une bête violente et invisible qui avait tenté plusieurs fois d’enlever la grand-mère de Khady et qu’un voisin avait réussi à tuer bien qu’on ne pût la voir, mais elle ne se souvenait de rien concernant les corbeaux et c’était ce qui l’effrayait.
Aurait-elle dû se souvenir de quelque chose ?
L’avait-on déjà, autrefois, mise en garde ?
Elle tenta de s’écarter un peu de son compagnon en se serrant contre les deux vieilles femmes assises à sa gauche mais la plus proche lui donna un coup de coude significatif, sans même tourner la tête.
Khady essaya alors de réduire le volume de son corps en pressant fortement contre elle son baluchon.
Elle fixa des yeux la nuque rasée et plissée du chauffeur et s’efforça de ne plus songer à rien, s’autorisant juste à noter qu’elle avait faim et soif à présent et pensant avec désir au morceau de pain que sa belle-mère lui avait emballé et dont elle sentait contre sa poitrine les bords durs, et sa tête allait et venait de droite et de gauche, rudement ballottée au rythme des cahots de la voiture qui s’engageait maintenant sur une route large, creusée d’ornières, dont Khady pouvait apercevoir entre la tête du chauffeur et celle du passager de l’avant, à travers le pare-brise fêlé, le déroulement rapide, berçant malgré les secousses, et cette route était bordée de maisons de parpaings au toit de tôle devant lesquelles becquetaient de petites poules blanches et jouaient des enfants alertes, maison et enfants tels que Khady avait autrefois rêvé d’en avoir avec son mari au visage doux, tôle brillante, blocs de ciment bien montés, cour propre et nette et enfants aux yeux vifs, à la peau saine, qui seraient les siens et s’ébattraient sans peur au ras de la route bien qu’il semblât à Khady que le capot de la voiture allait les avaler comme il engloutissait la route creusée d’ornières, rapide et large, et quelque chose en elle voulait crier pour avertir du danger et supplier le chauffeur de ne pas dévorer ses enfants qui avaient tous le doux visage de son mari mais à l’instant où les mots allaient sortir de sa bouche elle les retenait, horriblement honteuse et déconcertée car elle prenait conscience que ses enfants n’étaient que des corbeaux au plumage hirsute qui picoraient devant les maisons et parfois hargneusement s’envolaient au passage des voitures, noir et blanc et belliqueux, vers la branche basse d’un fromager, et que dirait-on si elle s’avisait de vouloir protéger ses enfants-corbeaux, elle qui, par chance, avait encore la figure et le nom de Khady Demba et garderait son visage humain tant qu’elle serait dans cette voiture, tant qu’elle continuerait de fixer la nuque rase et grasse du chauffeur et se tiendrait ainsi hors de l’emprise de cet homme, de cet oiseau féroce au pied léger, que dirait-on de Khady Demba, Khady Demba.
Elle sursauta violemment au contact de la main de l’homme sur son épaule.
Déjà sorti de la voiture, il la tirait vers lui pour la faire descendre tandis que les femmes la poussaient sans ménagement.
L’une d’elles grondait que leur portière était bloquée.
Khady mit pied à terre, encore endormie, maladroite, quittant la suffocante chaleur de la voiture pour la touffeur humide d’un lieu qui, s’il ne lui rappelait rien de précis, ressemblait assez au quartier dans lequel elle avait vécu, rues sableuses, murs roses ou bleu clair ou de ciment brut, pour que s’éloignât d’elle la peur d’avoir été emmenée dans l’antre aux corbeaux.
D’un geste impatient l’homme lui fit signe de le suivre.
Khady regarda vivement autour d’elle.
Des échoppes encadraient la petite place où la voiture s’était garée au milieu d’autres du même genre, longues, cabossées, et une foule d’hommes et de femmes circulaient entre les voitures en discutant les prix du trajet.
Khady avisa dans un coin les deux lettres WC peintes sur un mur.
Elle les montra à l’homme qui s’était retourné pour vérifier qu’elle était bien là, puis elle fila se soulager.
Quand elle sortit des latrines, il avait disparu.
Elle s’arrêta à l’endroit précis où il s’était tenu quelques minutes auparavant.
Elle dénoua son paquet avec précaution, arracha un morceau de pain, entreprit de le manger à toutes petites bouchées.
Elle laissait se dissoudre chaque bout longuement sur sa langue afin d’en extraire tout le goût, saveur à la fois plate et un peu piquante car le pain était vieux, et elle trouvait qu’il était bon de manger et, dans le même temps, ses yeux allaient et venaient d’un coin à l’autre de la place afin de tâcher d’apercevoir celui dont dépendait son sort.
Car, à présent que les corbeaux ne se montraient plus (seuls voletaient ici et là pigeons et moineaux gris), elle redoutait bien moins une éventuelle parenté de l’homme avec eux que de rester ici abandonnée, elle, Khady Demba qui ignorait où elle se trouvait et ne voulait pas le demander.
Le ciel était terne, couvert.
À l’éclat voilé de la lumière, à la position basse déjà du halo rosâtre derrière le gris pâle du ciel, Khady devinait non sans surprise que la journée tirait à sa fin, qu’ils avaient donc roulé plusieurs heures.
Tout d’un coup, l’homme fut devant elle de nouveau.
Il lui tendit brusquement une bouteille de soda à l’orange.
« Allez, viens, viens », souffla-t-il de sa voix agacée, pressante, et Khady se remit à trottiner derrière lui en raclant ses tongs dans la poussière, buvant le soda à grandes lampées, enregistrant brièvement, dans un état d’effroi concentré, lucide, les lointaines odeurs de putréfaction maritime, les façades croulantes et telles qu’elle n’en avait jamais vu d’énormes maisons aux balcons effondrés, ornées de colonnettes décrépites qui lui semblaient prendre dans le jour finissant, dans le crépuscule violet l’aspect de très vieux os soutenant quelque grand corps animal ravagé, puis la légère puanteur de poisson pourrissant se fit plus forte à l’instant où l’homme obliqua vers l’un de ces monstres à demi tombés, poussa une porte et fit entrer Khady dans une cour où elle ne vit rien d’abord qu’un amas de sacs et de ballots à peine plus sombre que le jour finissant, que le crépuscule violet.
Ensuite elle distingua émergeant de l’amoncellement de bagages les visages gommés par le soir, sans âge ni traits, de femmes, d’hommes, d’enfants assis dans un silence que perçaient seulement de temps en temps une toux, un soupir.
L’homme lui chuchota de s’asseoir mais Khady resta debout au plus près de la porte qu’ils venaient de franchir, non qu’elle voulût résister à ce qu’il lui commandait, plutôt parce que, dans l’effort terrible qu’elle faisait pour contraindre son esprit indompté, volatil, craintif, à noter puis tâcher d’interpréter, avec les maigres moyens qui étaient les siens, avec les références réduites dont il disposait, ce que captaient ses yeux, dans ce terrible effort de sa volonté et de son intelligence son corps s’était figé, ses jambes raidies, ses genoux transformés en deux boules contractées aussi dures et inflexibles que les nœuds d’un bâton.
Il y avait entre elle et ces gens un rapport simple, puisqu’elle se trouvait en même temps qu’eux dans cette cour.
Mais quels étaient la nature et le motif de ce rapport, et cette situation était-elle bonne pour eux comme pour elle, et comment repérerait-elle une mauvaise situation, et pouvait-elle disposer de sa personne librement ?
Qu’elle fût capable de formuler intérieurement de telles questions l’étonnait et la troublait.
Son esprit travaillait, cherchait, souffrait d’être ainsi soumis à la réflexion mais la progression de ce labeur en elle la fascinait et ne lui déplaisait pas.
L’homme n’insista pas pour la faire asseoir.
Elle pouvait sentir l’odeur ferrugineuse de sa sueur, sentir aussi les vibrations presque électriques de son excitation inquiète.
Pour la première fois il releva sur son front ses lunettes de soleil.
Dans la pénombre ses yeux très noirs semblaient très ronds et luisants.
L’ancienne crainte reprit Khady, que l’homme eût à voir avec les corbeaux.
Elle jeta un coup d’œil au groupe indistinct de paquets et d’êtres assis ou allongés d’entre lesquels elle eût été à peine surprise de voir s’élever des ailes repérables dans la nuit à leur frange blanche ou d’entendre battre contre les flancs invisibles ces ailes frangées de blanc, mais sentant alors que dans cette peur même se manigançait une dérobade, une tentative de fuite de son esprit vers les contrées blafardes et rêveuses et solitaires quittées depuis peu, depuis ce matin-là seulement, et se forçant à repousser son appréhension et à ne s’occuper que de cette réalité immédiate, de cette menace imminente qu’elle entrevoyait par éclats dans le regard brillant de l’homme, dans le sifflement vorace de sa voix qui demandait, qui exigeait de l’argent.
— Paye-moi maintenant, tu dois me payer !
Et qu’il attribuât l’immobilité, l’absence de réaction de Khady à un refus de lui donner ce qu’il voulait, elle en fut soudain précisément consciente — elle laissa mollir ses genoux, s’infléchir son visage et légèrement s’ouvrir sa bouche en une sorte de sourire conciliant qu’il ne pouvait cependant sans doute pas discerner.
Elle s’entendit, comme de très loin, croasser — et n’était-ce pas un peu la voix de cet homme qu’elle imitait ?
— Payer, pourquoi je dois te payer ?
— Eh, c’était convenu, je t’ai amenée jusqu’ici !
Brusquement elle lui tourna le dos, glissa la main le long de son ventre, tâtonna puis extirpa cinq billets chauds et moites, si usés et si doux qu’on aurait dit des morceaux de tissu.
Elle pivota et fourra les billets entre les doigts de l’homme.
Il les compta sans les regarder.
Il eut un grommellement satisfait, enfouit les billets dans la poche de son jean et Khady aussitôt regretta, à le voir calmé si vite, de lui avoir donné autant.
Elle sentait obscurément qu’elle eût été prête maintenant à lui demander non pas le nom de la ville où il l’avait emmenée ni même le nom de l’endroit où ils se trouvaient à présent mais la raison d’un tel voyage, qu’elle eût été en mesure de l’entendre et de tâcher d’en tirer un enseignement, mais une répugnance la retenait à l’idée de lui parler de nouveau, de percevoir sa propre voix puis la sienne à lui empreinte de ce grincement de gorge raclée qui lui rappelait le cri des oiseaux hargneux, noir et blanc aux ailes bordées de blanc.
Mais déjà il avait tourné les talons et quitté la cour.
Et alors qu’elle avait ignoré tout au long de la journée s’il était geôlier ou ange gardien, terrible ou bienveillant, alors qu’elle avait redouté de découvrir son regard, la disparition de cet homme bloqua le cours apaisé, studieux, absorbé de sa pensée nouvellement soumise et canalisée et Khady retomba dans les brumes vaguement angoissées de ses rêvasseries monotones.
Elle se laissa tomber à terre, se pelotonna sur son ballot.
Ni éveillée ni somnolente elle demeura ainsi prostrée, presque inconsciente de ce qui l’entourait et seulement accessible aux sensations de chaleur, puis de faim et de soif qu’elle éprouvait du fond de son inertie entrecoupée de soubresauts anxieux, jusqu’à ce qu’un soudain remueménage l’obligeât à lever la tête, à se dresser sur ses pieds.
Tous les occupants de la cour s’étaient mis debout à l’entrée, supposa rapidement Khady, d’un petit groupe d’hommes.
Des chuchotements agitèrent la foule auparavant silencieuse.
L’obscurité était profonde, lourde.
Khady pouvait sentir les filets de sueur rouler sous ses bras, entre ses seins, au creux de ses genoux qu’elle avait tenus repliés.
Des éclats de voix brefs, volontairement étouffés, lui parvinrent du côté des trois ou quatre individus qui venaient d’entrer, et bien qu’elle n’eût pas saisi ce qu’ils disaient, soit qu’elle fût trop éloignée, soit qu’ils se soient exprimés dans une langue inconnue d’elle, Khady comprit qu’il se passait enfin ce que les gens de la cour avaient attendu, au bruissement affairé, préoccupé, assourdi qui parcourait l’assemblée.
Un bourdonnement emplit son crâne.
Elle ramassa son paquet, suivit en chancelant un peu le lent mouvement vers la porte.
À peine la rue sableuse eut-elle été atteinte, faiblement éclairée par un maigre croissant de lune, que le silence s’abattit de nouveau sur le groupe qui marchait maintenant en une file spontanément organisée et discrète, car même les petits enfants se tenaient tranquilles sur le dos de leur mère, derrière les hommes de tête, ceux qui avaient rompu la longue attente de la cour.
Au loin des chiens hurlaient.
C’était, avec le bruissement des tissus, le frottement des tongs sur le sable, le seul bruit de la nuit.
Les dernières maisons disparurent.
Elle sentit alors ses minces semelles de plastique s’enfoncer dans un sable profond, encore tiède en surface et froid dessous, et la marche des uns et des autres autour d’elle s’alentit, gênée par les masses de sable fin qui alourdissaient tongs et savates et soudain glaçaient les orteils et les chevilles alors que les tempes ruisselaient encore de sueur.
Elle perçut également comme par anticipation, comme avant même que cela ait eu lieu, la fin du silence prudent, tacite qui avait prévalu dans la rue, elle devina à l’imperceptible frémissement, aux respirations accentuées qui faisaient frissonner l’onde régulière de la foule en mouvement que pour celle-ci le danger, quel qu’il eût été, d’être entendue, remarquée, était passé, ou bien peut-être que la tension avait atteint un point tel maintenant qu’on s’approchait de la mer que la question de la retenue ne pouvait qu’être oubliée, rejetée.
Des exclamations fusèrent dont Khady ne put rien comprendre sinon la grande angoisse qui en altérait le ton.
Un enfant se mit à pleurer, puis un autre.
À l’avant les hommes qui menaient le groupe s’arrêtèrent, crièrent des ordres d’une voix enfiévrée, mauvaise.
Ils avaient allumé des lampes torches qu’ils braquaient tour à tour sur les figures comme à la recherche de traits particuliers, elle vit apparaître alors, par fragments fugaces rayonnant soudain d’une violente lumière blanche, les visages éblouis, yeux mi-clos, les visages singuliers de ceux dont elle n’avait pu jusqu’alors considérer que l’ensemble.
Tous étaient jeunes, à peu près comme elle.
Un homme lui fit penser fugitivement à son mari, avec son air calme, un peu triste.
Son propre visage passa dans le faisceau de lumière brutale et elle songea : Oui, moi, Khady Demba, toujours heureuse de prononcer muettement son nom et de le sentir si bien accordé avec l’image qu’elle avait, précise et satisfaisante, de sa propre figure ainsi qu’avec son cœur de Khady, ce qui se nichait en elle et auquel nul n’avait accès en dehors d’elle-même.
Mais elle avait peur maintenant.
Elle pouvait entendre le fracas des vagues toutes proches, elle distinguait d’autres lumières, moins crues, plus jaunes et chancelantes, du côté de la mer.
Oh, elle avait bien peur.
Elle tenta frénétiquement, dans un effort de mémoire qui lui donna le vertige, de lier ce qu’elle voyait et percevait, lueurs vacillantes, grondement du ressac, hommes et femmes rassemblés sur le sable, à quelque chose qu’elle eût entendu dans la famille de son mari, au marché, dans la cour de la maison où elle avait vécu, auparavant encore quand elle tenait la buvette et ne pensait tout au long du jour qu’à l’enfant qu’elle voulait tant concevoir.
Il lui semblait qu’elle aurait pu se souvenir d’une bribe de conversation, de quelques mots sortant d’une radio, attrapés au vol et vaguement rangés en soi-même parmi les informations dénuées d’intérêt mais non de possibilités d’en avoir un jour, il lui semblait qu’elle avait su sans y prêter attention, sans y attacher d’importance, à certaine période de son existence la signification d’une telle réunion d’éléments (nuit, lampes tremblantes, sable froid, visages anxieux) et il lui semblait qu’elle le savait encore mais que les pesanteurs de son esprit récalcitrant l’empêchaient d’accéder à cette zone de connaissances brouillonnes et chiches auxquelles se rapportait peut-être, certainement, la scène qu’elle était en train de vivre.
Oh, elle avait bien peur.
Elle se sentit poussée dans le dos, entraînée par une soudaine progression du groupe vers le bruit des vagues.
Les hommes aux lampes torches vociféraient, de plus en plus pressants et nerveux à mesure que les gens s’approchaient de la mer.
Khady sentit que l’eau submergeait ses tongs.
Puis elle distingua nettement les lumières mouvantes devant elle, comprit qu’elles devaient provenir de lampes accrochées à l’avant d’un bateau, elle discerna alors, comme s’il lui avait fallu d’abord saisir de quoi il s’agissait pour le voir, les formes d’une grande barque semblable à celles dont elle guettait le retour lorsque, petite fille, sa grand-mère l’envoyait acheter du poisson sur la plage.
Les gens devant elle entraient dans l’eau, soulevant leurs bagages au-dessus de leur tête, puis se hissaient dans la barque, tirés par ceux qui y étaient déjà et dont Khady put entrevoir dans la clarté jaunâtre, fragile, mobile, les visages calmes, soucieux, avant de se retrouver elle-même avançant gauchement dans l’eau froide, jetant son paquet dans la barque, laissant des bras la haler jusqu’à l’intérieur.
Le fond de la barque était rempli d’eau.
Elle agrippa son paquet, s’accroupit contre l’un des côtés du bateau.
Une odeur incertaine, putride montait du bois.
Elle resta ainsi hébétée, stupéfaite tandis que grimpait encore dans la barque un tel nombre de personnes qu’elle craignit d’être étouffée, écrasée.
Elle se mit debout, titubante.
Prise de terreur, elle haletait.
Elle tira sur son pagne mouillé, passa une jambe par-dessus le bord du bateau, attrapa son ballot, souleva l’autre jambe.
Une douleur effroyable lui déchira le mollet droit.
Elle sauta dans l’eau.
Elle regagna la grève en pataugeant, se mit à courir dans le sable, dans l’obscurité qui s’épaississait à mesure qu’elle s’éloignait du bateau, et bien que son mollet la fît considérablement souffrir et que son cœur cognât si fort qu’elle en avait la nausée, la conscience claire, indubitable, qu’elle venait d’accomplir un geste qui n’avait procédé que de sa résolution, que de l’idée qu’elle s’était formée à toute vitesse de l’intérêt vital qu’il y avait pour elle à fuir l’embarcation, la comblait d’une joie ardente, féroce, éperdue, lui révélant dans le même temps qu’il ne lui était encore jamais arrivé de décider aussi pleinement de quoi que ce fût d’important pour elle puisque, son mariage, elle n’avait été que trop pressée d’y consentir lorsque cet homme gentil et tranquille, un voisin alors, l’avait demandée, lui permettant ainsi de s’éloigner de sa grand-mère mais certainement pas, songeait-elle suffocante, sans cesser de courir, certainement pas d’avoir l’impression que sa vie lui appartenait, oh non, certainement pas, ni que sa vie dépendait des choix qu’elle, Khady Demba, pouvait faire, car elle avait été choisie par cet homme qui s’était avéré être, par chance, un homme bon, mais elle l’avait ignoré au moment où ce choix s’était porté sur elle, elle l’avait ignoré en acceptant, reconnaissante, soulagée, d’être choisie.
Épuisée, elle se laissa tomber dans le sable.
Elle était pieds nus, ses tongs étaient restées dans l’eau ou peut-être au fond de la barque.
Elle tâta son mollet blessé, sentit sous ses doigts du sang, des chairs déchiquetées.
Elle se dit qu’elle avait dû accrocher sa jambe à un clou en passant par-dessus le bord du bateau.
La nuit était si noire qu’elle ne pouvait pas même discerner le sang sur sa main en approchant celle-ci tout près de ses yeux.
Elle frotta ses doigts dans le sable, longuement.
Ce qu’elle pouvait voir en revanche, c’était, au loin, bien plus loin qu’il lui semblait avoir couru, les petites lumières jaunâtres que la distance immobilisait et l’éclat blanc et puissant de la lampe torche qui traversait l’obscurité sans trêve, par saccades énigmatiques.
Avant même d’ouvrir les yeux, à l’aube, elle comprit que ne l’avaient réveillée ni l’inquiétude ni la douleur pourtant vive de sa plaie au mollet ni l’intensité encore blafarde de la lumière mais un regard posé sur elle dont elle sentait l’insistance, l’immobilité, à une imperceptible démangeaison de sa peau, si bien qu’elle resta un moment à feindre le sommeil, tous les sens en alerte, afin de se donner le temps d’adopter une contenance.
Subitement elle souleva ses paupières, s’assit dans le sable.
À quelques mètres d’elle un jeune homme était agenouillé, qui ne baissa pas les yeux quand elle dirigea les siens vers lui et se contenta d’incliner légèrement la tête en montrant les paumes de ses mains, lui signifiant qu’elle ne devait pas le craindre, cependant qu’elle l’examinait d’un œil furtif, prudent et, repassant mentalement les images de la veille selon une cohérence et à une vitesse auxquelles elle aurait pu croire sa pensée trop déshabituée pour s’y plier, reconnaissait l’un des visages qu’elle avait entraperçus, blêmis par le faisceau de la lampe torche, juste avant de monter dans la barque.
Il lui parut être plus jeune qu’elle, vingt ans peut-être.
Et c’est presque d’une voix d’enfant, un peu haute, un peu grêle, qu’il demanda :
— Alors, ça va ?
— Merci, ça va bien, et toi ?
— Ça va, merci. Moi, c’est Lamine.
Elle hésita puis, sans pouvoir ôter complètement de sa voix un certain ton de fierté et presque d’arrogance, lui dit son nom complet :
— Khady Demba.
Il se leva, vint s’asseoir plus près d’elle.
La plage déserte, au sable grisâtre, était couverte de déchets, plastiques, bouteilles, sacs d’ordures crevés que Lamine considérait avec une froide application, ses yeux ne s’arrêtant, détachés, sur chaque détritus que pour en évaluer l’usage encore possible puis passant à un autre et rejetant le précédent non seulement dans l’oubli mais dans l’inexistence, tout simplement ne le voyant plus.
Son regard se posa sur le mollet de Khady, il eut un rictus horrifié qu’il masqua gauchement sous un vague sourire.
— Tu es bien blessée, hein.
Un peu contrariée, elle regarda à son tour.
La plaie béait en deux parties encroûtées de sang noirci, couvertes de sable.
La tenace douleur ronronnante sembla se réveiller sous son regard et Khady laissa échapper un geignement.
— Je sais où on peut trouver de l’eau, dit Lamine.
Il l’aida à se mettre sur ses pieds.
Elle sentit la force nerveuse, en permanente tension, de son corps efflanqué et dur, comme raidi, aguerri par la défiance, le qui-vive, les privations aussi bien que la faculté d’effacer celles-ci de ses sensations de même qu’il paraissait ôter de sa vision, en les niant, les objets qu’il n’était pas intéressant de ramasser sur la plage.
Khady se savait un corps maigre et résistant mais non pas, comme celui du garçon, trempé dans le bain glacial des sacrifices obligés, de sorte que pour la première fois de sa vie elle eut l’impression d’avoir eu plus de chance qu’un individu précis.
Elle vérifia en palpant le haut de son pagne que le rouleau de billets était bien serré dans l’élastique de sa culotte.
Puis, refusant son aide, elle marcha au côté de Lamine vers la rangée de maisons et d’échoppes aux toits de tôle qui bordaient la plage au-delà de la dernière ligne d’ordures.
Chaque pas relançait la douleur.
Et comme, de surcroît, elle éprouvait une grande faim, elle souhaita ardemment d’acquérir bientôt un corps insensible, minéral, sans désirs ni besoins, qui ne fût qu’un outil au service d’une intention dont elle ignorait encore tout mais comprenait qu’elle serait bien forcée d’en trouver la nature.
Oh, elle savait déjà une chose, elle la savait non pas comme elle en avait eu l’habitude, c’est-à-dire sans savoir qu’elle savait, mais de façon consciente et nette.
Je ne peux pas revenir dans la famille, se dit-elle, ne se demandant même pas, car c’était inutile, si c’était là une bonne chose ou une source supplémentaire de détresse, ayant cependant l’impression, à penser ainsi clairement et calmement, qu’elle faisait, en quelque sorte, un choix.
Et lorsque Lamine lui eut fait part de sa propre intention, lorsqu’il lui eut assuré, de sa voix un peu stridente entrecoupée de petits rires anxieux quand un mot lui manquait et qu’il semblait craindre alors de n’être pas pris au sérieux, qu’il arriverait un jour en Europe ou mourrait et qu’il n’y avait aucune autre solution au problème qu’était sa vie, il parut évident à Khady qu’il ne faisait là que rendre explicite son dessein à elle.
Aussi, en décidant de l’accompagner, n’ébranla-t-elle nullement sa propre conviction qu’elle dirigeait maintenant elle-même le précaire, l’instable attelage de son existence.
Bien au contraire.